CHAPITRE XI
Remarques sur la notation mathématique(*)
Nous avons eu souvent l’occasion de faire remarquer que la plupart des sciences profanes, les seules que les modernes connaissent ou que même ils conçoivent comme possibles, ne représentent en réalité que de simples résidus dénaturés des anciennes sciences traditionnelles, en ce sens que c’est la partie la plus inférieure de celles-ci qui, ayant cessé d’être mise en relation avec les principes, et ayant perdu par là sa véritable signification originelle, en est arrivée à prendre un développement indépendant et à être regardée comme une connaissance se suffisant à elle-même. Les mathématiques modernes ne font pas exception sous ce rapport, si on les compare à ce qu’étaient pour les anciens la science des nombres et la géométrie ; et, quand nous parlons ici des anciens, il faut y comprendre même l’antiquité « classique », comme la moindre étude des théories pythagoriciennes et platoniciennes suffit à le montrer, ou le devrait tout au moins s’il ne fallait compter avec l’extraordinaire incompréhension de ceux qui prétendent aujourd’hui les interpréter ; si cette incompréhension n’était aussi complète, comment pourrait-on soutenir, par exemple, l’opinion d’une origine « empirique » des sciences dont il s’agit, alors que, en réalité, elles apparaissent au contraire d’autant plus éloignées de tout « empirisme » qu’on remonte plus haut, ainsi qu’il en est d’ailleurs également pour toute autre branche de la connaissance ?
Les mathématiciens, à l’époque moderne, semblent en être arrivés à ignorer ce qu’est véritablement le nombre, car ils réduisent toute leur science au calcul, qui est pour eux un simple ensemble de procédés plus ou moins artificiels, ce qui, en somme, revient à dire qu’ils remplacent le nombre par le chiffre ; du reste, cette confusion du nombre avec le chiffre est tellement répandue de nos jours qu’on pourrait la retrouver à chaque instant jusque dans les expressions du langage courant. Or, le chiffre n’est proprement rien de plus que le vêtement du nombre ; nous ne disons pas même son corps, car c’est plutôt la forme géométrique qui, à certains égards, peut être légitimement considérée comme le véritable corps du nombre, ainsi que le montrent les théories des anciens sur les polygones et les polyèdres, mis en rapport direct avec le symbolisme des nombres. Nous ne voulons pas dire, cependant, que les chiffres mêmes soient des signes entièrement arbitraires, dont la forme n’aurait été déterminée que par la fantaisie d’un ou de plusieurs individus ; il doit en être des caractères numériques comme des caractères alphabétiques, dont ils ne se distinguent d’ailleurs pas dans certaines langues, et on peut appliquer aux uns aussi bien qu’aux autres la notion d’une origine hiéroglyphique, c’est-à-dire idéographique ou symbolique, qui vaut pour toutes les écritures sans exception.
Ce qu’il y a de certain, c’est que les mathématiciens emploient dans leur notation des symboles dont ils ne connaissent plus le sens, et qui sont comme des vestiges de traditions oubliées ; et ce qui est le plus grave, c’est que non seulement ils ne se demandent pas quel peut être ce sens, mais que même ils semblent ne pas vouloir qu’il y en ait un. En effet, ils tendent de plus en plus à regarder toute notation comme une simple « convention », par quoi ils entendent quelque chose qui est posé d’une façon tout arbitraire, ce qui, au fond, est une véritable impossibilité, car on ne fait jamais une convention sans avoir quelque raison de la faire, et de faire précisément celle-là plutôt que toute autre ; c’est seulement à ceux qui ignorent cette raison que la convention peut paraître arbitraire, et c’est bien ce qui se produit ici. En pareil cas, il n’est d’ailleurs que trop facile de passer de l’usage légitime et valable d’une notation à un usage illégitime, qui ne correspond plus à rien de réel, et qui peut même être parfois tout à fait illogique ; cela peut sembler étrange quand il s’agit d’une science comme les mathématiques, qui devrait avoir avec la logique des liens particulièrement étroits, et pourtant il n’est que trop vrai qu’on peut relever de multiples illogismes dans les notions mathématiques telles qu’elles sont envisagées communément.
Un des exemples les plus frappants de ces notions illogiques, c’est celui du prétendu infini mathématique, qui, comme nous l’avons amplement expliqué en d’autres occasions, n’est et ne peut être en réalité que l’indéfini ; et il ne faudrait pas croire que cette confusion de l’infini et de l’indéfini se réduit à une simple question de mots. Ce que les mathématiciens représentent par le signe ∞ ne peut en aucune façon être l’Infini entendu dans son vrai sens ; ce signe ∞ lui-même est une figure fermée, donc visiblement finie, tout aussi bien que le cercle dont certains ont voulu faire un symbole de l’éternité, tandis qu’il ne peut être qu’une figuration d’un cycle temporel, indéfini seulement dans son ordre, c’est-à-dire de ce qui s’appelle proprement la perpétuité ; et il est facile de voir que cette confusion de l’éternité et de la perpétuité s’apparente étroitement à celle de l’infini et de l’indéfini. En fait, l’indéfini n’est qu’un développement du fini ; mais de celui-ci on ne peut faire sortir l’Infini, qui d’ailleurs ne saurait être quantitatif, pas plus qu’il ne saurait être quoi que ce soit de déterminé, car la quantité, n’étant qu’un mode spécial de réalité, est essentiellement limitée par là-même. D’autre part, l’idée d’un nombre infini, c’est-à-dire, suivant la définition qu’en donnent les mathématiciens, d’un nombre