CHAPITRE X
La diffusion de la connaissance
et l’esprit moderne(*)

Nous avons eu déjà plus d’une occasion de dire ce que nous pensons des tendances modernes à la « propagande » et à la « vulgarisation », et de l’incompréhension qu’elles impliquent à l’égard de la véritable connaissance ; aussi n’avons-nous pas l’intention de revenir encore une fois sur les inconvénients multiples que présente, d’une façon générale, la diffusion inconsidérée d’une « instruction » qu’on prétend distribuer également à tous, sous des formes et par des méthodes identiques, ce qui ne peut aboutir qu’à une sorte de nivellement par le bas ; là comme partout à notre époque, la qualité est sacrifiée à la quantité. Encore cette façon d’agir peut-elle trouver une excuse, au moins relative, dans le caractère même de l’instruction profane dont il s’agit, qui ne représente en somme aucune connaissance au vrai sens de ce mot, et qui ne contient absolument rien d’un ordre tant soit peu profond ; ce qui la rend néfaste, c’est surtout qu’elle se fait prendre pour ce qu’elle n’est pas, qu’elle tend à nier tout ce qui la dépasse, et qu’ainsi elle étouffe toutes les possibilités se rapportant à un domaine plus élevé. Mais ce qui est peut-être plus grave encore, et ce sur quoi nous voulons plus particulièrement appeler ici l’attention, c’est que certains croient pouvoir exposer des doctrines traditionnelles en prenant en quelque sorte modèle sur cette même instruction profane, et en leur appliquant des considérations qui ne tiennent aucun compte de la nature même de ces doctrines et des différences essentielles qui existent entre elles et tout ce qui est désigné aujourd’hui sous les noms de « science » et de « philosophie » ; il y a là une pénétration de l’esprit moderne jusque dans ce à quoi il s’oppose radicalement par définition même, et il n’est pas difficile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences dissolvantes, même à l’insu de ceux qui se font, souvent de bonne foi et sans intention définie, les instruments d’une semblable pénétration.

Nous avons eu tout dernièrement, de ce que nous venons de dire, un exemple assez étonnant sous plus d’un rapport : on ne peut, en effet, se défendre de quelque stupéfaction en voyant affirmer tout d’abord qu’« on a considéré pendant longtemps dans l’Inde que certains aspects de l’enseignement vêdântique devaient être tenus secrets », que « la vulgarisation de certaines vérités était réputée comme dangereuse », et qu’« on avait même interdit d’en parler hors d’un petit cercle d’initiés ». On comprendra facilement que nous ne voulions citer aucun nom car ce cas n’a pour nous que la valeur d’un exemple servant à « illustrer » une certaine mentalité ; mais il faut dire du moins, pour expliquer notre étonnement, que ces assertions proviennent, non point d’un orientaliste ou d’un théosophiste quelconque, mais d’un Hindou de naissance. Or, s’il est un pays où l’on a toujours considéré que le côté théorique des doctrines (car il est bien entendu qu’il ne s’agit aucunement là de la « réalisation » et de ses moyens propres) pouvait être exposé sans autre réserve que celle de l’inexprimable, c’est bien précisément l’Inde ; et de plus, étant donné la constitution même de l’organisation traditionnelle hindoue, on ne voit pas du tout qui pourrait y avoir qualité pour interdire de parler de telle ou telle chose ; en fait, cela ne peut se produire que là où il y a une distinction nettement tranchée entre ésotérisme et exotérisme, ce qui n’est pas le cas pour l’Inde. On ne peut pas dire non plus que la « vulgarisation » des doctrines soit dangereuse ; elle serait plutôt simplement inutile, si toutefois elle était possible ; mais, en réalité, les vérités de cet ordre résistent par leur nature même à toute « vulgarisation » ; si clairement qu’on les expose, ne les comprennent que ceux qui sont qualifiés pour les comprendre, et pour les autres, elles sont comme si elles n’existaient pas. On sait d’ailleurs assez ce que nous pensons nous-même des prétendus « secrets » chers aux pseudo-ésotéristes ; une réserve dans l’ordre théorique ne peut être justifiée que par des considérations de simple opportunité, donc par des raisons purement contingentes ; et un secret extérieur quelconque ne peut jamais avoir au fond que la valeur d’un symbole, et aussi, parfois, celle d’une « discipline » qui peut n’être pas sans profit… Mais la mentalité moderne est ainsi faite qu’elle ne peut souffrir aucun secret ni même aucune réserve ; ce sont là des choses dont la portée et la signification lui échappent entièrement, et à l’égard desquelles l’incompréhension engendre tout naturellement l’hostilité ; et pourtant le caractère proprement monstrueux d’un monde où tout serait devenu « public » (nous disons « serait », car, en fait, nous n’en sommes pas encore là malgré tout) est tel qu’il mériterait à lui seul une étude spéciale ; mais ce n’est pas le moment de nous livrer à certaines « anticipations » peut-être trop faciles, et nous dirons seulement que nous ne pouvons que plaindre les hommes qui sont tombés assez bas pour être capables, littéralement aussi bien que symboliquement, de vivre dans des « ruches de verre ».

