CHAPITRE III
La montagne et la caverne(*)

Nous avons déjà indiqué, dans notre précédent article(**), le rapport étroit qui existe entre la montagne et la caverne, en tant que l’une et l’autre sont prises comme symboles des centres spirituels, comme le sont d’ailleurs aussi, pour des raisons évidentes, tous les symboles « axiaux » ou « polaires », dont la montagne est précisément un des principaux. Nous rappellerons que, à cet égard, la caverne doit être regardée comme située sous la montagne ou à son intérieur, de façon à se trouver également dans l’axe, ce qui renforce encore le lien existant entre ces deux symboles, qui sont en quelque sorte complémentaires l’un de l’autre. Il faut cependant remarquer aussi, pour les « situer » exactement l’un par rapport à l’autre, que la montagne a un caractère plus « primordial » que la caverne : cela résulte du fait qu’elle est visible à l’extérieur, qu’elle est même, pourrait-on dire, ce qu’il y a de plus visible de toutes parts, tandis que la caverne est au contraire, comme nous l’avons dit, un lieu essentiellement caché et fermé. On peut facilement déduire de là que la représentation du centre spirituel par la montagne correspond proprement à la période originelle de l’humanité terrestre, pendant laquelle la vérité était intégralement accessible à tous (d’où le nom de Satya-Yuga, et le sommet de la montagne est alors Satya-Loka ou le « lieu de la vérité ») ; mais, lorsque, par suite de la marche descendante du cycle, cette même vérité ne fut plus à la portée que d’une « élite » plus ou moins restreinte (ce qui coïncide avec le début de l’initiation entendue dans son sens le plus strict) et devint cachée à la majorité des hommes, la caverne fut un symbole plus approprié pour le centre spirituel et, par suite, pour les sanctuaires initiatiques qui en sont des images. Par un tel changement, le centre, pourrait-on dire, n’abandonna pas la montagne, mais se retira seulement de son sommet à son intérieur ; d’autre part, ce même changement est en quelque sorte un « renversement », par lequel, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, le « monde céleste » (auquel se réfère l’élévation de la montagne au-dessus de la surface terrestre) est devenu en un certain sens le « monde souterrain » (bien qu’en réalité ce ne soit pas lui qui ait changé, mais les conditions du monde extérieur, et par conséquent son rapport avec celui-ci) ; et ce « renversement » se trouve figuré par les schémas respectifs de la montagne et de la caverne, qui expriment en même temps leur complémentarisme.

Comme nous l’avons dit précédemment, le schéma de la montagne, ainsi que de la pyramide et du tertre qui en sont des équivalents, est un triangle dont le sommet est dirigé vers le haut ; celui de la caverne, au contraire, est un triangle dont le sommet est dirigé vers le bas, donc qui est inversé par rapport à celui-là. Ce triangle inversé est également le schéma du cœur(1), et de la coupe qui lui est généralement assimilée dans le symbolisme, ainsi que nous l’avons montré notamment en ce qui concerne le Saint Graal(2). Ajoutons que ces derniers symboles et leurs similaires, à un point de vue plus général, se réfèrent au principe passif ou féminin de la manifestation universelle, ou à quelqu’un de ses aspects(3), tandis que ceux qui sont schématisés par le triangle droit se rapportent au principe actif ou masculin ; il s’agit donc bien là d’un véritable complémentarisme. D’autre part, si l’on dispose les deux triangles l’un au-dessous de l’autre, ce qui correspond à la situation de la caverne sous la montagne, on voit que le second peut être considéré comme le reflet du premier (fig. 1) ; et cette idée de reflet convient bien au rapport d’un symbole dérivé à un symbole primordial, suivant ce que nous avons dit tout à l’heure, de la relation de la montagne et de la caverne en tant que représentations successives du centre spirituel au cours des différentes phases du développement cyclique.

Fig. 1

On pourrait s’étonner que nous figurions ici le triangle inversé plus petit que le triangle droit, car, dès lors qu’il en est le reflet, il semblerait qu’il doit lui être égal ; mais une telle différence dans les proportions n’est pas une chose exceptionnelle dans le symbolisme : ainsi, dans la Kabbale hébraïque, le « Macroprosope » ou « Grand Visage » a pour reflet le « Microprosope » ou « Petit Visage ». De plus, il y a à cela, dans le cas présent, une raison plus particulière : nous avons rappelé, au sujet du rapport de la caverne et du cœur, le texte des Upanishads où il est dit que le Principe, qui réside au « centre de l’être », est « plus petit qu’un grain de riz, plus petit qu’un grain d’orge, plus petit qu’un grain de moutarde, plus petit qu’un grain de millet, plus petit que le germe qui est dans un grain de millet », mais aussi, en même temps, « plus grand que la terre, plus grand que l’atmosphère (ou le monde intermédiaire), plus grand que le ciel, plus grand que tous ces mondes ensemble »(4) ; or, dans le rapport inverse des deux symboles que nous considérons présentement, c’est la montagne qui correspond ici à l’idée de « grandeur », et la caverne (ou la cavité du cœur) à celle de « petitesse ». L’aspect de la « grandeur » se réfère d’ailleurs à la réalité absolue, et celui de la « petitesse » aux apparences relatives à la manifestation ; il est donc parfaitement normal que le premier soit représenté ici par le symbole qui correspond à une condition « primordiale »(5), et le second par celui qui correspond à une condition ultérieure d’« obscuration » et d’« enveloppement » spirituel.

Fig. 2

Si l’on veut représenter la caverne comme située à l’intérieur même (ou au cœur, pourrait-on dire) de la montagne, il suffit de transporter le triangle inversé à l’intérieur du triangle droit, de telle façon que leurs centres coïncident (fig. 2) ; il doit alors nécessairement être plus petit pour y être contenu tout entier, mais, à part cette différence, l’ensemble de la figure ainsi obtenue est manifestement identique au symbole du « Sceau de Salomon », où les deux triangles opposés représentent également deux principes complémentaires, dans les diverses applications dont ils sont susceptibles. D’autre part, si l’on fait les côtés du triangle inversé égaux à la moitié de ceux du triangle droit (nous les avons faits un peu moindres pour que les deux triangles apparaissent entièrement détachés l’un de l’autre, mais, en fait, il est évident que l’entrée de la caverne doit se trouver à la surface même de la montagne, donc que le triangle qui la représente devrait réellement toucher le contour de l’autre)(6), le petit triangle divisera la surface du grand en quatre parties égales, dont l’une sera le triangle inversé lui-même, tandis que les trois autres seront des triangles droits ; cette dernière considération, ainsi que celle de certaines relations numériques qui s’y rattachent, n’a pas, à vrai dire, de rapport direct avec notre présent sujet, mais nous aurons sans doute l’occasion de la retrouver par la suite au cours d’autres études.