qui serait plus grand que tout autre nombre, est une idée contradictoire en elle-même, car, si grand que soit un nombre N, le nombre N + 1 sera toujours plus grand, en vertu de la loi même de formation de la série indéfinie des nombres ; et de cette contradiction en découlent beaucoup d’autres, comme l’ont d’ailleurs remarqué certains philosophes qui pourtant n’ont pas toujours bien vu la véritable portée de cette argumentation, car il en est qui ont cru pouvoir appliquer à l’Infini métaphysique même ce qui ne porte que contre le faux infini mathématique, commettant encore ainsi, bien qu’en sens contraire, la même confusion que leurs adversaires. Il est évidemment absurde de vouloir définir l’Infini, car toute définition est nécessairement une limitation, comme les mots mêmes le disent assez clairement, et l’Infini est ce qui n’a pas de limites ; chercher à le faire entrer dans une formule, c’est-à-dire en somme à le revêtir d’une forme, c’est s’efforcer de faire entrer le Tout universel dans un des éléments les plus infimes qui sont compris en lui, ce qui est manifestement impossible ; enfin, concevoir l’Infini comme une quantité, ce n’est pas seulement le borner comme nous venons de le dire, mais c’est encore, par surcroît, le concevoir comme susceptible d’augmentation ou de diminution, ce qui n’est pas moins absurde. Avec de semblables considérations, on en arrive vite à envisager plusieurs infinis qui coexistent sans se confondre ni s’exclure, des infinis qui sont plus grands ou plus petits que d’autres infinis, et même, l’infini ne suffisant plus, on invente le « transfini », c’est-à-dire le domaine des nombres plus grands que l’infini : autant de mots, autant d’absurdités, même au regard de la simple logique élémentaire. C’est à dessein que nous parlons ici d’« invention », car, si les réalités de l’ordre mathématique ne peuvent, comme toutes les autres réalités, qu’être découvertes et non pas inventées, il est clair qu’il n’en est plus de même quand on se laisse entraîner, par le fait d’un « jeu » de notation, dans le domaine de la fantaisie pure ; mais comment pourrait-on espérer faire comprendre cette différence à des mathématiciens qui s’imaginent volontiers que toute leur science n’est et ne doit être rien d’autre qu’une « construction de l’esprit humain », ce qui, assurément, la réduirait, si on devait les en croire, à n’être que bien peu de chose en vérité ?
Ce que nous avons dit pour l’infiniment grand, ou soi-disant tel, est également vrai pour ce qu’on appelle non moins improprement l’infiniment petit : si petit que soit un nombre ( 1 ) / N , le nombre ( 1 ) / N + 1 sera encore plus petit ; nous reviendrons par la suite sur le sens qu’il convient d’attribuer exactement à cette notation. Il n’y a donc en réalité ni infiniment grand ni infiniment petit, mais on peut envisager la suite des nombres comme croissant ou décroissant indéfiniment, de sorte que le prétendu infini mathématique n’est bien que l’indéfini, qui, redisons-le encore, procède du fini et lui est, par conséquent, toujours réductible. L’indéfini est donc encore fini, c’est-à-dire limité ; même si nous n’en connaissons pas les limites ou si nous sommes incapables de les déterminer, nous savons cependant que ces limites existent, car tout indéfini n’est qu’un certain ordre de choses, qui est borné par l’existence même d’autres choses en dehors de lui. Par là même, on peut évidemment envisager une multitude d’indéfinis ; on peut même les ajouter les uns aux autres, ou les multiplier les uns par les autres, ce qui conduit naturellement à la considération d’indéfinis de grandeur inégale, et même d’ordres différents d’indéfinité, que ce soit dans le sens croissant ou dans le sens décroissant. Il est facile de comprendre par là ce que signifient réellement les absurdités que nous signalions tout à l’heure, et qui cessent d’être des absurdités lorsqu’on remplace le prétendu infini mathématique par l’indéfini ; mais il est bien entendu que tout ce qu’on peut obtenir ainsi, aussi bien que le fini ordinaire dont il n’est jamais qu’une extension, est sans aucun rapport avec l’Infini, et est toujours rigoureusement nul vis-à-vis de celui-ci. En même temps, ces considérations montrent aussi d’une façon précise l’impossibilité d’arriver à la synthèse par l’analyse : on aura beau ajouter successivement les uns aux autres un nombre indéfini d’éléments, on n’obtiendra jamais le Tout, parce que le Tout est infini, et non pas indéfini ; on ne peut pas le concevoir autrement que comme infini, car il ne pourrait être limité que par quelque chose qui lui serait extérieur, et alors il ne serait plus le Tout ; si l’on peut dire qu’il est la somme de tous ses éléments, c’est seulement à la condition d’entendre ce mot de somme au sens d’intégrale, et une intégrale ne se calcule pas en prenant ses éléments un à un ; si même on pouvait supposer qu’on soit arrivé à parcourir analytiquement un ou plusieurs indéfinis, on n’aurait pas pour cela avancé d’un pas au point de vue universel, et on serait toujours exactement au même point par rapport à l’Infini. Tout ceci peut d’ailleurs s’appliquer analogiquement à des domaines autres que celui de la quantité ; et la conséquence qui en résulte immédiatement, c’est que la science profane, dont les points de vue et les méthodes sont exclusivement analytiques, est par là même incapable de dépasser certaines limitations ; l’imperfection, ici, n’est pas inhérente simplement à son état présent, comme certains voudraient le croire, mais bien à sa nature même, c’est-à-dire, en définitive, à son défaut de principes.
