CHAPITRE XV
Le Zodiaque et les points cardinaux(*)

Dans le livre sur les castes dont nous avons rendu compte récemment(**), M. A. M. Hocart signale le fait que « dans l’organisation de la cité, les quatre groupes sont situés aux différents points cardinaux à l’intérieur de l’enceinte quadrangulaire ou circulaire » ; cette répartition n’est d’ailleurs pas particulière à l’Inde, mais on en trouve de nombreux exemples chez les peuples les plus divers ; et, le plus souvent, chaque point cardinal est mis en correspondance avec un des éléments et une des saisons, ainsi qu’avec une couleur emblématique de la caste qui y était située(1). Dans l’Inde, les Brâhmanes occupaient le Nord, les Kshatriyas l’Est, les Vaishyas le Sud, et les Shûdras l’Ouest ; on avait ainsi une division en « quartiers » au sens propre de ce mot, qui, à l’origine, désigne évidemment le quart d’une ville, bien que, dans l’usage moderne, cette signification précise paraisse avoir été plus ou moins complètement oubliée. Il va de soi que cette répartition est en étroit rapport avec la question plus générale de l’orientation, qui, pour l’ensemble d’une ville aussi bien que pour chaque édifice en particulier, jouait, comme on le sait, un rôle important dans toutes les anciennes civilisations traditionnelles.

Cependant, M. Hocart est embarrassé pour expliquer la situation propre de chacune des quatre castes(2) ; cet embarras, au fond, provient uniquement de l’erreur qu’il commet en considérant la caste royale, c’est-à-dire celle des Kshatriyas, comme la première ; partant alors de l’Est, il ne peut trouver aucun ordre régulier de succession, et, notamment, la situation des Brâhmanes au Nord devient ainsi tout à fait inintelligible. Au contraire, il n’y a aucune difficulté si l’on observe l’ordre normal, c’est-à-dire si l’on commence par la caste qui est en réalité la première, celle des Brâhmanes : il faut alors partir du Nord, et, en tournant dans un sens de pradakshinâ, on trouve les quatre castes se suivant dans un ordre parfaitement régulier ; il ne reste donc plus qu’à comprendre d’une façon plus complète les raisons symboliques de cette répartition suivant les points cardinaux.

Ces raisons se fondent essentiellement sur le fait que le plan traditionnel de la cité est une image du Zodiaque ; et l’on retrouve immédiatement ici la correspondance des points cardinaux avec les saisons : en effet, comme nous l’avons expliqué ailleurs, le solstice d’hiver correspond au Nord, l’équinoxe de printemps à l’Est, le solstice d’été au Sud, et l’équinoxe d’automne à l’Ouest. Dans la division en « quartiers », chacun de ceux-ci devra naturellement correspondre à l’ensemble formé par trois des douze signes zodiacaux : un des signes solsticiaux ou équinoxiaux, qu’on peut appeler signes « cardinaux », et les deux signes adjacents à celui-là. Il y aura donc trois signes compris dans chaque « quadrant » si la forme de l’enceinte est circulaire, ou sur chaque côté si elle est quadrangulaire ; cette dernière forme est d’ailleurs plus particulièrement appropriée à une ville, parce qu’elle exprime une idée de stabilité qui convient à un établissement fixe et permanent, et aussi parce que ce dont il s’agit n’est pas le Zodiaque céleste lui-même, mais seulement une image et comme une sorte de projection terrestre de celui-ci. Nous rappellerons incidemment à ce propos que, sans doute pour des raisons analogues, les anciens astrologues traçaient leurs horoscopes sous une forme carrée, dans laquelle chaque côté était également occupé par trois signes zodiacaux ; nous retrouverons d’ailleurs cette disposition dans les considérations qui vont suivre(***).

D’après ce qui vient d’être dit, on voit que la répartition des castes dans la cité suit exactement la marche du cycle annuel, celui-ci commençant normalement au solstice d’hiver ; il est vrai que certaines traditions font débuter l’année en un autre point solsticial ou équinoxial, mais il s’agit alors de formes traditionnelles en relation plus particulière avec certaines périodes cycliques secondaires ; la question ne se pose pas pour la tradition hindoue, qui représente la continuation la plus directe de la tradition primordiale, et qui, de plus, insiste tout spécialement sur la division du cycle annuel en ses deux moitiés ascendante et descendante, s’ouvrant respectivement aux deux « portes » solsticiales d’hiver et d’été, ce qui est en effet le point de vue qu’on peut dire proprement fondamental à cet égard. D’autre part, le Nord, étant considéré comme le point le plus élevé (uttara), et marquant aussi le point de départ de la tradition, convient tout naturellement aux Brâhmanes ; les Kshatriyas se placent au point qui vient ensuite dans la correspondance cyclique, c’est-à-dire à l’Est, côté du soleil levant ; de la comparaison de ces deux positions, on pourrait inférer assez légitimement que, tandis que le caractère du sacerdoce est « polaire », celui de la royauté est « solaire », ce que beaucoup d’autres considérations symboliques confirmeraient encore ; et peut-être même ce caractère « solaire » n’est-il pas sans rapport avec le fait que les Avatâras des temps « historiques » sont issus de la caste des Kshatriyas. Les Vaishyas, venant en troisième lieu, prennent place au Sud, et avec eux se termine la succession des castes « deux fois nées » ; il ne reste plus pour les Shûdras que l’Ouest, qui est regardé partout comme le côté de l’obscurité.

