CHAPITRE XIII
Le symbolisme solsticial de Janus(*)

Nous avons vu(**) que le symbolisme des deux portes solsticiales, en Occident, existait chez les Grecs et plus spécialement chez les Pythagoriciens ; il se retrouve également chez les Latins, où il était essentiellement lié au symbolisme de Janus. Comme nous avons déjà fait allusion à celui-ci et à ses divers aspects en maintes occasions, nous n’envisagerons ici que les points qui se rattachent plus directement à ce que nous avons exposé dans nos derniers articles, bien qu’il soit d’ailleurs difficile de les isoler entièrement de l’ensemble très complexe dont ils font partie.

Janus, sous l’aspect dont il s’agit présentement, est proprement le janitor qui ouvre et ferme les portes (januæ) du cycle annuel, avec les clefs qui sont un de ses principaux attributs ; et nous rappellerons, à ce propos, que la clef est un symbole « axial ». Ceci se rapporte naturellement au côté « temporel » du symbolisme de Janus : ses deux visages, suivant l’interprétation la plus habituelle, sont considérés comme représentant respectivement le passé et l’avenir ; or cette considération du passé et de l’avenir se retrouve évidemment pour un cycle quelconque, tel que le cycle annuel, quand on l’envisage de l’une et de l’autre de ses deux extrémités. À ce point de vue d’ailleurs, il importe d’ajouter, pour compléter la notion du « triple temps », que, entre le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore, le véritable visage de Janus, celui qui regarde le présent, n’est, dit-on, ni l’un ni l’autre de ceux que l’on peut voir. Ce troisième visage, en effet, est invisible parce que le présent, dans la manifestation temporelle, n’est qu’un instant insaisissable(1) ; mais, lorsqu’on s’élève au-dessus des conditions de cette manifestation transitoire et contingente, le présent contient au contraire toute réalité. Le troisième visage de Janus correspond, dans un autre symbolisme, celui de la tradition hindoue, à l’œil frontal de Shiva, invisible aussi, puisqu’il n’est représenté par aucun organe corporel, et qui figure le « sens de l’éternité » ; un regard de ce troisième œil réduit tout en cendres, c’est-à-dire qu’il détruit toute manifestation ; mais, lorsque la succession est transmuée en simultanéité, le temporel en intemporel, toutes choses se retrouvent et demeurent dans l’« éternel présent », de telle sorte que la destruction apparente n’est véritablement qu’une « transformation ».

Revenons à ce qui concerne plus particulièrement le cycle annuel : ses portes, que Janus a pour fonction d’ouvrir et de fermer, ne sont autres que les portes solsticiales dont nous avons parlé. Aucun doute n’est possible à cet égard ; en effet, Janus a donné son nom au mois de janvier (januarius), qui est le premier mois de l’année, celui par lequel elle s’ouvre, lorsqu’elle commence normalement au solstice d’hiver ; en outre, ce qui est encore plus net, la fête de Janus, à Rome, était célébrée aux deux solstices par les Collegia Fabrorum ; nous aurons tout à l’heure à insister davantage sur ce dernier point. Les portes solsticiales donnant accès, ainsi que nous l’avons dit précédemment, aux deux moitiés ascendante et descendante du cycle zodiacal qui y ont leurs points de départ respectifs, Janus, que nous avons déjà vu apparaître comme le « Maître du triple temps » (désignation qui est également appliquée à Shiva par la tradition hindoue), est aussi par là le « Maître des deux voies », de ces deux voies de la droite et de la gauche que les Pythagoriciens représentaient par la lettre Y(2), et qui sont, au fond, identiques au dêva-yâna et au pitri-yâna(3). On peut facilement comprendre, d’après cela, que les clefs de Janus sont en réalité les mêmes que celles qui, suivant la tradition chrétienne, ouvrent et ferment le « Royaume des Cieux » (la voie par laquelle celui-ci est atteint correspondant en ce sens au dêva-yâna)(4), et cela d’autant plus que, sous un autre rapport, ces deux mêmes clefs, l’une d’or et l’autre d’argent, étaient aussi celles des « grands mystères » et des « petits mystères ».

En effet, Janus était le dieu de l’initiation(5), et cette attribution est des plus importantes, non seulement en elle-même, mais aussi au point de vue où nous nous plaçons en ce moment, parce qu’il y a là une connexion manifeste avec ce que nous avons dit du rôle proprement initiatique de la caverne et des autres « images du monde » qui en sont des équivalents, rôle qui nous a précisément amené à envisager la question des portes solsticiales. C’est d’ailleurs à ce titre que Janus présidait aux Collegia Fabrorum, ceux-ci étant les dépositaires des initiations qui, comme dans toutes les civilisations traditionnelles, étaient liées à l’exercice des métiers ; et ce qui est très remarquable, c’est qu’il y a là quelque chose qui, loin d’avoir disparu avec l’ancienne civilisation romaine, s’est continué sans interruption dans le Christianisme même, et dont, si étrange que cela puisse paraître à ceux qui ignorent certaines « transmissions », on peut encore retrouver la trace jusqu’à nos jours.

Dans le Christianisme, les fêtes solsticiales de Janus sont devenues celles des deux saints Jean, et celles-ci sont toujours célébrées aux mêmes époques, c’est-à-dire aux environs immédiats des deux solstices d’hiver et d’été(6) ; et ce qui est bien significatif aussi, c’est que l’aspect ésotérique de la tradition chrétienne a toujours été regardé comme « johannite », ce qui donne à ce fait un sens dépassant nettement, quelles que puissent être les apparences extérieures, le domaine simplement religieux et exotérique. La succession des anciens Collegia Fabrorum a d’ailleurs été transmise régulièrement aux corporations qui, à travers tout le moyen âge, ont gardé le même caractère initiatique, et notamment à celle des constructeurs ; celle-ci eut donc naturellement pour patrons les deux saints Jean, et de là vient l’expression bien connue de « Loge de saint Jean », qui a été conservée par la Maçonnerie, celle-ci n’étant elle-même rien d’autre que la continuation, par filiation directe, des organisations dont nous venons de parler(7). Même sous sa forme « spéculative » moderne, la Maçonnerie a toujours conservé également, comme un des témoignages les plus explicites de son origine, les fêtes solsticiales, consacrées aux deux saints Jean après l’avoir été aux deux faces de Janus(8) ; et c’est ainsi que la donnée traditionnelle des deux portes solsticiales, avec ses connexions initiatiques, s’est maintenue, encore vivante même si elle est généralement incomprise, jusque dans le monde occidental actuel.