Nous avons dit que la série des nombres peut être considérée comme indéfinie dans les deux sens, croissant et décroissant ; mais cela demande encore quelque explication, car une objection peut se présenter immédiatement : c’est que le nombre véritable, ce qu’on pourrait appeler le nombre pur, est essentiellement le nombre entier ; et la série des nombres entiers, partant de l’unité, va en croissant indéfiniment, mais elle se développe tout entière dans un seul sens, et ainsi l’autre sens opposé, celui de l’indéfiniment décroissant, ne peut y trouver sa représentation. Cependant, on a été amené à considérer diverses sortes de nombres, autres que les nombres entiers ; ce sont là, dit-on habituellement, des extensions de l’idée de nombre, et cela est vrai d’une certaine façon ; mais, en même temps, ces extensions en sont aussi des altérations, et c’est là ce que les mathématiciens semblent oublier trop facilement, parce que leur « conventionalisme » leur en fait méconnaître l’origine et la raison d’être. En fait, les nombres autres que les nombres entiers se présentent toujours, avant tout, comme la figuration du résultat d’opérations qui sont impossibles quand on s’en tient au point de vue de l’arithmétique pure, celle-ci n’étant en toute rigueur que l’arithmétique des nombres entiers ; mais ce n’est pas arbitrairement qu’on en vient à considérer ainsi le résultat de telles opérations, au lieu de se borner à les regarder simplement comme impossibles ; c’est, d’une façon générale, en conséquence de l’application qui est faite du nombre, quantité discontinue, à la mesure de grandeurs qui, comme les grandeurs spatiales par exemple, sont de l’ordre de la quantité continue. Entre ces modes de la quantité, il y a une différence de nature telle que la correspondance de l’un à l’autre ne saurait s’établir parfaitement ; pour y remédier dans une certaine mesure, on cherche à réduire en quelque sorte les intervalles de ce discontinu qui est constitué par la série des nombres entiers, en introduisant entre ses termes d’autres nombres tels que les nombres fractionnaires et incommensurables, qui n’auraient aucun sens en dehors de cette considération. Il faut dire d’ailleurs que, malgré cela, il subsiste toujours forcément quelque chose de la nature essentiellement discontinue du nombre, qui ne permet pas qu’on obtienne ainsi un équivalent parfait du continu ; on peut réduire les intervalles autant qu’on le veut, c’est-à-dire en somme les réduire indéfiniment, mais non pas les supprimer ; on est donc amené encore ici à envisager un certain aspect de l’indéfini, et ceci pourrait trouver son application dans un examen des principes du calcul infinitésimal, mais ce n’est pas là ce que nous nous proposons présentement.
Sous ces réserves et dans ces conditions, on peut admettre certaines de ces extensions de l’idée de nombre auxquelles nous venons de faire allusion, et leur donner ou plutôt leur restituer une signification légitime ; c’est ainsi que nous pouvons envisager notamment les inverses des nombres entiers, représentés par des symboles de la forme ( 1 ) / n , et qui formeront la série indéfiniment décroissante, symétrique de la série indéfiniment croissante des nombres entiers. Il faut encore remarquer que, bien que le symbole ( 1 ) / n puisse évoquer l’idée des nombres fractionnaires, les nombres dont il s’agit ne sont pas définis ici comme tels ; il nous suffit de considérer les deux séries comme constituées par des nombres respectivement plus grands et plus petits que l’unité, c’est-à-dire comme deux ordres de grandeurs qui ont en celle-ci leur commune limite, en même temps qu’ils peuvent être regardés l’un et l’autre comme également issus de cette unité, qui est véritablement la source première de tous les nombres. Puisque nous avons parlé des nombres fractionnaires, nous ajouterons à ce propos que la définition qu’on en donne ordinairement est encore absurde : les fractions ne peuvent pas être des « parties de l’unité », comme on le dit, car l’unité véritable est nécessairement indivisible et sans parties ; arithmétiquement, un nombre fractionnaire ne représente rien d’autre que le quotient d’une division impossible ; mais cette absurdité provient d’une confusion entre l’unité arithmétique et ce qu’on appelle les « unités de mesure », qui ne sont telles que conventionnellement, et qui sont en réalité des grandeurs d’autre sorte que le nombre. L’unité de longueur, par exemple, n’est qu’une certaine longueur choisie pour des raisons étrangères à l’arithmétique et à laquelle on fait correspondre le nombre 1 afin de pouvoir mesurer par rapport à elle toutes les autres longueurs ; mais, par sa nature même de grandeur continue, toute longueur, fût-elle représentée ainsi numériquement par l’unité, n’en est pas moins toujours et indéfiniment divisible ; on pourra donc, en lui comparant d’autres longueurs, avoir à considérer des parties de cette unité de mesure, mais qui ne seront aucunement pour cela des parties de l’unité arithmétique ; et c’est seulement ainsi que s’introduit réellement la considération des nombres fractionnaires, comme représentation de rapports entre des grandeurs qui ne sont pas exactement divisibles les unes par les autres. La mesure d’une grandeur n’est en effet pas autre chose que l’expression numérique de son rapport à une autre grandeur de même espèce prise comme unité de mesure, c’est-à-dire au fond comme terme de comparaison ; et on voit par là que toute mesure est essentiellement fondée sur la division, ce qui pourrait donner lieu encore à d’autres observations importantes, mais qui sont en dehors de notre sujet.
Cela dit, nous pouvons revenir à la double indéfinité numérique constituée, dans le sens croissant, par la série des nombres entiers, et, dans le sens décroissant, par celle de leurs inverses ; ces deux séries partent l’une et l’autre de l’unité, qui seule est à elle-même son propre inverse, puisque ( 1 ) / 1 = 1. Il y a d’ailleurs autant de nombres dans une des séries que dans l’autre, de sorte que, si l’on considère ces deux ensembles indéfinis comme formant une suite unique, on pourra dire que l’unité occupe exactement le milieu dans cette suite des nombres ; en effet, à tout nombre n de l’une des séries correspond dans l’autre série un nombre ( 1 ) / n , tel que n × ( 1 ) / n = 1 ; l’ensemble des deux nombres inverses, se multipliant l’un par l’autre, reproduit l’unité. Si l’on voulait, pour généraliser davantage, introduire les nombres fractionnaires, au lieu de considérer seulement la série des nombres entiers et celle de leurs inverses comme nous venons de le faire, rien ne serait changé à cet égard : on aurait d’un côté tous les nombres plus grands que l’unité, et de l’autre tous les nombres plus petits que l’unité ; ici encore, à tout nombre ( a ) / b > 1, il correspondrait dans l’autre groupe un nombre inverse ( b ) / a < 1, et réciproquement, de telle façon que ( a ) / b × ( b ) / a = 1, et ainsi il y aurait toujours exactement autant de nombres dans l’un et dans l’autre de ces deux groupes indéfinis séparés par l’unité. On peut dire encore que l’unité, occupant le milieu, correspond à l’état d’équilibre parfait, et qu’elle contient en elle-même tous les nombres, qui sont issus d’elle par couples de nombres inverses ou complémentaires, chacun de ces couples constituant, du fait de ce complémentarisme, une unité relative en son indivisible dualité ; nous développerons par la suite les conséquences qu’impliquent ces diverses considérations.
