CHAPITRE XIV
Le Saint Graal(*)

M. Arthur Edward Waite a fait paraître récemment un ouvrage sur les légendes du Saint-Graal(1), imposant par ses dimensions et par la somme de recherches qu’il représente, et dans lequel tous ceux qui s’intéressent à cette question pourront trouver un exposé très complet et méthodique du contenu des multiples textes qui s’y rapportent, ainsi que des diverses théories qui ont été proposées pour expliquer l’origine et la signification de ces légendes fort complexes, parfois même contradictoires dans certains de leurs éléments. Il faut ajouter que M. Waite n’a pas entendu faire uniquement œuvre d’érudition, et il convient de l’en louer également, car nous sommes entièrement de son avis sur le peu de valeur de tout travail qui ne dépasse pas ce point de vue, et dont l’intérêt ne peut être en somme que « documentaire » ; il a voulu dégager le sens réel et « intérieur » du symbolisme du Saint-Graal et de la « queste ». Malheureusement, nous devons dire que ce côté de son œuvre est celui qui nous paraît le moins satisfaisant ; les conclusions auxquelles il aboutit sont même plutôt décevantes, surtout si l’on songe à tout le labeur accompli pour y parvenir ; et c’est là-dessus que nous voudrions formuler quelques observations, qui se rattacheront d’ailleurs tout naturellement à des questions que nous avons déjà traitées en d’autres occasions.

Ce n’est pas faire injure à M. Waite, croyons-nous, que de dire que son ouvrage est quelque peu one-sighted ; devons-nous traduire en français par « partial » ? Ce ne serait peut-être pas rigoureusement exact, et, en tout cas, nous n’entendons pas dire par là qu’il le soit de façon voulue ; il y aurait plutôt là quelque chose du défaut si fréquent chez ceux qui, s’étant « spécialisés » dans un certain ordre d’études, sont portés à tout y ramener ou à négliger ce qui ne s’y laisse pas réduire. Que la légende du Graal soit chrétienne, ce n’est certes pas contestable et M. Waite a raison de l’affirmer ; mais cela empêche-t-il nécessairement qu’elle soit aussi autre chose en même temps ? Ceux qui ont conscience de l’unité fondamentale de toutes les traditions ne verront là aucune incompatibilité ; mais M. Waite, pour sa part, ne veut voir en quelque sorte que ce qui est spécifiquement chrétien, s’enfermant ainsi dans une forme traditionnelle particulière, dont les rapports qu’elle a avec les autres, précisément par son côté « intérieur », semblent dès lors lui échapper. Ce n’est pas qu’il nie l’existence d’éléments d’une autre provenance, probablement antérieurs au Christianisme, car ce serait aller contre l’évidence ; mais il ne leur accorde qu’une bien médiocre importance, et il paraît les considérer comme « accidentels », comme étant venus s’ajouter à la légende « du dehors », et simplement du fait du milieu où elle s’est élaborée. Aussi ces éléments sont-ils regardés par lui comme relevant de ce qu’on est convenu d’appeler le folk-lore, non pas toujours par dédain comme le mot lui-même pourrait le faire supposer, mais plutôt pour satisfaire à une sorte de « mode » de notre époque, et sans toujours se rendre compte des intentions qui s’y trouvent impliquées ; et il n’est peut-être pas inutile d’insister un peu sur ce point.

