CHAPITRE XVI
La chaîne d’union(*)

Parmi les symboles maçonniques qui semblent être le plus souvent assez peu compris de nos jours se trouve celui de la « chaîne d’union »(1), qui entoure la Loge à sa partie supérieure. Certains veulent y voir le cordeau dont les Maçons opératifs se servaient pour tracer et délimiter le contour d’un édifice ; ils ont assurément raison, mais pourtant cela ne suffit pas, et il faudrait tout au moins se demander quelle était la valeur symbolique de ce cordeau lui-même(2). On pourrait aussi trouver anormale la position assignée à un « outil » qui devait servir à effectuer un tracé sur le sol, et cela encore n’est pas sans exiger quelques explications.

Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut avant tout se rappeler que, au point de vue traditionnel, tout édifice quel qu’il soit était toujours construit suivant un modèle cosmique ; il est d’ailleurs expressément spécifié que la Loge est une image du Cosmos, et c’est sans doute là le dernier souvenir de cette donnée qui ait subsisté jusqu’aujourd’hui dans le monde occidental. Dès lors qu’il en était ainsi, l’emplacement d’un édifice devait être déterminé et « encadré » par quelque chose qui correspondait d’une certaine façon à ce qu’on pourrait appeler le « cadre » même du Cosmos ; nous allons voir tout à l’heure ce qu’est celui-ci, et nous pouvons dire tout de suite que le tracé « matérialisé » par le cordeau en représentait à proprement parler une projection terrestre. Nous avons d’ailleurs vu déjà quelque chose de semblable en ce qui concerne le plan des cités établies suivant les règles traditionnelles(3) ; en fait, ce cas et celui des édifices pris isolément ne diffèrent pas essentiellement à cet égard, car c’est bien toujours de l’imitation d’un même modèle cosmique qu’il s’agit en tout cela.

Quand l’édifice est construit, et même dès qu’il a commencé à s’élever, le cordeau n’a évidemment plus aucun rôle à jouer ; aussi la position de la « chaîne d’union » ne se réfère-t-elle pas précisément au tracé qu’il a servi à effectuer, mais bien plutôt à son prototype cosmique, dont le rappel, par contre, a toujours sa raison d’être pour déterminer la signification symbolique de la Loge et de ses différentes parties. Le cordeau lui-même, sous cette forme de la « chaîne d’union », devient alors le symbole du « cadre » du Cosmos ; et sa position se comprend sans peine si, comme il en est effectivement, ce « cadre » a un caractère céleste et non plus terrestre(4) ; par une telle transposition, ajouterons-nous, la Terre ne fait en somme que restituer au Ciel ce qu’elle lui avait tout d’abord emprunté.

Ce qui rend le sens du symbole particulièrement net, c’est que, tandis que le cordeau, en tant qu’« outil », est naturellement une simple ligne, la « chaîne d’union », au contraire, a des nœuds de distance en distance(5) ; ces nœuds sont ou doivent être normalement au nombre de douze(6), et ainsi ils correspondent évidemment aux signes du Zodiaque(7). C’est bien en effet le Zodiaque, à l’intérieur duquel se meuvent les planètes, qui constitue véritablement l’« enveloppe » du Cosmos, c’est-à-dire ce « cadre » dont nous avons parlé(8), et il est évident que c’est bien réellement là, comme nous l’avons dit, un « cadre » céleste.

Maintenant, il y a encore autre chose qui n’est pas moins important : c’est qu’un « cadre » a parmi ses fonctions, et peut-être même pour fonction principale, celle de maintenir à leur place les divers éléments qu’il contient ou renferme à son intérieur, de façon à en former un tout ordonné, ce qui est d’ailleurs, comme on le sait, la signification étymologique même du mot « Cosmos »(9). Il doit donc en quelque manière « relier » ou « unir » ces éléments entre eux, ce qu’exprime du reste formellement la désignation de la « chaîne d’union », et c’est même de là que résulte, en ce qui concerne celle-ci, sa signification la plus profonde, car, comme tous les symboles qui se présentent sous la forme d’une chaîne, d’une corde ou d’un fil, c’est au sûtrâtmâ qu’elle se rapporte en définitive. Nous nous bornerons à appeler l’attention sur ce point sans entrer pour cette fois dans de plus amples explications, parce que nous aurons bientôt à y revenir, ce caractère étant encore plus clairement apparent dans le cas de certains autres « encadrements » symboliques que nous nous proposons d’examiner dans une prochaine étude.