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Si l’on considère, suivant ce qui a été dit précédemment, la série des nombres entiers et celle de leurs inverses, la première est indéfiniment croissante et la seconde indéfiniment décroissante ; on pourrait dire qu’ainsi les nombres tendent d’une part vers l’indéfiniment grand et de l’autre vers l’indéfiniment petit, en entendant par là les limites mêmes du domaine dans lequel on considère ces nombres, car une quantité variable ne peut tendre que vers une limite. Le domaine dont il s’agit est, en somme, celui de la quantité numérique envisagée dans toute l’extension dont elle est susceptible ; cela revient à dire que les limites n’en sont point déterminées par tel ou tel nombre particulier, si grand ou si petit qu’on le suppose, mais uniquement par la nature même du nombre comme tel. C’est par là même que le nombre, comme toute autre chose de nature déterminée, exclut tout ce qui n’est pas lui, qu’il ne peut aucunement être question ici d’infini ; d’ailleurs, nous venons de dire que l’indéfiniment grand doit forcément être conçu comme une limite, et l’on peut remarquer à ce propos que l’expression « tendre vers l’infini », employée par les mathématiciens dans le sens de « croître indéfiniment », est encore une absurdité, puisque l’infini implique évidemment l’absence de toute limite, et que par conséquent il n’y aurait là rien vers quoi il soit possible de tendre. Il va de soi que les mêmes observations s’appliqueraient également aux modes de la quantité autres que le nombre, c’est-à-dire aux différentes sortes de quantité continue, notamment spatiale et temporelle ; chacune d’elles, dans son ordre, est pareillement susceptible d’extension indéfinie, mais limitée essentiellement par sa nature même, comme l’est d’ailleurs encore la quantité elle-même dans toute sa généralité ; le fait seul qu’il existe des choses auxquelles la quantité n’est pas applicable suffit à établir que la prétendue notion d’« infini quantitatif » est contradictoire.
D’autre part, dès lors qu’un domaine est indéfini, nous n’en connaissons pas distinctement les limites, et, par suite, nous ne pouvons pas les fixer d’une façon précise ; là est, en somme, toute la différence avec le fini ordinaire. Il subsiste donc là une sorte d’indétermination, mais qui n’en est une qu’à notre point de vue seulement, et non dans la réalité même, puisque les limites n’en existent pas moins pour cela ; que nous les voyions ou que nous ne les voyions pas, cela ne saurait rien changer à la nature des choses. On pourrait dire aussi, en ce qui concerne le nombre, que cette apparente indétermination résulte de ce que la suite des nombres, dans son ensemble, n’est pas « terminée » par un certain nombre, comme l’est toujours n’importe quelle portion de cette suite que l’on peut considérer isolément ; il n’y a donc pas un nombre, si grand qu’il soit, qui puisse être identifié à l’indéfiniment grand au sens où nous venons de l’entendre, et, naturellement, des considérations symétriques de celles-là vaudraient aussi pour l’indéfiniment petit. Cependant, on peut du moins regarder un nombre pratiquement indéfini, s’il est permis de s’exprimer ainsi, lorsqu’il ne peut plus être énoncé par le langage ni représenté par l’écriture, ce qui, en fait, arrive inévitablement à un moment donné lorsqu’on considère des nombres qui vont toujours en croissant ou en décroissant ; c’est là, si l’on veut, une simple question de « perspective », mais cela même s’accorde avec le caractère de l’indéfini, qui, en définitive, n’est pas autre chose que ce dont les limites peuvent être, non point supprimées, ce qui est impossible parce que le fini ne peut produire que du fini, mais simplement reculées jusqu’à en être entièrement perdues de vue.
À ce propos, il y aurait lieu de se poser certaines questions assez curieuses : ainsi, on pourrait se demander pourquoi la langue chinoise représente symboliquement l’indéfini par le nombre dix mille ; l’expression « les dix mille êtres », par exemple, signifie tous les êtres, qui sont réellement en multitude indéfinie. Ce qui est très remarquable, c’est que la même chose précisément se produit aussi en grec, où un seul mot, avec une simple différence d’accentuation qui n’est évidemment qu’un détail tout à fait accessoire, sert à exprimer les deux idées : μύριοι, dix mille ; μυρίοι, une indéfinité. La véritable raison de ce fait est celle-ci : ce nombre dix mille est la quatrième puissance de dix ; or, suivant la formule du Tao-te-king, « un a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les nombres », ce qui implique que quatre, produit immédiatement par trois, équivaut d’une certaine façon à tout l’ensemble des nombres, et cela parce que, dès qu’on a le quaternaire, on a aussi, par l’addition des quatre premiers nombres, le dénaire, qui représente un cycle numérique complet : 1 + 2 + 3 + 4 = 10 ; c’est la Tétraktys pythagoricienne, sur la signification de laquelle nous reviendrons peut-être plus spécialement en une autre occasion(**). On peut encore ajouter que cette représentation de l’indéfinité numérique a sa correspondance dans l’ordre spatial : on sait que l’élévation à une puissance supérieure d’un degré représente, dans cet ordre, l’adjonction d’une dimension ; or, notre étendue n’ayant que trois dimensions, ses limites sont dépassés lorsqu’on va au delà de la troisième puissance, ce qui, en d’autres termes, revient à dire que l’élévation à la quatrième puissance marque le terme même de son indéfinité, puisque, dès qu’elle est effectuée, on est par là même sorti de cette étendue.