La conception même du folk-lore, tel qu’on l’entend habituellement, repose sur une idée radicalement fausse, l’idée qu’il y a des « créations populaires », produits spontanés de la masse du peuple ; et l’on voit tout de suite le rapport étroit de cette façon de voir avec les préjugés « démocratiques ». Comme on l’a dit très justement, « l’intérêt profond de toutes les traditions dites populaires réside surtout dans le fait qu’elles ne sont pas populaires d’origine »(2) ; et nous ajouterons que, s’il s’agit, comme c’est presque toujours le cas, d’éléments traditionnels au vrai sens de ce mot, si déformés, amoindris ou fragmentaires qu’ils puissent être parfois, et de choses ayant une valeur symbolique réelle, tout cela, bien loin d’être d’origine populaire, n’est même pas d’origine humaine. Ce qui peut être populaire, c’est uniquement le fait de la « survivance », quand ces éléments appartiennent à des formes traditionnelles disparues ; et, à cet égard, le terme de folk-lore prend un sens assez proche de celui de « paganisme », en ne tenant compte que de l’étymologie de ce dernier, et avec l’intention « polémique » et injurieuse en moins. Le peuple conserve ainsi, sans les comprendre, les débris de traditions anciennes, remontant même parfois à un passé si lointain qu’il serait impossible de le déterminer, et qu’on se contente de rapporter, pour cette raison, au domaine obscur de la « préhistoire » ; il remplit en cela la fonction d’une sorte de mémoire collective plus ou moins « subconsciente », dont le contenu est manifestement venu d’ailleurs(3). Ce qui peut sembler le plus étonnant, c’est que, lorsqu’on va au fond des choses, on constate que ce qui est ainsi conservé contient surtout, sous une forme plus ou moins voilée, une somme considérable de données d’ordre ésotérique, c’est-à-dire précisément tout ce qu’il y a de moins populaire par essence ; et ce fait suggère de lui-même une explication que nous nous bornerons à indiquer en quelques mots. Lorsqu’une forme traditionnelle est sur le point de s’éteindre, ses derniers représentants peuvent fort bien confier volontairement, à cette mémoire collective dont nous venons de parler, ce qui autrement se perdrait sans retour ; c’est en somme le seul moyen de sauver ce qui peut l’être dans une certaine mesure ; et, en même temps, l’incompréhension naturelle de la masse est une suffisante garantie que ce qui possédait un caractère ésotérique n’en sera pas dépouillé pour cela, mais demeurera seulement, comme une sorte de témoignage du passé, pour ceux qui, en d’autres temps, seront capables de le comprendre.

Cela dit, nous ne voyons pas pourquoi on attribuerait au folk-lore, sans plus ample examen, tout ce qui appartient à des traditions autres que le Christianisme, celui-ci seul faisant exception ; telle semble être l’intention de M. Waite, lorsqu’il accepte cette dénomination pour les éléments « préchrétiens », et particulièrement celtiques, qui se rencontrent dans les légendes du Graal. Il n’y a pas, sous ce rapport, de forme traditionnelle privilégiée ; la seule distinction à faire est celle des formes disparues et de celles qui sont actuellement vivantes ; et, par conséquent, toute la question reviendrait à savoir si la tradition celtique avait réellement cessé de vivre lorsque se constituèrent les légendes dont il s’agit. Cela est au moins contestable : d’une part, cette tradition peut s’être maintenue plus longtemps qu’on ne le croit d’ordinaire, avec une organisation plus ou moins cachée, et, d’autre part, ces légendes elles-mêmes peuvent être plus anciennes que ne le pensent les « critiques », non pas qu’il y ait eu forcément des textes aujourd’hui perdus, auxquels nous ne croyons guère plus que M. Waite, mais par une transmission orale qui peut avoir duré plusieurs siècles, ce qui est loin d’être un fait exceptionnel. Nous voyons là, pour notre part, la marque d’une « jonction » entre deux formes traditionnelles, l’une ancienne et l’autre nouvelle alors, la tradition celtique et la tradition chrétienne, jonction par laquelle ce qui devait être conservé de la première fut en quelque sorte incorporé à la seconde, en se modifiant sans doute jusqu’à un certain point, quant à la forme extérieure, par adaptation et assimilation, mais non point en se transposant sur un autre plan, comme le voudrait M. Waite, car il y a des équivalences entre toutes les traditions régulières ; il y a donc là bien autre chose qu’une simple question de « sources », au sens où l’entendent les érudits. Il serait peut-être difficile de préciser exactement le lieu et la date où cette jonction s’est opérée, mais cela n’a qu’un intérêt secondaire et presque uniquement historique ; il est d’ailleurs facile de concevoir que ces choses sont de celles qui ne laissent pas de traces dans des « documents » écrits. Peut-être l’« Église celtique » ou « culdéenne » mérite-t-elle, à cet égard, plus d’attention que M. Waite ne semble disposé à lui en accorder ; sa dénomination même pourrait le donner à entendre ; et il n’y a rien d’invraisemblable à ce qu’il y ait eu derrière elle quelque chose d’un autre ordre, non plus religieux, mais initiatique, car, comme tout ce qui se rapporte aux liens existant entre les différentes traditions, ce dont il s’agit ici relève nécessairement du domaine initiatique ou ésotérique. L’exotérisme, qu’il soit religieux ou autre, ne va jamais au delà des limites de la forme traditionnelle à laquelle il appartient en propre ; ce qui dépasse ces limites ne peut appartenir à une « Église » comme telle, mais celle-ci peut seulement en être le « support » extérieur ; et c’est là une remarque sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir par la suite.

