CHAPITRE IV
Le cœur et l’Œuf du Monde(*)

Après toutes les considérations que nous avons déjà exposées dans nos précédents articles sur les divers aspects du symbolisme de la caverne, il nous reste encore à traiter un autre point important : ce sont les rapports de ce même symbole avec celui de l’« Œuf du Monde » ; mais pour que ceci puisse être bien compris et rattaché plus directement à ce que nous avons dit jusqu’ici, nous devons parler tout d’abord des rapports symboliques du cœur avec l’« Œuf du Monde ». On pourrait peut-être s’en étonner à première vue et ne discerner rien d’autre qu’une certaine similitude de forme entre le cœur et l’œuf ; mais cette similitude elle-même ne peut avoir de véritable signification que s’il existe des relations plus profondes ; or le fait que l’omphalos et le bétyle, qui sont incontestablement des symboles du centre, sont souvent de forme ovoïde, comme l’était notamment l’Omphalos de Delphes(1), montre bien qu’il doit en être ainsi et c’est là ce qu’il nous faut expliquer maintenant.

À cet égard, ce qu’il importe de remarquer avant tout, c’est que l’« Œuf du Monde » est la figure, non pas du « cosmos » dans son état de pleine manifestation, mais de ce à partir de quoi s’effectuera son développement ; et, si ce développement est représenté comme une expansion s’accomplissant dans toutes les directions à partir de son point de départ, il est évident que ce point de départ coïncidera nécessairement avec le centre même ; ainsi, l’« Œuf du Monde » est donc bien « central » par rapport au « cosmos »(2). La figure biblique du Paradis terrestre, qui est aussi le « Centre du Monde », est celle d’une enceinte circulaire, qui peut être regardée comme la coupe horizontale d’une forme ovoïde aussi bien que sphérique ; ajoutons que, en fait, la différence entre ces deux formes consiste essentiellement en ce que celle de la sphère, s’étendant également en tous sens à partir de son centre, est véritablement la forme primordiale, tandis que celle de l’œuf correspond à un état déjà différencié, dérivant du précédent par une sorte de « polarisation » ou de dédoublement du centre(3) ; cette « polarisation » peut d’ailleurs être considérée comme s’effectuant dès que la sphère accomplit un mouvement de rotation autour d’un axe déterminé, puisque, à partir de ce moment, toutes les directions de l’espace ne jouent plus uniformément le même rôle ; et ceci marque précisément le passage de l’une à l’autre de ces deux phases successives du processus cosmogonique qui sont symbolisées respectivement par la sphère et par l’œuf(4).

Cela dit, il ne reste en somme qu’à montrer que ce qui est contenu dans l’« Œuf du Monde » est réellement identique à ce qui, comme nous l’avons dit précédemment, est aussi contenu symboliquement dans le cœur, et dans la caverne en tant que celle-ci en est l’équivalent. Il s’agit ici de ce « germe » spirituel qui, dans l’ordre macrocosmique, est désigné par la tradition hindoue comme Hiranyagarbha, c’est-à-dire littéralement l’« embryon d’or »(5) ; or ce « germe » est bien véritablement l’Avatâra primordial(6), et nous avons vu que le lieu de la naissance de l’Avatâra, aussi bien que de ce qui y correspond au point de vue microcosmique, est précisément représenté par le cœur ou la caverne. On pourrait peut-être objecter que, dans le texte que nous avons cité alors(7), ainsi d’ailleurs qu’en beaucoup d’autres cas, l’Avatâra est expressément désigné comme Agni, tandis qu’il est dit que c’est Brahmâ qui s’enveloppe dans l’« Œuf du Monde », appelé pour cette raison Brahmânda, pour y naître comme Hiranyagarbha ; mais, outre que les différents noms ne désignent en réalité que divers attributs divins, qui sont toujours forcément en connexion les uns avec les autres, et non point des entités séparées, il y a lieu de remarquer plus spécialement ici que, l’or étant considéré comme la « lumière minérale » et le « soleil des métaux », la désignation même de Hiranyagarbha le caractérise effectivement comme un principe de nature ignée ; et cette raison s’ajoute encore à sa position centrale pour le faire assimiler symboliquement au Soleil, qui, du reste, est également dans toutes les traditions une des figures du « Cœur du Monde ».

Pour passer de là à l’application microcosmique, il suffit de rappeler l’analogie qui existe entre le pinda, embryon subtil de l’être individuel, et le Brahmânda ou l’« Œuf du Monde »(8) ; et ce pinda, en tant que « germe » permanent et indestructible de l’être, s’identifie par ailleurs au « noyau d’immortalité », qui est appelé luz dans la tradition hébraïque(9). Il est vrai que, en général, le luz n’est pas indiqué comme situé dans le cœur, ou que du moins ce n’est là qu’une des différentes localisations dont il est susceptible, dans sa correspondance avec l’organisme corporel, et que ce n’est pas celle qui se rapporte au cas le plus habituel ; mais elle ne s’en trouve pas moins exactement, parmi les autres, là où elle doit être d’après tout ce qui a déjà été dit, c’est-à-dire là où le luz est en relation immédiate avec la « seconde naissance ». En effet, ces localisations, qui sont aussi en rapport avec la doctrine hindoue des chakras, se réfèrent à autant de conditions de l’être humain ou de phases de son développement spirituel : à la base de la colonne vertébrale, c’est l’état de « sommeil » où se trouve le luz chez l’homme ordinaire(10) ; dans le cœur, c’est la phase initiale de sa « germination », qui est proprement la « seconde naissance » ; à l’œil frontal, c’est la perfection de l’état humain, c’est-à-dire la réintégration dans l’« état primordial » ; enfin, à la couronne de la tête, c’est le passage aux états supra-individuels ; et nous retrouverons encore la correspondance exacte de ces diverses étapes quand nous reviendrons, dans un prochain article, au symbolisme de la caverne initiatique(11).