Quoi qu’il en soit de ces dernières considérations, l’indéfiniment grand est en réalité ce que les mathématiciens représentent, comme nous l’avons dit, par le signe ∞ ; si celui-ci n’avait pas ce sens, il n’en aurait véritablement aucun ; et, d’après ce qui précède, ce qui est ainsi représenté est, non pas un nombre déterminé, mais en quelque sorte tout un domaine, ce qui est d’ailleurs nécessaire pour qu’il soit possible d’envisager, suivant ce que nous avons déjà indiqué, des inégalités et même des ordres différents de grandeur dans l’indéfini. Quant à l’indéfiniment petit, qui peut être regardé, d’une façon similaire, comme étant tout ce qui, dans l’ordre décroissant, se trouve au delà des limites de nos moyens d’évaluation, et que, par suite, nous sommes conduits à considérer comme pratiquement inexistant par rapport à nous en tant que quantité, on peut, sans faire intervenir ici la notation différentielle ou infinitésimale qui, au fond, n’a de raison d’être que pour l’étude de variations continues, le représenter dans son ensemble par le symbole 0, bien que ce ne soit là, à vrai dire, qu’une des significations du zéro ; et il doit être bien entendu que ce symbole, pour les mêmes raisons que celui de l’indéfiniment grand, ne représente pas non plus un nombre déterminé.
La série des nombres, telle que nous l’avons considérée comme s’étendant indéfiniment, par les nombres entiers et par leurs inverses, dans les deux sens croissant et décroissant, se présente donc sous la forme suivante :
0 … … ( 1 ) / 4 , ( 1 ) / 3 , ( 1 ) / 2 , 1, 2, 3, 4, … … ∞ ;
deux nombres équidistants de l’unité centrale sont inverses ou complémentaires l’un de l’autre, donc, comme nous l’avons expliqué précédemment, reproduisent l’unité par leur multiplication : ( 1 ) / n × n = 1, de sorte que, pour les deux extrémités de la série, on est amené à écrire aussi : 0 × ∞ = 1. Cependant, du fait que les signes 0 et ∞, qui sont les deux facteurs de ce dernier produit, ne représentent pas en réalité des nombres déterminés, il s’ensuit que l’expression 0 × ∞ elle-même constitue ce qu’on appelle une forme indéterminée, et l’on doit alors écrire : 0 × ∞ = n, n étant un nombre quelconque ; mais, de toute façon, on est ramené ainsi au fini ordinaire, les deux indéfinités opposées se neutralisant pour ainsi dire l’une l’autre. On voit encore très nettement ici que le symbole ∞ ne représente point l’Infini, car l’Infini ne peut avoir ni opposé ni complémentaire, et il ne peut entrer en corrélation avec quoi que ce soit, pas plus avec le zéro qu’avec l’unité ou avec un nombre quelconque ; étant le Tout absolu, il contient aussi bien le Non-Être que l’Être, de sorte que le zéro lui-même, dès lors qu’il n’est pas un pur néant, doit nécessairement être considéré comme compris dans l’Infini.
En faisant allusion ici au Non-Être, nous touchons à une autre signification du zéro, différente de celle que nous venons d’envisager, et qui est même la plus importante au point de vue de son symbolisme métaphysique ; mais, à cet égard, il importe, pour éviter toute confusion entre le symbole et ce qu’il représente, de bien préciser que le Zéro métaphysique, qui est le Non-Être, n’est point le zéro de quantité, pas plus que l’Unité métaphysique, qui est l’Être, n’est l’unité arithmétique ; ce qui est ainsi désigné par ces termes ne peut l’être que par transposition analogique, puisque, dès lors qu’on se place dans l’Universel, on est évidemment au delà de tout domaine spécial comme celui de la quantité. Ce n’est d’ailleurs pas en tant qu’il représente l’indéfiniment petit que le zéro peut être pris comme symbole du Non-Être, mais en tant que, suivant une autre de ses acceptions mathématiques, il représente l’absence de quantité, qui en effet symbolise dans son ordre la possibilité de non-manifestation, de même que l’unité symbolise la possibilité de manifestation, étant le point de départ de la multiplicité indéfinie des nombres comme l’Être est le principe de toute la manifestation.
De quelque façon qu’on envisage le zéro, il ne saurait en tout cas être un pur néant : cela est trop évident lorsqu’il s’agit de l’indéfiniment petit ; il est vrai que ce n’est là, si l’on veut, qu’un sens dérivé, dû à une sorte d’assimilation approximative d’une quantité négligeable pour nous à l’absence de toute quantité ; mais, en ce qui concerne l’absence même de quantité, ce qui est nul sous ce rapport peut fort bien ne point l’être sous d’autres rapports, comme on le voit clairement par un exemple comme celui du point, qui est inétendu, c’est-à-dire spatialement nul, mais qui n’en est pas moins, ainsi que nous l’avons exposé ailleurs, le principe même de toute l’étendue. Il est d’ailleurs vraiment étrange que les mathématiciens aient l’habitude d’envisager le zéro comme un pur néant, et que cependant il leur soit impossible de ne pas le regarder en même temps comme doué d’une puissance indéfinie, puisque, placé à la droite d’un autre chiffre dit significatif, il contribue à former la représentation d’un nombre qui, par la répétition de ce même zéro, peut croître indéfiniment, comme il en est, par exemple, dans le cas du nombre dix et de ses puissances successives ; si réellement le zéro n’était qu’un pur néant, il ne pourrait pas en être ainsi, et même il ne serait alors qu’un signe inutile, entièrement dépourvu de toute valeur effective ; il y a donc là encore une autre inconséquence à ajouter à toutes celles que nous avons déjà relevées jusqu’ici.