Une autre observation, concernant plus particulièrement le symbolisme, s’impose également ; il y a des symboles qui sont communs aux formes traditionnelles les plus diverses et les plus éloignées les unes des autres, non pas par suite d’« emprunts » qui, dans bien des cas, seraient tout à fait impossibles, mais parce qu’ils appartiennent en réalité à la Tradition primordiale dont ces formes sont toutes issues directement ou indirectement. Ce cas est précisément celui du vase ou de la coupe ; pourquoi ce qui s’y rapporte ne serait-il que du folk-lore quand il s’agit de traditions « préchrétiennes », alors que, dans le Christianisme seul, elle serait un symbole essentiellement « eucharistique » ? Ce ne sont pas les assimilations envisagées par Burnouf ou par d’autres qui sont ici à rejeter, mais bien les interprétations « naturalistes » qu’ils ont voulu étendre au christianisme comme à tout le reste, et qui, en réalité, ne sont valables nulle part. Il faudrait donc faire ici exactement le contraire de ce que fait M. Waite, qui, s’arrêtant à des explications extérieures et superficielles, qu’il accepte de confiance tant qu’il ne s’agit pas du Christianisme, voit des sens radicalement différents et sans rapport entre eux là où il n’y a que les aspects plus ou moins multiples d’un même symbole ou ses diverses applications ; sans doute en eût-il été autrement s’il n’avait été gêné par son idée préconçue d’une sorte d’hétérogénéité du Christianisme par rapport aux autres traditions. De même, M. Waite repousse fort justement, en ce qui concerne la légende du Graal, les théories qui font appel à de prétendus « dieux de la végétation » ; mais il est regrettable qu’il soit beaucoup moins net à l’égard des Mystères antiques, qui n’eurent jamais rien de commun non plus avec ce « naturalisme » d’invention toute moderne ; les « dieux de la végétation » et autres histoires du même genre n’ont jamais existé que dans l’imagination de Frazer et de ses pareils, dont les intentions antitraditionnelles ne sont d’ailleurs pas douteuses.

À la vérité, il semble bien aussi que M. Waite soit plus ou moins influencé par un certain « évolutionnisme » ; cette tendance se trahit notamment lorsqu’il déclare que ce qui importe, c’est beaucoup moins l’origine de la légende que le dernier état auquel elle est parvenue par la suite ; et il paraît croire qu’il a dû y avoir, de l’une à l’autre, une sorte de perfectionnement progressif. En réalité, s’il s’agit de quelque chose qui a un caractère vraiment traditionnel, tout doit au contraire s’y trouver dès le commencement, et les développements ultérieurs ne font que le rendre plus explicite, sans adjonction d’éléments nouveaux et venus de l’extérieur. M. Waite paraît admettre une sorte de « spiritualisation », par laquelle un sens supérieur aurait pu venir se greffer sur quelque chose qui ne le comportait pas tout d’abord ; en fait, c’est plutôt l’inverse qui se produit généralement ; et cela rappelle un peu trop les vues profanes des « historiens des religions ». Nous trouvons, à propos de l’alchimie, un exemple très frappant de cette sorte de renversement : M. Waite pense que l’alchimie matérielle a précédé l’alchimie spirituelle, et que celle-ci n’a fait son apparition qu’avec Khunrath et Jacob Bœhme ; s’il connaissait certains traités arabes bien antérieurs à ceux-ci, il serait obligé, même en s’en tenant aux documents écrits, de modifier cette opinion ; et en outre, puisqu’il reconnaît que le langage employé est le même dans les deux cas, nous pourrions lui demander comment il peut être sûr que, dans tel ou tel texte, il ne s’agit que d’opérations matérielles. La vérité est qu’on n’a pas toujours éprouvé le besoin de déclarer expressément qu’il s’agissait d’autre chose, qui devait même au contraire être voilé précisément par le symbolisme mis en usage ; et, s’il est arrivé par la suite que certains l’aient déclaré, ce fut surtout en présence de dégénérescences dues à ce qu’il y avait dès lors des gens qui, ignorants de la valeur des symboles, prenaient tout à la lettre et dans un sens exclusivement matériel : c’étaient les « souffleurs », précurseurs de la chimie moderne. Penser qu’un sens nouveau peut être donné à un symbole qui ne le possédait pas par lui-même, c’est presque nier le symbolisme, car c’est en faire quelque chose d’artificiel, sinon d’entièrement arbitraire, et en tout cas de purement humain ; et, dans cet ordre