CHAPITRE II
Le cœur et la caverne(*)

Nous avons fait allusion précédemment(**) à la relation étroite qui existe entre le symbolisme de la caverne et celui du cœur, et qui explique le rôle joué par la caverne au point de vue initiatique, en tant que représentation d’un centre spirituel. En effet, le cœur est essentiellement un symbole du centre, qu’il s’agisse d’ailleurs du centre d’un être ou, analogiquement, de celui d’un monde, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’on se place au point de vue microcosmique ou au point de vue macrocosmique ; il est donc naturel, en vertu de cette relation, que la même signification s’attache également à la caverne ; mais c’est cette connexion symbolique elle-même qu’il s’agit maintenant d’expliquer plus complètement.

La « caverne du cœur » est une expression traditionnelle connue : le mot guhâ, en sanscrit, désigne généralement une caverne, mais il s’applique également à la cavité interne du cœur, et par suite au cœur lui-même ; c’est cette « caverne du cœur » qui est le centre vital en lequel réside, non seulement jîvâtmâ, mais aussi Âtmâ inconditionné, qui est en réalité identique à Brahma lui-même, ainsi que nous l’avons exposé ailleurs(1). Ce mot guhâ est dérivé de la racine guh, dont le sens est « couvrir » ou « cacher », sens qui est aussi celui d’une autre racine similaire gup, d’où gupta qui s’applique à tout ce qui a un caractère secret, à tout ce qui ne se manifeste pas à l’extérieur : c’est l’équivalent du grec Kruptos, d’où le mot « crypte » qui est synonyme de caverne. Ces idées se rapportent au centre, en tant que celui-ci est considéré comme le point le plus intérieur, et par conséquent le plus caché ; en même temps, elles se réfèrent aussi au secret initiatique, soit en lui-même, soit en tant qu’il est symbolisé par la disposition du lieu où s’accomplit l’initiation, lieu caché ou « couvert »(2), c’est-à-dire inaccessible aux profanes, que l’accès en soit défendu par une structure « labyrinthique » ou de toute autre façon (comme, par exemple, les « temples sans portes » de l’initiation extrême-orientale), et toujours regardé comme une image du centre.

D’autre part, il importe de remarquer que ce caractère caché ou secret, en ce qui concerne les centres spirituels ou leur figuration, implique que la vérité traditionnelle elle-même, dans son intégralité, n’est plus accessible à tous les hommes indistinctement, ce qui indique qu’il s’agit d’une époque d’« obscuration » au moins relative ; ceci permet de « situer » un tel symbolisme dans le cours du processus cyclique ; mais c’est là un point sur lequel nous aurons à revenir plus complètement en étudiant les rapports de la montagne et de la caverne, en tant que l’une et l’autre sont prises comme symboles du centre. Pour le moment, nous nous contenterons d’indiquer, à cet égard, que le schéma du cœur est un triangle dont la pointe est dirigée vers le bas (le « triangle du cœur » est encore une autre expression traditionnelle) ; et ce même schéma est aussi appliqué à la caverne, tandis que celui de la montagne, ou de la pyramide qui lui équivaut, est au contraire un triangle dont la pointe est dirigée vers le haut ; cela montre qu’il s’agit d’un rapport inverse, et aussi complémentaire en un certain sens. Nous ajouterons, au sujet de cette représentation du cœur et de la caverne par le triangle inversé, que c’est là un des cas où il ne s’attache évidemment à celui-ci aucune idée de « magie noire », contrairement à ce que prétendent trop souvent ceux qui n’ont du symbolisme qu’une connaissance tout à fait insuffisante.

Cela dit, revenons à ce qui, suivant la tradition hindoue, est caché dans la « caverne du cœur » : c’est le principe même de l’être, qui, dans cet état d’« enveloppement » et par rapport à la manifestation, est comparé à ce qu’il y a de plus petit (le mot dahara, désignant la cavité où il réside, se réfère aussi à cette même idée de petitesse), alors qu’il est en réalité ce qu’il y a de plus grand, de même que le point est spatialement infime et même nul, bien qu’il soit le principe par lequel est produit tout l’espace, ou de même encore que l’unité apparaît comme le plus petit des nombres, bien qu’elle les contienne tous principiellement et produise d’elle-même toute leur série indéfinie. Ici encore, nous trouvons donc l’expression d’un rapport inverse en tant que le principe est envisagé selon deux points de vue différents ; de ces deux points de vue, celui de l’extrême petitesse concerne son état caché et en quelque sorte « invisible », qui n’est encore pour l’être qu’une « virtualité », mais à partir duquel s’effectuera le développement spirituel de cet être ; c’est donc là qu’est proprement le « commencement » (initium) de ce développement, ce qui est en relation directe avec l’initiation, entendue suivant le sens étymologique de ce terme ; et c’est précisément à ce point de vue que la caverne peut être regardée comme le lieu de la « seconde naissance ». À cet égard, nous trouvons des textes tels que celui-ci : « Sache que cet Agni, qui est le fondement du monde éternel (principiel), et par lequel celui-ci peut être atteint, est caché dans la caverne (du cœur) »(3), ce qui se réfère, dans l’ordre microcosmique, à la « seconde naissance », et aussi, par transposition dans l’ordre macrocosmique, à son analogue qui est la naissance de l’Avatâra.