Si nous revenons au zéro considéré comme représentant l’indéfiniment petit, ce qu’il importe avant tout de bien retenir, c’est que le domaine de celui-ci comprend, dans la suite doublement indéfinie des nombres, tout ce qui est au delà de nos moyens d’évaluation dans un certain sens, comme le domaine de l’indéfiniment grand comprend, dans cette même suite, tout ce qui est au delà de ces mêmes moyens d’évaluation dans l’autre sens. Cela étant, il n’y a donc évidemment pas lieu de parler de nombres moindres que zéro, pas plus que de nombres plus grands que l’indéfini ; et cela est encore plus inacceptable, s’il est possible, lorsque le zéro représente purement et simplement l’absence de toute quantité, car une quantité qui serait moindre que rien est proprement inconcevable ; c’est cependant ce qu’on a voulu faire, bien que dans un sens un peu différent de celui que nous avons indiqué, en introduisant en mathématiques la considération des nombres dits négatifs, et en oubliant que ces nombres, à l’origine, ne sont rien de plus que l’indication du résultat d’une soustraction réellement impossible, par laquelle un nombre plus grand devrait être retranché d’un nombre plus petit ; mais cette considération des nombres négatifs et les conséquences logiquement contestables qu’elle entraîne demandent encore quelques autres explications.
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La considération des nombres négatifs provient uniquement, au fond, du fait que, lorsqu’une soustraction est arithmétiquement impossible, son résultat est cependant susceptible d’une interprétation dans le cas où cette soustraction se rapporte à des grandeurs qui peuvent être comptées en deux sens opposés, comme, par exemple, les distances ou les temps. De là la représentation géométrique qu’on donne habituellement de ces nombres négatifs : on compte, sur une droite, les distances comme positives ou comme négatives suivant qu’elles sont parcourues dans un sens ou dans l’autre, et on fixe sur cette droite un point pris comme origine, à partir duquel les distances sont dites positives d’un côté et négatives de l’autre, l’origine elle-même étant affectée du coefficient zéro ; le coefficient de chaque point de la droite sera donc le nombre représentant sa distance à l’origine, et son signe + ou - indiquera simplement de quel côté ce point est situé par rapport à celle-ci ; sur une circonférence, on pourra de même distinguer un sens positif et un sens négatif de rotation, ce qui donnerait lieu à des remarques analogues. De plus, la droite étant indéfinie dans les deux sens, on est amené à envisager un indéfini positif et un indéfini négatif, qu’on représente par les signes +∞ et -∞, et qu’on désigne communément par les expressions absurdes « plus l’infini » et « moins l’infini » ; on se demande ce que pourrait bien être un infini négatif, ou encore ce qui pourrait bien subsister si de quelque chose ou de rien (puisque les mathématiciens regardent le zéro comme rien) on retranchait l’infini ; ce sont là de ces choses qu’il suffit d’énoncer en langage clair pour voir immédiatement qu’elles sont dépourvues de toute signification. Il faut encore ajouter qu’on est ensuite conduit, en particulier dans l’étude de la variation des fonctions, à regarder l’indéfini négatif comme se confondant avec l’indéfini positif, de telle sorte qu’un mobile parti de l’origine et s’en éloignant constamment dans le sens positif reviendrait vers elle du côté négatif, si son mouvement se poursuivait pendant un temps indéfini, ou inversement, d’où il résulte que la droite, ou ce qui est considéré comme tel, doit être en réalité une ligne fermée, bien qu’indéfinie. On pourrait d’ailleurs montrer que les propriétés de la droite dans le plan sont entièrement analogues à celles d’un grand cercle sur la surface d’une sphère, et qu’ainsi le plan et la droite peuvent être assimilés à une sphère et à un grand cercle de rayon indéfiniment grand (les cercles ordinaires du plan l’étant alors aux petits cercles de cette même sphère) ; sans y insister davantage, nous ferons seulement remarquer qu’on saisit en quelque sorte directement ici les limites mêmes de l’indéfinité spatiale ; comment donc, en tout ceci, peut-on, si l’on veut garder quelque apparence de logique, parler encore d’infini ?
En considérant les nombres positifs et négatifs comme nous venons de le dire, la série des nombres prend la forme suivante :
-∞, … … -4, -3, -2, -1, 0, 1, 2, 3, 4, … … +∞,
l’ordre de ces nombres étant le même que celui des points correspondants sur la droite, c’est-à-dire des points qui ont ces mêmes nombres pour coefficients respectifs. Cette série, bien qu’elle soit également indéfinie dans les deux sens, est tout à fait différente de celle que nous avons envisagée précédemment : elle est symétrique, non plus par rapport à 1, mais par rapport à 0, qui correspond à l’origine des distances ; et deux nombres équidistants de ce terme central 0 le reproduisent encore, mais par addition « algébrique » (c’est-à-dire effectuée en tenant compte de leurs signes, ce qui ici est arithmétiquement une soustraction), et non plus par multiplication. On peut voir tout de suite un inconvénient qui résulte inévitablement du caractère artificiel (nous ne disons pas arbitraire) de cette notation : si l’on pose l’unité au point de départ, toute la suite des nombres en découle naturellement ; mais, si l’on pose le zéro, il est au contraire impossible d’en faire sortir aucun nombre ; la raison en est que la constitution de la série est alors basée en réalité sur des considérations d’ordre géométrique beaucoup plus qu’arithmétique, et que, par suite de la différence de nature des quantités auxquelles se rapportent respectivement ces deux branches des mathématiques, il ne peut jamais, ainsi que nous l’avons déjà dit, y avoir une correspondance rigoureusement parfaite entre l’arithmétique et la géométrie. D’autre part, cette nouvelle série n’est aucunement, comme l’était la précédente, indéfiniment croissante