d’idées, M. Waite va jusqu’à dire que chacun trouve dans un symbole ce qu’il y met lui-même, si bien que sa signification changerait avec la mentalité de chaque époque ; nous reconnaissons là les théories « psychologiques » chères à bon nombre de nos contemporains ; et n’avions-nous pas raison de parler d’« évolutionnisme » ? Nous l’avons dit souvent, et nous ne saurions trop le répéter : tout véritable symbole porte ses multiples sens en lui-même, et cela dès l’origine, car il n’est pas constitué comme tel en vertu d’une convention humaine, mais en vertu de la « loi de correspondance » qui relie tous les mondes entre eux ; que, tandis que certains voient ces sens, d’autres ne les voient pas ou n’en voient qu’une partie, ils n’y sont pas moins réellement contenus, et l’« horizon intellectuel » de chacun fait toute la différence ; le symbolisme est une science exacte, et non pas une rêverie où les fantaisies individuelles peuvent se donner libre cours.

Nous ne croyons donc pas, dans les choses de cet ordre, aux « inventions de poètes », auxquelles M. Waite semble disposé à faire une grande part ; ces inventions, loin de porter sur l’essentiel, ne font que le dissimuler, volontairement ou non, en l’enveloppant des apparences trompeuses d’une « fiction » quelconque ; et parfois elles ne le dissimulent que trop bien, car, lorsqu’elles se font trop envahissantes, il finit par devenir presque impossible de découvrir le sens profond et originel ; n’est-ce pas ainsi que, chez les Grecs, le symbolisme dégénéra en « mythologie » ? Ce danger est surtout à craindre lorsque le poète lui-même n’a pas conscience de la valeur réelle des symboles, car il est évident que ce cas peut se présenter ; l’apologue de « l’âne portant des reliques » s’applique ici comme en bien d’autres choses ; et le poète, alors, jouera en somme un rôle analogue à celui du peuple profane conservant et transmettant à son insu des données initiatiques, ainsi que nous le disions plus haut. La question se pose ici tout particulièrement : les auteurs des romans du Graal furent-ils dans ce dernier cas, ou, au contraire, furent-ils conscients, à un degré ou à un autre, du sens profond de ce qu’ils exprimaient ? Il n’est certes pas facile d’y répondre avec certitude, car, là encore, les apparences peuvent faire illusion : en présence d’un mélange d’éléments insignifiants et incohérents, on est tenté de penser que l’auteur ne savait pas de quoi il parlait ; pourtant, il n’en est pas forcément ainsi, car il est arrivé souvent que les obscurités et même les contradictions soient parfaitement voulues, et que les détails inutiles aient expressément pour but d’égarer l’attention des profanes, de la même façon qu’un symbole peut être dissimulé intentionnellement dans un motif d’ornementation plus ou moins compliqué ; au moyen âge surtout, les exemples de ce genre abondent, ne serait-ce que chez Dante et les « Fidèles d’Amour ». Le fait que le sens supérieur transparaît moins chez Chrestien de Troyes par exemple, que chez Robert de Borron, ne prouve donc pas nécessairement que le premier en ait été moins conscient que le second ; encore moins faudrait-il en conclure que ce sens est absent de ses écrits, ce qui serait une erreur comparable à celle qui consiste à attribuer aux anciens alchimistes des préoccupations d’ordre uniquement matériel, pour la seule raison qu’ils n’ont pas jugé à propos d’écrire en toutes lettres que leur science était en réalité de nature spirituelle(4). Au surplus, la question de l’« initiation » des auteurs des romans a peut-être moins d’importance qu’on ne pourrait le croire au premier abord, puisque, de toutes façons, elle ne change rien aux apparences sous lesquelles le sujet est présenté ; dès lors qu’il s’agit d’une « extériorisation » de données ésotériques, mais qui ne saurait en aucune façon être une « vulgarisation », il est facile de comprendre qu’il doive en être ainsi. Nous irons plus loin : un profane peut même, pour une telle « extériorisation », avoir servi de « porte-parole » à une organisation initiatique, qui l’aura choisi à cet effet simplement pour ses qualités de poète ou d’écrivain, ou pour toute autre raison contingente. Dante écrivait en parfaite connaissance de cause ; Chrestien de Troyes, Robert de Borron et bien d’autres furent probablement beaucoup moins conscients de ce qu’ils exprimaient, et peut-être même certains d’entre eux ne le furent-ils pas du tout ; mais