CHAPITRE XII
Le symbolisme du zodiaque
chez les pythagoriciens(*)

Nous avons traité la question des portes solsticiales(**) en nous référant surtout directement à la tradition hindoue, parce que c’est dans celle-ci que les données qui s’y rapportent sont présentées de la façon la plus nette ; mais il s’agit là de quelque chose qui, en réalité, est commun à toutes les traditions, et qu’on peut retrouver aussi dans l’antiquité occidentale. Dans le Pythagorisme, notamment, ce symbolisme zodiacal paraît bien avoir eu une importance tout aussi considérable ; les expressions de « porte des hommes » et de « porte des dieux », que nous avons employées, appartiennent d’ailleurs à la tradition grecque ; seulement, les renseignements qui sont parvenus jusqu’à nous sont ici tellement fragmentaires et incomplets que leur interprétation peut donner lieu à bien des confusions, que n’ont pas manqué de commettre, comme nous allons le voir, ceux qui les ont considérés isolément et sans les éclairer par une comparaison avec d’autres traditions.

Avant tout, pour éviter certaines équivoques sur la situation respective des deux portes, il faut se souvenir de ce que nous avons dit sur l’application du « sens inverse », suivant qu’on les envisage par rapport à l’ordre terrestre ou à l’ordre céleste : la porte solsticiale d’hiver, ou le signe du Capricorne, correspond au Nord dans l’année, mais au Sud quant à la marche du Soleil dans le ciel ; de même, la porte solsticiale d’été, ou le signe du Cancer, correspond au Sud dans l’année, et au Nord quant à la marche du Soleil. C’est pourquoi, tandis que le mouvement « ascendant » du Soleil va du Sud au Nord et son mouvement « descendant » du Nord au Sud, la période « ascendante » de l’année doit être regardée au contraire comme s’accomplissant en allant du Nord au Sud, et sa période « descendante » en allant du Sud au Nord, ainsi que nous l’avons déjà dit précédemment. C’est par rapport à ce dernier point de vue que, suivant le symbolisme vêdique, la porte du dêva-loka est située vers le Nord et celle du pitri-loka vers le Sud, sans qu’il y ait là, malgré les apparences, aucune contradiction avec ce que nous allons maintenant trouver ailleurs.

Nous citerons, en l’accompagnant des explications et des rectifications nécessaires, le résumé des données pythagoriciennes exposé par M. Jérôme Carcopino(1) : « Les Pythagoriciens, dit celui-ci, avaient bâti toute une théorie sur les rapports du Zodiaque avec la migration des âmes. À quelle date remonte-t-elle ? Il est impossible de le savoir. Toujours est-il qu’au iie siècle de notre ère, elle s’épanouissait dans les écrits du Pythagoricien Nouménios, auxquels il nous est loisible d’atteindre, par un résumé sec et tardif de Proclos, dans son commentaire à la République de Platon, et par une analyse, à la fois plus ample et plus ancienne, de Porphyre, aux chapitres XXI et XXII de De Antro Nympharum ». Il y a là, notons-le tout de suite, un assez bel exemple d’« historicisme » : la vérité est qu’il ne s’agit nullement d’une théorie « bâtie » plus ou moins artificiellement, à telle ou telle date, par les Pythagoriciens ou par d’autres, à la façon d’une simple vue philosophique ou d’une conception individuelle quelconque ; il s’agit d’une connaissance traditionnelle, concernant une réalité d’ordre initiatique, et qui, en raison même de son caractère traditionnel, n’a et ne peut avoir aucune origine chronologiquement assignable. Bien entendu, ce sont là des considérations qui peuvent échapper à un « érudit » ; mais du moins doit-il pouvoir comprendre ceci : si la théorie dont il s’agit avait été « bâtie par les Pythagoriciens », comment expliquer qu’elle se retrouve partout, en dehors de toute influence grecque, et notamment dans les textes vêdiques, qui sont assurément fort antérieurs au Pythagorisme ? Cela encore, M. Carcopino, en tant que « spécialiste » de l’antiquité gréco-latine, peut malheureusement l’ignorer ; mais, d’après ce qu’il rapporte lui-même par la suite, cette donnée se trouve déjà chez Homère ; donc, même chez les Grecs, elle était connue, nous ne dirons pas seulement avant Nouménios, ce qui est trop évident, mais avant Pythagore lui-même ; c’est un enseignement traditionnel qui s’est transmis d’une façon continue à travers les siècles, et peu importe la date peut-être « tardive » à laquelle certains auteurs, qui n’ont rien inventé et n’en ont pas eu la prétention, l’ont formulé par écrit d’une façon plus ou moins précise.