Reprenons la suite de nos citations : « Aujourd’hui, on ne tient plus compte de ces restrictions ; le niveau moyen de la culture s’est élevé et les esprits ont été préparés à recevoir l’enseignement intégral. » C’est ici qu’apparaît aussi nettement que possible la confusion avec l’instruction profane, désignée par ce terme de « culture » qui est en effet devenu de nos jour une de ses dénominations les plus habituelles ; c’est là quelque chose qui n’a pas le moindre rapport avec l’enseignement traditionnel ni avec l’aptitude à le recevoir ; et au surplus, comme la soi-disant élévation du « niveau moyen » a pour contrepartie inévitable la disparition de l’élite intellectuelle, on peut bien dire que cette « culture » représente exactement le contraire d’une préparation à ce dont il s’agit. Nous nous demandons d’ailleurs comment un Hindou peut ignorer complètement à quel point du Kali-Yuga nous en sommes présentement, allant jusqu’à dire que « les temps sont venus où le système entier du Vêdânta peut être exposé publiquement », alors que la moindre connaissance des lois cycliques oblige au contraire à dire qu’ils y soient moins favorables que jamais ; et, s’il n’a jamais pu être « mis à la portée du commun des hommes », pour lequel il n’est d’ailleurs pas fait, ce n’est certes pas aujourd’hui qu’il le pourra, car ce « commun des hommes » n’a jamais été aussi totalement incompréhensif. Du reste, la vérité est que, pour cette raison même, tout ce qui représente une connaissance traditionnelle d’ordre vraiment profond, et qui correspond par là à ce que doit impliquer un « enseignement intégral », se fait de plus en plus difficilement accessible, et cela partout ; devant l’envahissement de l’esprit moderne et profane, il est trop évident qu’il ne saura en être autrement ; comment donc peut-on méconnaître la réalité au point d’affirmer tout l’opposé, et avec autant de tranquillité que si l’on énonçait la plus incontestable des vérités ?

Les raisons mises en avant pour expliquer l’intérêt qu’il peut y avoir actuellement à répandre l’enseignement vêdantique ne sont pas moins extraordinaires : on fait valoir en premier lieu, à cet égard, « le développement des idées sociales et des institutions politiques » ; même si c’est vraiment un « développement » (et il faudrait en tout cas préciser en quel sens), c’est encore là quelque chose qui n’a pas plus de rapport avec la compréhension d’une doctrine métaphysique que n’en a la diffusion de l’instruction profane ; il suffit d’ailleurs de voir, dans n’importe quel pays d’Orient, combien les préoccupations politiques, là où elles se sont introduites, nuisent à la connaissance des vérités traditionnelles, pour penser qu’il serait plus justifié de parler d’une incompatibilité, tout au moins de fait, que d’un accord possible entre ces deux « développements ». Nous ne voyons vraiment pas quels liens la « vie sociale », au sens purement profane où la conçoivent les modernes, pourrait bien avoir avec la spiritualité ; elle en avait, au contraire, quand elle s’intégrait à une civilisation traditionnelle, mais c’est précisément l’esprit moderne qui les a détruits, ou qui vise à les détruire là où ils subsistent encore ; alors, que peut-on bien attendre d’un « développement » dont le trait le plus caractéristique est d’aller au rebours de toute spiritualité ?

On invoque encore une autre raison : « Par ailleurs, il en est pour le Vêdânta comme pour les vérités de la science ; il n’existe plus aujourd’hui de secret scientifique ; la science n’hésite pas à publier les découvertes les plus récentes. » En effet, cette science profane n’est faite que pour le « grand public », et c’est là en somme toute sa raison d’être ; il est trop clair qu’elle n’est réellement rien de plus que ce qu’elle paraît être, puisque, nous ne pouvons dire par principe, mais plutôt par absence de principe, elle se tient exclusivement à la surface des choses ; assurément, il n’y a là-dedans rien qui vaille la peine d’être tenu secret, ou, pour parler plus exactement, qui mérite d’être réservé à l’usage d’une élite, et d’ailleurs celle-ci n’en aurait que faire. Seulement, quelle assimilation peut-on bien vouloir établir entre les prétendues vérités de la science profane et les enseignements d’une doctrine telle que le Vêdânta ? C’est toujours la même confusion, et il est permis de se demander jusqu’à quel point quelqu’un qui la commet avec cette insistance peut avoir la compréhension de la doctrine qu’il veut enseigner ; en tout cas, des assertions de ce genre ne peuvent qu’empêcher cette compréhension chez ceux à qui il s’adresse. Entre l’esprit traditionnel et l’esprit moderne, il ne saurait en réalité y avoir aucun accommodement ; toute concession faite au second est nécessairement aux dépens du premier, et elle ne peut qu’entraîner un amoindrissement de la doctrine, même quand ses conséquences ne vont pas jusqu’à leur aboutissement le plus extrême et aussi le plus logique, c’est-à-dire jusqu’à une véritable déformation.

On remarquera que, en tout ceci, nous ne nous plaçons nullement au point de vue des dangers hypothétiques que pourrait présenter une diffusion générale de la véritable connaissance ; ce que nous affirmons, c’est l’impossibilité pure et simple d’une telle diffusion, surtout dans les conditions actuelles, car le monde n’en a jamais été plus éloigné qu’il ne l’est aujourd’hui. Si cependant l’on voulait à toute force persister à parler de dangers, nous dirions ceci : autrefois, en exposant les vérités doctrinales telles qu’elles sont et sans aucune « vulgarisation », on risquait d’être parfois mal compris ; maintenant, on risque seulement de n’être plus compris du tout ; c’est peut-être en effet moins grave en un certain sens, si l’on veut, mais nous ne voyons pas trop ce que les partisans de la diffusion peuvent bien y gagner.