peu importe au fond, car, s’il y avait derrière eux une organisation initiatique, quelle qu’elle fût d’ailleurs, le danger d’une déformation due à leur incompréhension se trouvait par là même écarté, cette organisation pouvant les guider constamment sans même qu’ils s’en doutent, soit par l’intermédiaire de certains de ses membres leur fournissant les éléments à mettre en œuvre, soit par des suggestions ou des influences d’un autre genre, plus subtiles et moins « tangibles », mais non moins réelles pour cela ni moins efficaces. On comprendra sans peine que ceci n’a rien à voir avec la soi-disant « inspiration » poétique, telle que les modernes l’entendent, et qui n’est en réalité que de l’imagination pure et simple, ni avec la « littérature », au sens profane de ce mot ; et nous ajouterons tout de suite qu’il ne s’agit pas davantage de « mysticisme » ; mais ce dernier point touche directement à d’autres questions que nous envisagerons dans la seconde partie de cette étude.

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Il ne nous paraît pas douteux que les origines de la légende du Graal doivent être rapportées à la transmission d’éléments traditionnels, d’ordre initiatique, du Druidisme au Christianisme ; cette transmission ayant été opérée régulièrement, et quelles qu’en aient été d’ailleurs les modalités, ces éléments firent dès lors partie intégrante de l’ésotérisme chrétien ; nous sommes bien d’accord avec M. Waite sur ce second point, mais nous devons dire que le premier semble lui avoir échappé. L’existence de l’ésotérisme chrétien au moyen âge est une chose absolument certaine ; les preuves de tout genre en abondent, et les dénégations dues à l’incompréhension moderne, qu’elles proviennent d’ailleurs de partisans ou d’adversaires du Christianisme, ne peuvent rien contre ce fait ; nous avons eu assez souvent l’occasion de parler de cette question pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister ici. Mais, parmi ceux mêmes qui admettent l’existence de cet ésotérisme, il en est beaucoup qui s’en font une conception plus ou moins inexacte, et tel nous paraît être aussi le cas de M. Waite, à en juger par ses conclusions ; il y a, là encore, des confusions et des malentendus qu’il importe de dissiper.

Tout d’abord, qu’on remarque bien que nous disons « ésotérisme chrétien », et non « Christianisme ésotérique » ; il ne s’agit point, en effet, d’une forme spéciale de Christianisme, il s’agit du côté « intérieur » de la tradition chrétienne ; et il est facile de comprendre qu’il y a là plus qu’une simple nuance. En outre, lorsqu’il y a lieu de distinguer ainsi dans une forme traditionnelle deux faces, l’une exotérique et l’autre ésotérique, il doit être bien entendu qu’elles ne se rapportent pas au même domaine, si bien qu’il ne peut y avoir entre elles de conflit ou d’opposition d’aucune sorte ; en particulier, lorsque l’exotérisme revêt le caractère spécifiquement religieux, comme c’est ici le cas, l’ésotérisme correspondant, tout en y prenant sa base et son support, n’a en lui-même rien à voir avec le domaine religieux et se situe dans un ordre totalement différent. Il résulte immédiatement de là que cet ésotérisme ne peut en aucun cas être représenté par des « Églises » ou des « sectes » quelconques qui, par définition même, sont toujours religieuses, donc exotériques ; c’est là encore un point que nous avons déjà traité en d’autres circonstances, et qu’il nous suffit donc de rappeler sommairement. Certaines « sectes » ont pu naître d’une confusion entre les deux domaines, et d’une « extériorisation » erronée de données ésotériques mal comprises et mal appliquées ; mais les organisations initiatiques véritables, se maintenant strictement sur leur terrain propre, demeurent forcément étrangères à de telles déviations, et leur « régularité » même les oblige à ne reconnaître que ce qui présente un caractère d’orthodoxie, fût-ce dans l’ordre exotérique. On est donc assuré par là que ceux qui veulent rapporter à des « sectes » ce qui concerne l’ésotérisme ou l’initiation font fausse route et ne peuvent que s’égarer ; point n’est besoin d’un plus ample examen pour écarter toute hypothèse de ce genre ; et, si l’on trouve dans quelques « sectes » des éléments qui paraissent être de nature ésotérique, il faut en conclure, non point qu’ils ont eu là leur origine, mais, tout au contraire, qu’ils y ont été détournés de leur véritable signification.

