CHAPITRE XIV
À propos des deux saints Jean(*)

Bien que l’été soit généralement considéré comme une saison joyeuse et l’hiver comme une saison triste, par là même que le premier représente en quelque sorte le triomphe de la lumière et le second celui de l’obscurité, les deux solstices correspondants n’en ont pas moins, en réalité, un caractère exactement opposé à celui-là ; il peut sembler qu’il y ait là un paradoxe assez étrange, et pourtant il est bien facile de comprendre qu’il en soit ainsi dès lors qu’on a quelque connaissance des données traditionnelles sur la marche du cycle annuel. En effet, ce qui a atteint son maximum ne peut plus que décroître, et ce qui est parvenu à son minimum ne peut au contraire que commencer aussitôt à croître(1) ; c’est pourquoi le solstice d’été marque le début de la moitié descendante de l’année, et le solstice d’hiver, inversement, celui de sa moitié ascendante ; et c’est aussi ce qui explique, au point de vue de sa signification cosmique, cette parole de saint Jean-Baptiste, dont la naissance coïncide avec le solstice d’été : « Il faut qu’il croisse (le Christ, né au solstice d’hiver) et que je diminue »(2). On sait que, dans la tradition hindoue, la phase ascendante est mise en rapport avec le dêva-yâna, et la phase descendante avec le pitri-yâna ; par suite, dans le Zodiaque, le signe du Cancer, correspondant au solstice d’été, est la « porte des hommes », qui donne accès au pitri-yâna, et le signe du Capricorne, correspondant au solstice d’hiver, est la « porte des dieux », qui donne accès au dêva-yâna(3). En réalité, c’est la moitié ascendante du cycle annuel qui est la période « joyeuse », c’est-à-dire bénéfique ou favorable, et sa moitié descendante qui est la période « triste », c’est-à-dire maléfique ou défavorable ; et le même caractère appartient naturellement à la porte solsticiale qui ouvre chacune de ces deux périodes en lesquelles l’année se trouve divisée par le sens même de la marche du Soleil.

On sait d’autre part que, dans le Christianisme, ce sont les fêtes des deux saints Jean qui sont en rapport direct avec les deux solstices(4) ; et ce qui est assez remarquable, bien que nous ne l’ayons jamais vu signalé nulle part, c’est que ce que nous venons de rappeler est exprimé d’une certaine façon par le double sens qui se trouve inclus dans le nom même de Jean(5). En effet, le mot hanan, en hébreu, a à la fois le sens de « bienveillance » et de « miséricorde » et celui de « louange » (et il est au moins curieux de constater que, en français même, des mots comme « grâce » et « merci » ont aussi exactement la même double signification) ; par suite, le nom Johanan peut signifier « miséricorde de Dieu » et aussi « louange à Dieu ». Or, il est facile de se rendre compte que le premier de ces deux sens paraît convenir tout particulièrement à saint Jean-Baptiste et le second à saint Jean l’Évangéliste ; on peut d’ailleurs dire que la miséricorde est évidemment « descendante » et la louange « ascendante », ce qui nous ramène encore à leur rapport avec les deux moitiés du cycle annuel(6).

En relation avec les deux saints Jean et leur symbolisme solsticial, il est intéressant aussi de considérer un symbole(**) qui semble être particulier à la Maçonnerie anglo-saxonne, ou qui du moins ne s’est conservé que dans celle-ci : c’est un cercle avec un point au centre, compris entre deux tangentes parallèles ; et ces tangentes sont dites représenter les deux saints Jean. Le cercle est en effet ici la figure du cycle annuel, et sa signification solaire est d’ailleurs rendue plus manifeste par la présence du point central, puisque la même figure est aussi en même temps le signe astrologique du Soleil ; et les deux droites parallèles sont les tangentes à ce cercle aux deux points solsticiaux, marquant ainsi leur caractère de « points-limites », parce que ces points sont en effet comme les bornes que le Soleil ne peut jamais dépasser au cours de sa marche ; c’est parce que ces lignes correspondent ainsi aux deux solstices qu’on peut dire aussi qu’elles représentent par là même les deux saints Jean. Il y a cependant dans cette figuration, une anomalie au moins apparente : le diamètre solsticial du cycle annuel doit, comme nous l’avons expliqué en d’autres occasions, être regardé comme relativement vertical par rapport au diamètre équinoxial, et c’est d’ailleurs seulement de cette façon que les deux moitiés du cycle, allant d’un solstice à l’autre, peuvent réellement apparaître respectivement comme ascendante et descendante, les points solsticiaux étant alors le point le plus haut et le point le plus bas du cercle ; dans ces conditions, les tangentes aux extrémités du diamètre solsticial, étant perpendiculaires à celui-ci, seront nécessairement horizontales. Or, dans le symbole que nous envisageons en ce moment, les deux tangentes sont au contraire figurées comme verticales ; il y a donc, dans ce cas spécial, une certaine modification apportée au symbolisme général du cycle annuel et qui s’explique d’ailleurs assez simplement, car il est évident qu’elle n’a pu être amenée que par une assimilation qui s’est établie entre ces deux lignes parallèles et les deux colonnes ; ces dernières, qui naturellement ne peuvent être que verticales, ont du reste aussi, par leur situation respective au Nord et au Midi, et tout au moins à un certain point de vue, un rapport effectif avec le symbolisme solsticial.

Cet aspect des deux colonnes se voit surtout nettement dans le cas du symbole des « colonnes d’Hercule »(7) ; le caractère de « héros solaire » d’Hercule et la correspondance zodiacale de ses douze travaux sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’y insister ; et il est bien entendu que c’est précisément ce caractère solaire qui justifie la signification solsticiale des deux colonnes auxquelles est attaché son nom. Dès lors qu’il en est ainsi, la devise non plus ultra qui est rapportée à ces colonnes apparaît comme ayant une double signification : elle n’exprime pas seulement, suivant l’interprétation habituelle qui se réfère au point de vue terrestre et qui est d’ailleurs valable dans son ordre, qu’elles marquent les limites du monde « connu », c’est-à-dire en réalité qu’elles sont les bornes que, pour des raisons qu’il pourrait être intéressant de rechercher, il n’était pas permis aux voyageurs de dépasser ; mais elle indique en même temps, et sans doute faudrait-il dire avant tout, que, au point de vue céleste, elles sont les limites que le Soleil ne peut pas franchir et entre lesquelles, comme entre les deux tangentes dont il était question tout à l’heure, s’accomplit intérieurement sa marche annuelle(8). Ces dernières considérations peuvent paraître assez éloignées de notre point de départ, mais à vrai dire il n’en est rien, puisqu’elles contribuent à l’explication d’un symbole qui est expressément référé aux deux saints Jean ; et d’ailleurs on peut dire que, dans la forme chrétienne de la tradition, tout ce qui concerne le symbolisme solsticial est aussi par là même plus ou moins directement en rapport avec les deux saints Jean.