CHAPITRE IX
L’hiéroglyphe du Cancer(*)

Nous avons eu souvent l’occasion, au cours de nos différentes études, de faire allusion au symbolisme du cycle annuel, avec ses deux moitiés ascendante et descendante, et spécialement à celui des deux portes solsticiales, qui ouvrent et ferment respectivement ces deux moitiés du cycle, et qui sont en rapport avec la figure de Janus chez les Latins, comme avec celle de Ganêsha chez les Hindous(1). Pour bien comprendre toute l’importance de ce symbolisme, il faut se souvenir que, en vertu de l’analogie de chacune des parties de l’Univers avec le tout, il y a correspondance entre les lois de tous les cycles, de quelque ordre qu’ils soient, de telle sorte que le cycle annuel, par exemple, pourra être pris comme une image réduite, et par conséquent plus accessible, des grands cycles cosmiques (et une expression comme celle de « grande année » l’indique assez nettement), et comme un abrégé, si l’on peut dire, du processus même de la manifestation universelle ; c’est d’ailleurs là ce qui donne à l’astrologie toute sa signification en tant que science proprement « cosmologique ».

S’il en est ainsi, les deux « points d’arrêt » de la marche solaire (c’est là le sens étymologique du mot « solstice ») doivent correspondre aux deux termes extrêmes de la manifestation, soit dans son ensemble, soit dans chacun des cycles qui la constituent, cycles qui sont en multitude indéfinie, et qui ne sont pas autre chose que les différents états ou degrés de l’Existence universelle. Si l’on veut appliquer ceci plus particulièrement à un cycle de manifestation individuelle, tel que celui de l’existence dans l’état humain, on pourra comprendre facilement pourquoi les deux portes solsticiales sont désignées traditionnellement comme la « porte des hommes » et la « porte des dieux ». La « porte des hommes », correspondant au solstice d’été et au signe zodiacal du Cancer, c’est l’entrée dans la manifestation individuelle ; la « porte des dieux », correspondant de même au solstice d’hiver et au signe zodiacal du Capricorne, c’est la sortie de cette même manifestation et le passage aux états supérieurs, puisque les « dieux » (les dêvas de la tradition hindoue), de même que les « anges » suivant une autre terminologie, représentent proprement, au point de vue métaphysique, les états supra-individuels de l’être(2).

Si l’on considère la répartition des signes zodiacaux suivant les quatre trigones élémentaires, on voit que le signe du Cancer correspond au « fond des Eaux », c’est-à-dire, au sens cosmogonique, au milieu embryogénique dans lequel sont déposés les germes du monde manifesté, germes correspondant, dans l’ordre « macrocosmique », au Brahmânda ou « Œuf du Monde », et, dans l’ordre « microcosmique », au pinda, prototype formel de l’individualité, préexistant en mode subtil dès l’origine de la manifestation cyclique, comme constituant une des possibilités qui devront se développer au cours de cette manifestation(3). Ceci peut également être rapporté au fait que ce même signe du Cancer est le domicile de la Lune, dont la relation avec les Eaux est bien connue, et qui, comme ces Eaux elles-mêmes, représente le principe passif et plastique de la manifestation : la sphère lunaire est proprement le « monde de la formation », ou le domaine de l’élaboration des formes dans l’état subtil, point de départ de l’existence en mode individuel(4).

Dans le symbole astrologique du Cancer , on voit le germe à l’état de demi-développement qui est précisément l’état subtil ; il s’agit donc bien, non pas de l’embryon corporel, mais du prototype formel dont nous venons de parler, et dont l’existence se situe dans le domaine psychique ou « monde intermédiaire ». D’ailleurs, sa figure est celle de l’u sanscrit, élément de spirale qui, dans l’akshara ou le monosyllabe sacré Om, constitue le terme intermédiaire entre le point (m), représentant la non-manifestation principielle, et la ligne droite (a), représentant le complet développement de la manifestation dans l’état grossier ou corporel(5).