Cela étant, certaines difficultés apparentes se trouvent aussitôt résolues, ou, pour mieux dire, on s’aperçoit qu’elles sont inexistantes : ainsi, il n’y a point lieu de se demander quelle peut être la situation, par rapport à l’orthodoxie chrétienne entendue au sens ordinaire, d’une ligne de transmission en dehors de la « succession apostolique », comme celle dont il est question dans certaines versions de la légende du Graal ; s’il s’agit là d’une hiérarchie initiatique, la hiérarchie religieuse ne saurait en aucune façon être affectée par son existence, que d’ailleurs elle n’a point à connaître « officiellement » si l’on peut dire, puisqu’elle-même n’exerce de juridiction légitime que dans le domaine exotérique. De même, lorsqu’il est question d’une formule secrète en relation avec certains rites, il y a, disons-le franchement, une singulière naïveté à se demander si la perte ou l’omission de cette formule ne risque pas d’empêcher que la célébration de la messe puisse être regardée comme valable ; la messe, telle qu’elle est, est un rite religieux, et il s’agit là d’un rite initiatique ; chacun vaut dans son ordre et, même si l’un et l’autre ont en commun un caractère « eucharistique », cela ne change rien à cette distinction essentielle, pas plus que le fait qu’un même symbole peut être interprété à la fois aux deux points de vue exotérique et ésotérique n’empêche ceux-ci d’être entièrement distincts et de se rapporter à des domaines totalement différents ; quelles que puissent être parfois les ressemblances extérieures, qui s’expliquent d’ailleurs par certaines correspondances, la portée et le but des rites initiatiques sont tout autres que ceux des rites religieux. À plus forte raison, il n’y a pas à rechercher si la formule mystérieuse dont il s’agit ne pourrait pas être identifiée avec une formule en usage dans telle ou telle Église possédant un rituel plus ou moins spécial ; d’abord, tant qu’il s’agit d’Églises orthodoxes, les variantes du rituel sont tout à fait secondaires et ne peuvent aucunement porter sur quelque chose d’essentiel ; ensuite, ces divers rituels ne peuvent jamais être autres que religieux, et, comme tels, ils sont parfaitement équivalents, la considération de l’un ou de l’autre ne nous rapprochant pas davantage du point de vue initiatique ; que de recherches et de discussions inutiles on s’épargnerait si l’on était, avant toutes choses, bien fixé sur les principes !