dans un sens et indéfiniment décroissante dans l’autre, ou du moins, si l’on prétend la considérer ainsi, ce n’est que par une « façon de parler » des plus incorrectes ; en réalité, elle est indéfiniment croissante dans les deux sens également, puisque ce qu’elle comprend de part et d’autre du zéro central, c’est la même suite des nombres entiers ; ce qu’on appelle la « valeur absolue » (encore une expression au moins étrange, car ce dont il s’agit n’est jamais que d’un ordre essentiellement relatif) doit seul être pris en considération sous le rapport purement quantitatif, et les signes positifs ou négatifs ne changent rien à cet égard, car ils n’expriment pas autre chose que les relations de « situation » que nous avons expliquées tout à l’heure. L’indéfini négatif n’est donc nullement assimilable à l’indéfiniment petit au contraire, il est, tout aussi bien que l’indéfini positif, de l’indéfiniment grand ; la seule différence est qu’il se développe dans une autre direction, ce qui est parfaitement concevable lorsqu’il s’agit de grandeurs spatiales ou temporelles, mais totalement dépourvu de sens pour des grandeurs arithmétiques, pour lesquelles un tel développement est nécessairement unique, ne pouvant être autre que celui de la suite même des nombres entiers. Les nombres négatifs ne sont nullement des nombres « plus petits que zéro », ce qui au fond n’est qu’une impossibilité pure et simple, et le signe dont ils sont affectés ne saurait renverser l’ordre dans lequel ils se rangent quant à leur grandeur ; il suffit d’ailleurs, pour s’en rendre compte aussi nettement que possible, de remarquer que le point de coefficient -2, par exemple, est plus loin de l’origine que le point de coefficient -1, et non pas moins loin comme il le serait forcément si le nombre -2 était réellement plus petit que le nombre -1 ; à vrai dire, ce ne sont point les distances elles-mêmes, en tant qu’elles sont objet de mesure, qui peuvent être qualifiées de négatives, mais seulement le sens dans lequel elles sont parcourues ; il y a là deux choses entièrement différentes, et c’est leur confusion qui est à la source même d’une grande partie des difficultés logiques qu’entraîne cette notation des nombres négatifs.
Parmi les autres conséquences bizarres ou illogiques de cette même notation, nous signalerons la considération, introduite par la résolution des équations algébriques, des quantités dites « imaginaires » ; celles-ci se présentent comme racines des nombres négatifs, ce qui ne répond encore qu’à une impossibilité ; il se pourrait cependant que, si on les entendait en un autre sens, elles correspondent à quelque chose de réel ; mais, en tout cas, leur théorie et son application à la géométrie analytique, telles qu’elles sont exposées par les mathématiciens actuels, n’apparaissent guère que comme un véritable tissu de confusions et même d’absurdités, et comme le produit d’un besoin de généralisations excessives et artificielles, qui ne recule même pas devant l’énoncé de propositions manifestement contradictoires ; certains théorèmes sur les « asymptotes du cercle », par exemple, suffiraient amplement à prouver que nous n’exagérons rien. On pourra dire, il est vrai, que ce n’est pas là de la géométrie proprement dite, mais seulement de l’algèbre traduite en langage géométrique ; mais ce qui est grave, précisément, c’est que, parce qu’une telle traduction, aussi bien que son inverse, est possible dans une certaine mesure, on l’étende aux cas où elle ne peut plus rien signifier, car c’est bien là le symptôme d’une extraordinaire confusion dans les idées, en même temps que l’extrême aboutissement d’un « conventionalisme » qui va jusqu’à faire perdre le sens de toute réalité.
Ce n’est pas tout encore, et nous parlerons en dernier lieu des conséquences, bien contestables aussi, de l’emploi des nombres négatifs au point de vue de la mécanique ; celle-ci, d’ailleurs, est en réalité, par son objet, une science physique, et le fait même de la traiter comme une partie intégrante des mathématiques n’est pas sans y introduire déjà certaines déformations. Disons seulement, à cet égard, que les prétendus « principes » sur lesquels les mathématiciens modernes font reposer cette science telle qu’ils la conçoivent (et, parmi les abus divers qui sont faits de ce mot de « principes », celui-là n’est pas un des moins dignes de remarque) ne sont proprement que des hypothèses plus ou moins bien fondées, ou encore, dans le cas le plus favorable, de simples lois plus ou moins générales, peut-être plus générales que d’autres, mais qui ne peuvent être tout au plus que des applications, à un domaine très spécial encore, des véritables principes universels. Sans vouloir entrer dans de trop longs développements, nous citerons, comme exemple du premier cas, le soi-disant « principe de l’inertie », que rien ne justifie, ni l’expérience qui montre au contraire qu’il n’y a nulle part d’inertie dans la nature, ni l’entendement qui ne peut concevoir cette prétendue inertie, celle-ci ne pouvant consister que dans l’absence complète de toute propriété ; on pourrait, à la rigueur, appliquer un tel mot à la potentialité pure, mais celle-ci est assurément tout autre chose que la « matière » quantifiée et qualifiée qu’envisagent les physiciens. Un exemple du second cas est ce qu’on appelle le « principe de l’égalité de l’action et de la réaction », qui est si peu un « principe » qu’il se déduit immédiatement de la loi générale de l’équilibre des forces naturelles : chaque fois que cet équilibre est rompu d’une façon quelconque, il tend aussitôt à se rétablir, d’où une réaction dont l’intensité est équivalente à celle de l’action qui l’a provoquée ; ce n’est donc là qu’un simple cas particulier des « actions et réactions concordantes », qui ne concernent point le seul monde corporel, mais bien l’ensemble de la manifestation sous tous ses modes et dans tous ses états ; et c’est précisément sur cette question de l’équilibre que nous devons encore insister quelque peu.