De plus, ce germe est ici double, placé dans deux positions inverses l’une de l’autre et représentant par là même deux termes complémentaires : c’est le yang et le yin de la tradition extrême-orientale, où le symbole yin-yang qui les réunit a précisément une forme similaire. Ce symbole, en tant que représentatif des révolutions cycliques, dont les phases sont liées à la prédominance alternative du yang et du yin, est en rapport avec d’autres figures de grande importance au point de vue traditionnel, comme celle du swastika, et aussi celle de la double spirale qui se réfère au symbolisme des deux hémisphères. Ceux-ci, l’un lumineux et l’autre obscur (yang, dans sa signification originelle, est le côté de la lumière, et yin le côté de l’ombre), sont les deux moitiés de l’« Œuf du Monde », assimilées respectivement au Ciel et à la Terre(6). Ce sont aussi, pour chaque être, et toujours en vertu de l’analogie du « microcosme » avec le « macrocosme », les deux moitiés de l’Androgyne primordial, qui est en général décrit symboliquement comme étant de forme sphérique(7) ; cette forme sphérique est celle de l’être complet qui est en virtualité dans le germe originel, et qui doit être reconstitué dans sa plénitude effective au terme du développement cyclique individuel.

Il est à remarquer, d’autre part, que la forme est aussi le schéma de la conque (shankha), qui est évidemment en relation directe avec les Eaux, et qui est également représentée comme contenant les germes du cycle futur pendant les périodes de pralaya ou de « dissolution extérieure » du monde. Cette conque renferme le son primordial et impérissable (akshara), le monosyllabe Om, qui est, par ses trois éléments (mâtrâs), l’essence du triple Vêda ; et c’est ainsi que le Vêda subsiste perpétuellement, étant en soi-même antérieur à tous les mondes, mais en quelque sorte caché ou enveloppé pendant les cataclysmes cosmiques qui séparent les différents cycles, pour être ensuite manifesté de nouveau au début de chacun de ceux-ci(8). Le schéma peut d’ailleurs être complété comme étant celui de l’akshara lui-même, la ligne droite (a) recouvrant et fermant la conque (u), qui contient à son intérieur le point (m), ou le principe essentiel des êtres(9) ; la ligne droite représente alors en même temps, par son sens horizontal, la « surface des Eaux », c’est à-dire le milieu substantiel dans lequel se produira le développement des germes (représenté dans le symbolisme oriental par l’épanouissement de la fleur de lotus) après la fin de la période d’obscuration intermédiaire (sandhyâ) entre deux cycles. On aura alors, en poursuivant la même représentation schématique, une figure que l’on pourra décrire comme le retournement de la conque, s’ouvrant pour laisser échapper les germes, suivant la ligne droite orientée maintenant dans le sens vertical descendant, qui est celui du développement de la manifestation à partir de son principe non-manifesté(10).

De ces deux positions de la conque, qui se retrouvent dans les deux moitiés du symbole du Cancer, la première correspond à la figure de l’Arche de Noé (ou de Satyavrata dans la tradition hindoue), qu’on peut représenter comme la moitié inférieure d’une circonférence, fermée par son diamètre horizontal, et contenant à son intérieur le point en lequel se synthétisent tous les germes à l’état de complet enveloppement(11). La seconde position est symbolisée par l’arc-en-ciel, apparaissant « dans la nuée », c’est-à-dire dans la région des Eaux supérieures, au moment qui marque le rétablissement de l’ordre et la rénovation de toutes choses, tandis que l’Arche, pendant le cataclysme, flottait sur l’Océan des Eaux inférieures ; c’est donc la moitié supérieure de la même circonférence et la réunion des deux figures, inverses et complémentaires l’une de l’autre, qui forme une seule figure circulaire ou cyclique complète, reconstitution de la forme sphérique primordiale : cette circonférence est la coupe verticale de la sphère dont la coupe horizontale est représentée par l’enceinte circulaire du Paradis terrestre(12). Dans le yin-yang extrême-oriental, on retrouve dans la partie intérieure les deux demi-circonférences, mais déplacées par un dédoublement du centre représentant une polarisation qui est, pour chaque état de manifestation, l’analogue de ce qu’est celle de Sat ou de l’Être pur en Purusha-Prakriti pour la manifestation universelle(13).

Ces considérations n’ont pas la prétention d’être complètes, et sans doute ne correspondent-elles qu’à quelques-uns des aspects du signe du Cancer ; mais elles pourront tout au moins servir d’exemple pour montrer qu’il y a dans l’astrologie traditionnelle tout autre chose qu’un « art divinatoire » ou une « science conjecturale » comme le pensent les modernes. Il y a là, en réalité, tout ce qui se retrouve, sous des expressions diverses, dans d’autres sciences du même ordre, comme nous l’avons déjà indiqué ici-même dans notre précédente étude sur la « science des lettres », et ce qui donne à ces sciences une valeur proprement initiatique, permettant de les regarder comme faisant vraiment partie intégrante de la « Science sacrée ».