Maintenant, que les écrits concernant la légende du Graal soient émanés, directement ou indirectement, d’une organisation initiatique, cela ne veut point dire qu’ils constituent un rituel d’initiation, comme certains l’ont supposé assez bizarrement ; et il est curieux de noter qu’on n’a jamais émis une semblable hypothèse, à notre connaissance du moins, pour des œuvres qui pourtant décrivent beaucoup plus manifestement un processus initiatique, comme La Divine Comédie ou Le Roman de la Rose ; il est bien évident que tous les écrits qui présentent un caractère ésotérique ne sont pas pour cela des rituels. M. Waite, qui rejette avec juste raison cette supposition, en fait ressortir les invraisemblances : tel est, notamment, le fait que le prétendu récipiendaire aurait une question à poser, au lieu d’avoir au contraire à répondre aux questions de l’initiateur, ainsi que cela a lieu généralement ; et nous pourrions ajouter que les divergences qui existent entre les différentes versions sont incompatibles avec le caractère d’un rituel, qui a nécessairement une forme fixe et bien définie ; mais en quoi tout cela empêche-t-il que la légende se rattache, à quelque autre titre, à ce que M. Waite appelle Instituted Mysteries, et que nous appelons plus simplement les organisations initiatiques ? C’est qu’il se fait de celles-ci une idée beaucoup trop étroite, et inexacte par plus d’un côté : d’une part, il semble les concevoir comme quelque chose de presque exclusivement « cérémoniel », ce qui, remarquons-le en passant, est une façon de voir assez typiquement anglo-saxonne ; d’autre part, suivant une erreur très répandue et sur laquelle nous avons déjà bien souvent insisté, il se les représente comme étant plus ou moins des « sociétés », alors que, si quelques-unes d’entre elles en sont arrivées à prendre une telle forme, ce n’est là que l’effet d’une sorte de dégénérescence toute moderne. Il a sans doute connu, par expérience directe, un bon nombre de ces associations pseudo-initiatiques qui pullulent de nos jours en Occident, et, s’il paraît en avoir été plutôt déçu, il n’en est pas moins demeuré, en un certain sens, influencé par ce qu’il y a vu : nous voulons dire que, faute de percevoir nettement la différence de l’initiation authentique et de la pseudo-initiation, il attribue à tort aux véritables organisations initiatiques des caractères comparables à ceux des contrefaçons avec lesquelles il s’est trouvé en contact ; et cette méprise entraîne encore d’autres conséquences, affectant directement, comme nous allons le voir, les conclusions positives de son étude.

Il est évident, en effet, que tout ce qui est d’ordre initiatique ne saurait en aucune façon rentrer dans un cadre aussi étroit que le serait celui de « sociétés » constituées à la manière moderne ; mais précisément, là où M. Waite ne retrouve plus rien qui ressemble de près ou de loin à ses « sociétés », il se perd, et il en arrive à admettre la supposition fantastique d’une initiation pouvant exister en dehors de toute organisation et de toute transmission régulière ; nous ne pouvons mieux faire ici que de renvoyer aux articles que nous avons consacrés précédemment à cette question(*). C’est que, en dehors des dites « sociétés », il ne voit apparemment pas d’autre possibilité que celle d’une chose vague et indéfinie qu’il appelle « Église secrète » ou « Église intérieure », suivant des expressions empruntées à des mystiques tels qu’Eckartshausen et Lopoukine, et dans lesquelles le mot même d’« Église » indique qu’on se trouve, en réalité, ramené purement et simplement au point de vue religieux, fût-ce par quelqu’une de ces variétés plus ou moins aberrantes en lesquelles le mysticisme tend spontanément à se développer dès qu’il échappe au contrôle d’une orthodoxie rigoureuse. Effectivement, M. Waite est encore de ceux, malheureusement si nombreux aujourd’hui, qui, pour des raisons diverses, confondent mysticisme et initiation ; et il en arrive à parler en quelque sorte indifféremment de l’une ou de l’autre de ces deux choses, incompatibles entre elles, comme si elles étaient à peu près synonymes. Ce qu’il croit être l’initiation se résout, en définitive, en une simple « expérience mystique » ; et nous nous demandons même si, au fond, il ne conçoit pas cette « expérience » comme quelque chose de « psychologique », ce qui nous ramènerait encore à un niveau inférieur à celui du mysticisme entendu dans son sens propre, car les véritables états mystiques échappent déjà entièrement au domaine de la psychologie, en dépit de toutes les théories modernes du genre de celles dont le représentant le plus connu est William James. Quant aux états intérieurs dont la réalisation relève de l’ordre initiatique, ils ne sont ni des états psychologiques ni même des états mystiques ; ils sont quelque chose de beaucoup plus profond, et, en même temps ils ne sont point de ces choses dont on ne peut dire ni d’où elles viennent ni ce qu’elles sont au juste, mais ils impliquent au contraire une connaissance exacte et une technique précise ; la sentimentalité et l’imagination n’ont plus ici la moindre part. Transposer les vérités de l’ordre religieux dans l’ordre initiatique, ce n’est point les dissoudre dans les nuées d’un « idéal » quelconque ; c’est au contraire en pénétrer le sens le plus profond et le plus « positif » tout à la fois, en écartant toutes les nuées qui arrêtent et bornent la vue intellectuelle de l’humanité ordinaire. À vrai dire, dans une conception comme celle de M. Waite, ce n’est pas de transposition qu’il s’agit, mais tout au plus, si l’on veut, d’une sorte de prolongement ou d’extension dans le sens « horizontal », puisque tout ce qui est mysticisme est inclus dans le domaine religieux et ne va pas au delà ; et, pour aller effectivement au delà, il faut autre chose que l’agrégation à une « Église » qualifiée d’« intérieure » surtout, à ce qu’il semble, parce qu’elle n’a qu’une existence simplement « idéale », ce qui, traduit en termes plus nets, revient à dire qu’elle n’est, en fait, qu’une organisation de rêve.