On représente habituellement deux forces qui se font équilibre par deux « vecteurs » opposés, c’est-à-dire par deux segments de droite d’égale longueur, mais dirigés en sens contraires : si deux forces appliquées en un même point ont la même intensité et la même direction, mais en sens contraires, elles se font équilibre ; comme elles sont alors sans action sur leur point d’application, on dit même qu’elles se détruisent, sans prendre garde que, si l’on supprime l’une de ces forces, l’autre agit aussitôt, ce qui prouve qu’elle n’était nullement détruite en réalité. On caractérise les forces par des coefficients proportionnels à leurs intensités respectives, et deux forces de sens contraires sont affectées de coefficients de signes différents, l’un positif et l’autre négatif : l’un étant f, l’autre sera -f. Dans le cas que nous venons de considérer, les deux forces ayant la même intensité, les coefficients qui les caractérisent doivent être égaux « en valeur absolue », et l’on a : f = f’, d’où l’on déduit comme condition de l’équilibre : f - f’ = 0, c’est-à-dire que la somme des deux forces, ou des deux « vecteurs » qui les représentent, est nulle, de telle sorte que l’équilibre est ainsi défini par zéro. Comme les mathématiciens ont d’ailleurs le tort de regarder le zéro comme une sorte de symbole du néant (comme si le néant pouvait être symbolisé par quelque chose), il semble résulter de là que l’équilibre est l’état de non-existence, ce qui est une conséquence assez singulière ; c’est même sans doute pour cette raison que, au lieu de dire que deux forces qui se font équilibre se neutralisent, ce qui serait exact, on dit qu’elles se détruisent, ce qui est contraire à la réalité, ainsi que nous venons de le faire voir par une remarque des plus simples.
La véritable notion de l’équilibre est tout autre que celle-là : pour la comprendre, il suffit de remarquer que toutes les forces naturelles (et non pas seulement les forces mécaniques, qui, redisons-le encore, n’en sont rien de plus qu’un cas très particulier) sont ou attractives ou répulsives ; les premières peuvent être considérées comme forces compressives ou de contraction, les secondes comme forces expansives ou de dilatation. Il est facile de comprendre que, dans un milieu primitivement homogène, à toute compression se produisant en un point correspondra nécessairement en un autre point une expansion équivalente, et inversement, de sorte qu’on devra toujours envisager corrélativement deux centres de forces dont l’un ne peut pas exister sans l’autre ; c’est là ce qu’on peut appeler la loi de la polarité, qui est applicable à tous les phénomènes naturels, parce qu’elle dérive de la dualité des principes mêmes qui président à toute manifestation, et qui, dans le domaine dont s’occupent les physiciens, est surtout évidente dans les phénomènes électriques et magnétiques. Si maintenant deux forces, l’une compressive et l’autre expansive, agissent sur un même point, la condition pour qu’elles se fassent équilibre ou se neutralisent, c’est-à-dire pour qu’en ce point il ne se produise ni contraction ni dilatation, est que les intensités de ces deux forces soient, nous ne dirons pas égales, puisqu’elles sont d’espèces différentes, mais équivalentes. On peut caractériser les forces par des coefficients proportionnels à la contraction ou à la dilatation qu’elles produisent, de telle sorte que, si l’on envisage une force compressive et une force expansive, la première sera affectée d’un coefficient n > 1, et la seconde d’un coefficient n’ < 1 ; chacun de ces coefficients peut être le rapport de la densité que prend le milieu ambiant au point considéré, sous l’action de la force correspondante, à la densité primitive de ce même milieu, supposé homogène lorsqu’il ne subit l’action d’aucune force, en vertu d’une simple application du principe de raison suffisante. Lorsqu’il ne se produit ni compression ni dilatation, ce rapport est forcément égal à l’unité, puisque la densité du milieu n’est pas modifiée ; pour que deux forces agissant en un point se fassent équilibre, il faut donc que leur résultante ait pour coefficient l’unité. Il est facile de voir que le coefficient de cette résultante est le produit (et non plus la somme comme dans la conception « classique ») des coefficients des deux forces considérées ; ces deux coefficients n et n’ devront donc être deux nombres inverses l’un de l’autre : n’ = ( 1 ) / n et l’on aura comme condition de l’équilibre : nn’ = 1 ; ainsi, l’équilibre sera défini, non plus par le zéro, mais par l’unité.
On voit que cette définition de l’équilibre par l’unité, qui est la seule réelle, correspond au fait que l’unité occupe le milieu dans la suite doublement indéfinie des nombres entiers et de leurs inverses, tandis que cette place centrale est en quelque sorte usurpée par le zéro dans la suite artificielle des nombres positifs et négatifs. Bien loin d’être l’état de non-existence, l’équilibre est au contraire l’existence envisagée en elle-même, indépendamment de ses manifestations secondaires et multiples ; il est d’ailleurs bien entendu que ce n’est point le Non-Être, au sens métaphysique de ce mot, car l’existence, même dans cet état primordial et indifférencié, n’est encore que le point de départ de toutes les manifestations différenciées, comme l’unité est le point de départ de toute la multiplicité des nombres. Cette unité, telle que nous venons de la considérer, et dans laquelle réside l’équilibre, est ce que la tradition extrême-orientale appelle l’« Invariable Milieu » ; et, suivant cette même tradition, cet équilibre ou cette harmonie est, au centre de chaque état et de chaque modalité de l’être, le reflet de l’« Activité du Ciel ».
En terminant ici cette étude, qui n’a point la prétention d’être complète, nous en tirerons une conclusion d’ordre « pratique » : elle montre assez explicitement pourquoi les conceptions des mathématiciens modernes ne peuvent pas nous inspirer plus de respect que celles des représentants de n’importe quelle autre science profane ; leurs opinions et leurs avis ne sauraient donc être d’aucun poids à nos yeux, et nous n’avons nullement à en tenir compte dans les appréciations que nous pouvons avoir l’occasion de formuler sur telle ou telle théorie, appréciations qui, en ce domaine aussi bien qu’en tout autre, ne peuvent, pour nous, être basées que sur les seules données de la connaissance traditionnelle.