CHAPITRE XVIII
Liens et nœuds(*)

Nous avons déjà parlé à maintes reprises du symbolisme du fil, qui présente de multiples aspects, mais dont la signification essentielle et proprement métaphysique est toujours la représentation du sûtrâtmâ qui, tant au point de vue macrocosmique qu’au point de vue microcosmique, relie tous les états d’existence entre eux et à leur Principe. Peu importe d’ailleurs que, dans les différentes figurations auxquelles ce symbolisme donne lieu, il s’agisse d’un fil à proprement parler, d’une corde ou d’une chaîne, ou d’un tracé graphique comme ceux que nous avons signalés précédemment(1), ou encore d’un chemin réalisé par des procédés architecturaux comme dans le cas des labyrinthes(2), chemin dont un être est astreint à suivre le parcours d’un bout à l’autre pour parvenir à son but ; ce qui est l’essentiel dans tous les cas, c’est qu’on ait toujours affaire à une ligne ne présentant aucune solution de continuité. Le tracé de cette ligne peut aussi être plus ou moins compliqué, ce qui correspond habituellement à des modalités ou à des applications plus particulières de son symbolisme général : ainsi, le fil ou son équivalent peut se replier sur lui-même de façon à former des entrelacs ou des nœuds ; et, dans la structure de l’ensemble, chacun de ces nœuds représente le point où agissent les forces déterminant la condensation et la cohésion d’un « agrégat » qui correspond à tel ou tel état de manifestation, de sorte qu’on pourrait dire que c’est ce nœud qui maintient l’être dans l’état envisagé et que sa solution entraîne immédiatement la mort à cet état ; c’est ce qu’exprime d’ailleurs très nettement un terme comme celui de « nœud vital ». Naturellement, le fait que les nœuds se rapportant à des états différents figurent tous à la fois et d’une façon permanente dans le tracé symbolique ne doit pas être regardé comme une objection à ce que nous venons de dire, car, outre qu’il est évidemment imposé par les conditions techniques de la figuration elle-même, il répond en réalité au point de vue où tous les états sont envisagés en simultanéité, point de vue qui est toujours plus principiel que celui de la succession. Nous ferons remarquer, à ce propos que, dans le symbolisme du tissage que nous avons étudié ailleurs(3), les points de croisement des fils de la chaîne et de ceux de la trame, par lesquels est formé le tissu tout entier, ont aussi une signification similaire, ces fils étant en quelque sorte les « lignes de force » qui définissent la structure du Cosmos.

Dans un article récent(4), M. Mircea Eliade a parlé de l’« ambivalence » du symbolisme des liens et des nœuds, et c’est là un point qui mérite d’être examiné avec quelque attention ; on peut naturellement y voir un cas particulier du double sens qui est très généralement inhérent aux symboles, mais encore faut-il se rendre compte de ce qui en justifie l’existence en ce qui concerne plus précisément ceux dont il s’agit ici(5). Tout d’abord, il y a lieu de remarquer à cet égard qu’un lien peut être conçu comme ce qui enchaîne ou comme ce qui unit, et, même dans le langage ordinaire, le mot a également ces deux significations ; il y correspond, dans le symbolisme des liens, deux points de vue qu’on pourrait dire inverses l’un de l’autre, et, si le plus immédiatement apparent de ces deux points de vue est celui qui fait du lien une entrave, c’est qu’il est en somme celui de l’être manifesté comme tel, en tant qu’il se regarde comme « attaché » à certaines conditions spéciales d’existence et comme enfermé par elles dans les limites de son état contingent. À ce même point de vue, le sens du nœud est comme un renforcement de celui du lien en général, puisque, comme nous le disions plus haut, le nœud représente plus proprement ce qui fixe l’être dans un état déterminé ; et la portion du lien par laquelle il est formé est, pourrait-on dire, tout ce que peut en voir cet être tant qu’il est incapable de sortir des bornes de cet état, la connexion que ce même lien établit avec les autres états lui échappant alors nécessairement. L’autre point de vue peut être qualifié de véritablement universel, car il est celui qui embrasse la totalité des états, et il suffit, pour le comprendre, de se reporter à la notion du sûtrâtmâ : le lien, envisagé alors dans toute son extension(6), est ce qui les unit, non seulement entre eux, mais aussi, redisons-le encore, à leur Principe même, de sorte que, bien loin d’être encore une entrave, il devient au contraire le moyen par lequel l’être peut rejoindre effectivement son Principe et la voie même qui le conduit à ce but. Dans ce cas, le fil ou la corde a une valeur proprement « axiale », et l’ascension à une corde tendue verticalement peut, tout comme l’ascension à un arbre ou à un mât, représenter le processus de retour au Principe(7). D’autre part, la connexion avec le Principe par le sûtrâtmâ est illustrée d’une façon particulièrement frappante par le jeu des marionnettes(8) : une marionnette représente ici un être individuel, et l’opérateur qui la fait mouvoir au moyen d’un fil est le « Soi » ; sans ce fil, la marionnette demeurerait inerte, de même que, sans le sûtrâtmâ, toute existence ne serait qu’un pur néant, et, suivant une formule extrême-orientale, « tous les êtres seraient vides ».

Dans le premier même des deux points de vue dont nous venons de parler, il y a encore une certaine ambivalence d’un autre ordre, qui tient à la différence des façons dont un être, suivant son degré spirituel, peut apprécier l’état dans lequel il se trouve, et que le langage rend assez bien par les significations qu’il donne au mot « attachement ». En effet, si on éprouve de l’attachement pour quelqu’un ou pour quelque chose, on considère naturellement comme un mal d’en être séparé, même si cette séparation doit en réalité entraîner l’affranchissement de certaines limitations, dans lesquelles on se trouve ainsi maintenu par cet attachement même. D’une façon plus générale, l’attachement d’un être à son état, en même temps qu’il l’empêche de se libérer des entraves qui y sont inhérentes, lui fait considérer comme un malheur de le quitter, ou, en d’autres termes, attribuer un caractère « maléfique » à la mort à cet état, résultant de la rupture du « nœud vital » et de la dissolution de l’agrégat qui constitue son individualité(9). Seul, l’être à qui un certain développement spirituel permet d’aspirer au contraire à dépasser les conditions de son état peut les « réaliser » comme les entraves qu’elles sont effectivement, et le « détachement » qu’il éprouve dès lors à leur égard est déjà, au moins virtuellement, une rupture de ces entraves, ou, si l’on préfère une autre façon de parler qui est peut-être plus exacte, car il n’y a jamais de rupture au sens propre du mot, une transmutation de « ce qui enchaîne » en « ce qui unit », qui n’est autre chose au fond que la reconnaissance ou la prise de conscience de la véritable nature du sûtrâtmâ.