Cela dit, revenons à Proclos et à Porphyre : « Nos deux auteurs concordent pour attribuer à Nouménios la détermination des points extrêmes du ciel, le tropique d’hiver, sous le signe du Capricorne, et le tropique d’été, sous celui du Cancer, et pour définir, évidemment d’après lui, et d’après les “théologiens” qu’il cite et qui lui ont servi de guides, le Cancer et le Capricorne comme les deux portes du ciel. Soit pour descendre dans la génération, soit pour remonter à Dieu, les âmes devaient donc nécessairement franchir l’une d’elles. » Par « points extrêmes du ciel », expression un peu trop elliptique pour être parfaitement claire en elle-même, il faut naturellement entendre ici les points extrêmes atteints par le Soleil dans sa course annuelle, et où il s’arrête en quelque sorte, d’où le nom de « solstices » ; c’est à ces points solsticiaux que correspondent les deux « portes du ciel », ce qui est bien exactement la doctrine traditionnelle que nous connaissons déjà. Comme nous l’avons indiqué ailleurs(2), ces deux points étaient parfois symbolisés, par exemple sous le trépied de Delphes et sous les pieds des coursiers du char solaire, par le poulpe et le dauphin, qui représentent respectivement le Cancer et le Capricorne. Il va de soi, d’autre part, que les auteurs en question n’ont pas pu attribuer à Nouménios la détermination même des point solsticiaux, qui furent connus de tout temps ; ils se sont simplement référés à lui comme à un de ceux qui en avaient parlé avant eux, et comme lui-même s’était déjà référé à d’autres « théologiens ».

Il s’agit ensuite de préciser le rôle propre de chacune des deux portes, et c’est là que va apparaître la confusion : « Selon Proclos, Nouménios les aurait étroitement spécialisées : par la porte du Cancer, la chute des âmes sur la terre ; par celle du Capricorne, l’ascension des âmes dans l’éther. Chez Porphyre, au contraire, il est dit seulement que le Cancer est au Nord et favorable à la descente, le Capricorne au Midi et favorable à la montée : de sorte qu’au lieu d’être strictement assujetties au “sens unique”, les âmes auraient conservé, tant à l’aller qu’au retour, une certaine liberté de circulation. » La fin de cette citation n’exprime, à vrai dire, qu’une interprétation dont il convient de laisser toute la responsabilité à M. Carcopino ; nous ne voyons pas du tout en quoi ce que dit Porphyre serait « contraire » à ce que dit Proclos ; c’est peut-être formulé d’une façon un peu plus vague, mais cela semble bien vouloir dire la même chose au fond : ce qui est « favorable » à la descente ou à la montée doit sans doute s’entendre comme ce qui la rend possible, car il n’est guère vraisemblable que Porphyre ait voulu laisser subsister par là une sorte d’indétermination, ce qui, étant incompatible avec le caractère rigoureux de la science traditionnelle, ne serait en tout cas chez lui qu’une preuve d’ignorance pure et simple sur ce point. Quoi qu’il en soit, il est visible que Nouménios n’a fait que répéter, sur le rôle des deux portes, l’enseignement traditionnel connu ; d’autre part, s’il place, comme l’indique Porphyre, le Cancer au Nord et le Capricorne au Midi, c’est qu’il a en vue leur situation dans le ciel ; c’est d’ailleurs ce qu’indique assez nettement le fait que, dans ce qui précède, il est question des « tropiques », qui ne peuvent avoir d’autre signification que celle-là, et non pas des « solstices », qui se rapporteraient au contraire plus directement au cycle annuel ; et c’est pourquoi la situation énoncée ici est inverse de celle que donne le symbolisme vêdique, sans pourtant que cela fasse aucune différence réelle, puisqu’il y a là deux points de vue également légitimes, et qui s’accordent parfaitement entre eux dès qu’on a compris leur rapport.