Tout cela est donc parfaitement logique, à la seule condition qu’il n’y ait pas de méprise sur le point de départ qu’il convient de prendre ; et, pour justifier plus complètement le caractère « zodiacal » du plan traditionnel des villes, nous citerons maintenant quelques faits qui montrent que, si la division de celles-ci répondait principalement à la division quaternaire du cycle, il y a des cas où une subdivision duodénaire était nettement indiquée. Nous en avons un exemple dans la fondation des cités suivant le rite que les Romains avaient reçu des Étrusques : l’orientation était marquée par deux voies rectangulaires, le cardo, allant du Sud au Nord, et le decumanus, allant de l’Ouest à l’Est ; aux extrémités de ces deux voies étaient les portes de la ville, qui se trouvaient ainsi exactement situées aux quatre points cardinaux. La ville était partagée de cette façon en quatre quartiers, qui cependant, dans ce cas, ne correspondaient pas précisément aux points cardinaux comme dans l’Inde, mais plutôt aux points intermédiaires ; il va de soi qu’il faut tenir compte de la différence des formes traditionnelles, qui exige des adaptations diverses, mais le principe de la division n’en est pas moins le même. En outre, et c’est là le point qu’il importe de souligner présentement, à cette division en quartiers se superposait une division en « tribus », c’est-à-dire, suivant le sens étymologique de ce mot, une division ternaire : chacune des trois « tribus » comprenait quatre « curies », réparties dans les quatre quartiers, de sorte qu’on avait ainsi, en définitive, une division duodénaire.

Un autre exemple est celui des Hébreux, qui est donné par M. Hocart lui-même, bien qu’il ne semble pas remarquer l’importance du duodénaire : « Les Hébreux, dit-il(3), connaissaient la division sociale en quatre quartiers ; leurs douze tribus territoriales étaient réparties en quatre groupes de trois tribus, dont une tribu principale : Juda campait à l’Est, Ruben au Sud, Éphraïm à l’Ouest, et Dan au Nord. Les Lévites formaient un cercle intérieur autour du Tabernacle et étaient aussi divisés en quatre groupes placés aux quatre points cardinaux, la branche principale étant à l’Est »(4). À vrai dire, il ne s’agit pas ici de l’organisation d’une cité, mais de celle d’un camp tout d’abord, et, plus tard, de la répartition du territoire d’un pays tout entier ; mais, évidemment, cela ne fait aucune différence au point de vue où nous nous plaçons ici. La difficulté, pour établir une comparaison exacte avec ce qui existe ailleurs, vient de ce qu’il ne semble pas que des fonctions sociales définies aient jamais été assignées à chacune des tribus, ce qui ne permet pas d’assimiler celles-ci à des castes proprement dites ; cependant, sur un point tout au moins, on peut noter une similitude très nette avec la disposition adoptée dans l’Inde, car la tribu royale, qui était celle de Juda, se trouvait également placée à l’Est. D’autre part, il y a aussi une différence remarquable : la tribu sacerdotale, celle de Lévi qui n’était pas comptée au nombre des douze, n’avait pas de place sur les côtés du quadrilatère, et, par la suite, aucun territoire ne devait lui être assigné en propre ; sa situation à l’intérieur du camp peut s’expliquer par le fait qu’elle était expressément attachée au service d’un sanctuaire unique, qui était primitivement le Tabernacle, et dont la position normale était au centre. Quoi qu’il en soit, ce qui importe pour nous présentement, c’est la constatation que les douze tribus étaient réparties par trois sur les quatre côtés d’un quadrilatère, ces côtés étant situés respectivement vers les quatre points cardinaux ; et l’on sait assez généralement qu’il y avait, en fait, une correspondance symbolique entre les douze tribus d’Israël et les douze signes du Zodiaque, ce qui ne laisse aucun doute sur le caractère et la signification de la répartition dont il s’agit ; nous ajouterons seulement que la tribu principale, sur chacun des côtés, correspond manifestement à un des quatre signes « cardinaux », les deux autres correspondant aux deux signes adjacents.

Si maintenant l’on se réfère à la description apocalyptique de la « Jérusalem céleste », il est facile de voir que son plan reproduit exactement celui du camp des Hébreux dont nous venons de parler ; et, en même temps, ce plan est aussi identique à la figure horoscopique carrée que nous avons mentionnée plus haut. La ville, qui est en effet bâtie en carré, a douze portes, sur lesquelles sont écrits les noms des douze tribus d’Israël ; et ces portes sont réparties de la même façon sur les quatre côtés : « trois portes à l’Orient, trois au Septentrion, trois au Midi et trois à l’Occident ». Il est évident que ces douze portes correspondent encore aux douze signes zodiacaux, les quatre portes principales, c’est-à-dire celles qui sont au milieu des côtés du carré, correspondant aux signes solsticiaux et équinoxiaux ; et les douze aspects du Soleil se rapportant à chacun des signes, c’est-à-dire les douze Âdityas de la tradition hindoue, apparaissent sous la forme des douze fruits de l’« Arbre de Vie », qui, placé au centre de la ville, « rend son fruit chaque mois », c’est-à-dire précisément suivant les positions successives du Soleil dans le Zodiaque au cours du cycle annuel. Enfin, cette ville « descendant du ciel en terre » représente assez clairement, dans une de ses significations tout au moins, la projection de l’« archétype » céleste dans la constitution de la cité terrestre ; et nous pensons que tout ce que nous venons d’exposer montre suffisamment que cet « archétype » est symbolisé essentiellement par le Zodiaque.