Nous avons dit que ce qui réside dans le cœur est à la fois jîvâtmâ, au point de vue de la manifestation individuelle, et Âtmâ inconditionné ou Paramâtmâ, au point de vue principiel ; ces deux ne sont distingués qu’en mode illusoire, c’est-à-dire relativement à la manifestation elle-même, et ils ne sont qu’un dans la réalité absolue. Ce sont « les deux qui sont entrés dans la caverne », et qui, en même temps, sont dits aussi « demeurer sur le plus haut sommet », si bien que les deux symbolismes de la montagne et de la caverne se trouvent ici réunis(4). Le texte ajoute que « ceux qui connaissent Brahma les appellent ombre et lumière » ; ceci se rapporte plus spécialement au symbolisme de Nara-nârâyana, dont nous avons parlé ici autrefois à propos de l’Âtmâ-Gîtâ, en citant précisément ce même texte : Nara, l’humain ou le mortel, qui est jîvâtmâ, est assimilé à Arjuna, et Nârâyana, le divin ou l’immortel, qui est Paramâtmâ, est assimilé à Krishna ; or, suivant leur sens propre, le nom de Krishna désigne la couleur sombre et celui d’Arjuna la couleur claire, soit respectivement la nuit et le jour, en tant qu’on les considère comme représentant le non-manifesté et le manifesté(5). Un symbolisme exactement semblable sous ce rapport se retrouve ailleurs avec les Dioscures, mis d’autre part en relation avec les deux hémisphères, l’un obscur et l’autre éclairé, ainsi que nous l’avons indiqué en étudiant la signification de la « double spirale »(***) ; peut-être y reviendrons-nous encore en quelque autre occasion. D’un autre côté, ces « deux », c’est-à-dire jîvâtmâ et Paramâtmâ, sont aussi les « deux oiseaux » dont il est question dans d’autres textes comme « résidant sur un même arbre » (de même qu’Arjuna et Krishna sont montés sur un même char), et qui sont dits « inséparablement unis » parce que, comme nous le disions plus haut, ils ne sont réellement qu’un et ne se distinguent qu’illusoirement(6) ; il importe de remarquer ici que le symbolisme de l’arbre est essentiellement « axial » comme celui de la montagne ; et la caverne, en tant qu’elle est regardée comme située sous la montagne ou à l’intérieur même de celle-ci, se trouve aussi sur l’axe, car, dans tous les cas, et de quelque façon que les choses soient envisagées, c’est toujours là qu’est nécessairement le centre, qui est le lieu de l’union de l’individuel avec l’Universel.

Avant de quitter ce sujet, nous signalerons une remarque linguistique à laquelle il ne faut peut-être pas attacher une trop grande importance, mais qui est tout au moins curieuse : le mot égyptien hor, qui est le nom même d’Horus, semble signifier proprement « cœur » ; Horus serait donc ainsi le « Cœur du Monde », suivant une désignation qui se retrouve dans la plupart des traditions, et qui convient d’ailleurs parfaitement à l’ensemble de son symbolisme, pour autant qu’il est possible de se rendre compte de celui-ci. On pourrait être tenté, à première vue, de rapprocher ce mot hor du latin cor, qui a le même sens, et cela d’autant plus que, dans les différentes langues, les racines similaires qui désignent le cœur se rencontrent à la fois avec l’aspirée et avec la gutturale comme lettre initiale : ainsi, d’une part, hrid ou hridaya en sanscrit, heart en anglais, herz en allemand, et, d’autre part, kêr ou kardion en grec, et cor lui-même (au génitif cordis) en latin ; mais la racine commune de tous ces mots, y compris le dernier, est en réalité H R D ou K R D, et il ne semble pas qu’il puisse en être ainsi dans le cas du mot hor, de sorte qu’il s’agirait ici, non pas d’une réelle identité de racine, mais seulement d’une sorte de convergence phonétique, qui n’en est pas moins assez singulière. Mais voici qui est peut-être plus remarquable, et qui en tout cas se rattache directement à notre sujet : en hébreu, le mot hor ou hûr, écrit avec la lettre heth, signifie « caverne » ; nous ne voulons pas dire qu’il y ait un lien étymologique entre les deux mots hébreu et égyptien, quoiqu’ils puissent à la rigueur avoir une origine commune plus ou moins lointaine ; mais peu importe au fond, car quand on sait qu’il ne peut y avoir nulle part rien qui soit purement fortuit, le rapprochement n’en apparaît pas moins comme assez digne d’intérêt. Ce n’est pas tout : en hébreu également, hor ou har, écrit cette fois avec la lettre , signifie « montagne » ; si l’on remarque que heth est, dans l’ordre des aspirées, un renforcement ou un durcissement de , ce qui marque en quelque sorte une « compression », et que d’ailleurs cette lettre exprime par elle-même, idéographiquement, une idée de limite ou de clôture, on voit que, par le rapport même des deux mots, la caverne est indiquée comme le lieu renfermé à l’intérieur de la montagne, ce qui est exact littéralement aussi bien que symboliquement ; et nous nous trouvons ainsi ramené encore une fois aux rapports de la montagne et de la caverne, que nous aurons à examiner plus particulièrement dans un prochain article.