Nous allons voir quelque chose de bien plus extraordinaire encore : M. Carcopino continue en disant qu’« il est difficile, en l’absence de l’original, de dégager de ces allusions divergentes », mais qui, devons-nous ajouter, ne sont en réalité divergentes que dans sa pensée, « la véritable doctrine de Nouménios », qui, nous l’avons vu, n’est point sa doctrine propre, mais seulement l’enseignement rapporté par lui, ce qui est d’ailleurs plus important et plus digne d’intérêt ; « mais il ressort du contexte de Porphyre que, même exposée sous sa forme la plus élastique », comme s’il pouvait y avoir de l’« élasticité » dans une question qui est uniquement affaire de connaissance exacte, « elle resterait en contradiction avec celles de certains de ses prédécesseurs, et, notamment, avec le système que des Pythagoriciens plus anciens avaient appuyé sur leur interprétation des vers de L’Odyssée où Homère a décrit la grotte d’Ithaque », c’est-à-dire cet « antre des Nymphes » qui n’est pas autre chose qu’une des figurations de la « caverne cosmique » dont nous avons parlé précédemment. « Homère, note Porphyre, ne s’est pas borné à dire que cette grotte avait deux portes. Il a spécifié que l’une était tournée du côté du Nord, et l’autre, plus divine, du côté du Midi, et que l’on descendait par la porte du Nord. Mais il n’a pas indiqué si l’on pouvait descendre par la porte du Midi. Il dit seulement : c’est l’entrée des dieux. Jamais l’homme ne prend le chemin des immortels. » Nous pensons que ce doit être là le texte même de Porphyre, et nous n’y voyons pas la contradiction annoncée ; mais voici maintenant le commentaire de M. Carcopino : « Aux termes de cette exégèse, on aperçoit, en ce raccourci de l’univers qu’est l’antre des Nymphes, les deux portes qui se dressent aux cieux et sous lesquelles passent les âmes, et, à l’inverse du langage que Proclos prête à Nouménios, c’est celle du Nord, le Capricorne, qui fut réservée d’abord à la sortie des âmes, et celle du Midi, le Cancer, par conséquent, qu’on assigna à leur retour à Dieu. »

Maintenant que nous avons achevé la citation, nous pouvons facilement nous rendre compte que la prétendue contradiction, là encore, n’existe que du fait de M. Carcopino ; il y a en effet dans la dernière phrase une erreur manifeste, et même une double erreur, qui semble véritablement inexplicable. D’abord, c’est M. Carcopino qui ajoute de sa propre initiative la mention du Capricorne et du Cancer ; Homère, d’après Porphyre, désigne seulement les deux portes par leur situation au Nord et au Midi, sans indiquer les signes zodiacaux correspondants ; mais, puisqu’il précise que la porte « divine » est celle du Midi, il faut en conclure que c’est celle-là qui correspond pour lui au Capricorne, tout comme pour Nouménios, c’est-à-dire que lui aussi place ces portes suivant leur situation dans le ciel, ce qui paraît donc avoir été, d’une façon générale, le point de vue dominant dans toute la tradition grecque, même avant le Pythagorisme. Ensuite, la sortie des âmes du « cosmos » et leur « retour à Dieu » ne sont proprement qu’une seule et même chose, de sorte que M. Carcopino attribue, apparemment sans s’en apercevoir, le même rôle à l’une et à l’autre des deux portes ; Homère dit bien, au contraire, que c’est par la porte du Nord que s’effectue la « descente », c’est-à-dire l’entrée dans la « caverne cosmique », ou, en d’autres termes, dans le monde de la génération ou de la manifestation individuelle. Quant à la porte du Midi, c’est la sortie du « cosmos », et, par conséquent, c’est par elle que s’effectue la « montée » des êtres en voie de libération ; Homère ne dit pas expressément si l’on peut aussi descendre par cette porte, mais cela n’est pas nécessaire, car, en la désignant comme l’« entrée des dieux », il indique suffisamment quelles sont les « descentes » exceptionnelles qui s’effectuent par là, conformément à ce que nous avons expliqué dans notre dernier article. Enfin, que la situation des deux portes soit envisagée par rapport à la marche du Soleil dans le ciel, comme dans la tradition grecque, ou par rapport aux saisons dans le cycle annuel terrestre, comme dans la tradition hindoue, c’est bien toujours le Cancer qui est la « porte des hommes » et le Capricorne qui est la « porte des dieux » ; il ne peut y avoir aucune variation là-dessus, et, en fait, il n’y en a aucune ; ce n’est que l’incompréhension des « érudits » modernes qui croit découvrir, chez les divers interprètes des doctrines traditionnelles, des divergences et des contradictions qui ne s’y trouvent point.