Là ne saurait être véritablement le « secret du Saint Graal », non plus d’ailleurs qu’aucun autre secret initiatique réel ; si l’on veut savoir où se trouve ce secret, il faut se reporter à la constitution très « positive » des centres spirituels, ainsi que nous l’avons indiqué assez explicitement dans notre étude sur Le Roi du Monde. Nous nous bornerons, à cet égard, à remarquer que M. Waite touche parfois à des choses dont la portée semble lui échapper : c’est ainsi qu’il lui arrive de parler, à diverses reprises, de choses « substituées », qui peuvent être des paroles ou des objets symboliques ; or, ceci peut se référer, soit aux divers centres secondaires en tant qu’ils sont des images ou des reflets du Centre suprême, soit aux phases successives de l’« obscuration » qui se produit graduellement, en conformité avec les lois cycliques, dans la manifestation de ces mêmes centres par rapport au monde extérieur. D’ailleurs, le premier de ces deux cas rentre d’une certaine façon dans le second, car la constitution même des centres secondaires, correspondant aux formes traditionnelles particulières, quelles qu’elles soient, marque déjà un premier degré d’obscuration vis-à-vis de la Tradition primordiale ; en effet, le Centre suprême, dès lors, n’est plus en contact direct avec l’extérieur, et le lien n’est maintenu que par l’intermédiaire des centres secondaires. D’autre part, si l’un de ceux-ci vient à disparaître, on peut dire qu’il est en quelque sorte résorbé dans le Centre suprême, dont il n’était qu’une émanation ; ici encore, du reste, il y a des degrés à observer : il peut se faire qu’un tel centre devienne seulement plus caché et plus fermé, et ce fait peut être représenté par le même symbolisme que sa disparition complète, tout éloignement de l’extérieur étant en même temps, et dans une mesure équivalente, un retour vers le Principe. Nous voulons ici faire allusion au symbolisme de la disparition finale du Graal : que celui-ci ait été enlevé au Ciel, suivant certaines versions, ou qu’il ait été transporté dans le « Royaume du prêtre Jean », suivant certaines autres, cela signifie exactement la même chose, ce dont M. Waite ne semble guère se douter(5). Il s’agit toujours là de ce même retrait de l’extérieur vers l’intérieur, en raison de l’état du monde à une certaine époque, ou, pour parler plus exactement, de cette portion du monde qui est en rapport avec la forme traditionnelle considérée ; ce retrait ne s’applique d’ailleurs ici qu’au côté ésotérique de la tradition, le côté exotérique étant, dans le cas du Christianisme, demeuré sans changement apparent ; mais, c’est précisément par le côté ésotérique que sont établis et maintenus les liens effectifs et conscients avec le Centre suprême. Que quelque chose en subsiste cependant, mais en quelque sorte invisiblement, tant que cette forme traditionnelle demeure vivante, cela doit être nécessairement ; s’il en était autrement, cela reviendrait à dire que l’« esprit » s’en est entièrement retiré et qu’il ne reste plus qu’un corps mort. Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus ; assurément, en principe, tout au moins, il est toujours présent pour ceux qui sont « qualifiés » ; mais, en fait, ceux-là sont devenus de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception ; et, depuis l’époque où l’on dit que les Rose-Croix se retirèrent en Asie, qu’on l’entende d’ailleurs littéralement ou symboliquement, quelles possibilités de parvenir à l’initiation effective peuvent-ils encore trouver ouvertes devant eux dans le monde occidental ?