CHAPITRE XIX
Le symbolisme du dôme(*)

Dans un récent article que nous signalons d’autre part(1), M. Ananda K. Coomaraswamy étudie la question du symbolisme du dôme, qui est trop importante, et d’ailleurs trop étroitement liée à certaines des considérations que nous avons développées précédemment ici, pour que nous n’en examinions pas spécialement les principaux aspects. Le premier point essentiel à noter à cet égard, en connexion avec la valeur proprement symbolique et initiatique de l’art architectural, c’est que tout édifice construit suivant des données strictement traditionnelles présente, dans la structure et la disposition des différentes parties dont il se compose, une signification « cosmique », qui est d’ailleurs susceptible d’une double application, conformément à la relation analogique du macrocosme et du microcosme, c’est-à-dire qu’elle se réfère à la fois au monde et à l’homme. Cela est vrai naturellement, en premier lieu, des temples ou autres édifices ayant une destination « sacrée » au sens le plus limité de ce mot ; mais, en outre, cela l’est même pour les simples habitations humaines, car il ne faut pas oublier qu’en réalité il n’y a rien de « profane » dans les civilisations intégralement traditionnelles, si bien que c’est seulement par l’effet d’une profonde dégénérescence qu’on a pu en arriver à construire des maisons sans se proposer rien d’autre que de répondre aux besoins purement matériels de leurs habitants, et que ceux-ci, de leur côté, ont pu se contenter de demeures conçues suivant des préoccupations aussi étroitement et bassement utilitaires.

Il va de soi que la signification « cosmique » dont nous venons de parler peut être réalisée de multiples façons, correspondant à autant de points de vue, qui donneront ainsi naissance à des « types » architecturaux différents, dont certains seront particulièrement liés à telle ou telle forme traditionnelle ; mais nous n’avons à envisager présentement qu’un seul de ces « types », qui apparaît d’ailleurs comme un des plus fondamentaux, et qui est aussi, par là même, un des plus généralement répandus. Il s’agit d’une structure constituée essentiellement par une base à section carrée (peu importe ici que cette partie inférieure ait une forme cubique ou plus ou moins allongée), surmontée d’un dôme ou d’une coupole de forme plus ou moins rigoureusement hémisphérique. Parmi les exemples les plus caractéristiques, on peut citer, avec M. Coomaraswamy, le stûpa bouddhique, et aussi, ajouterons-nous, la qubbah islamique, dont la forme générale est exactement semblable(2) ; il faut y rattacher aussi, entre autres cas où cette structure peut ne pas se distinguer aussi nettement à première vue, celui des églises chrétiennes dans lesquelles une coupole est édifiée au-dessus de la partie centrale(3). Il y a lieu de remarquer aussi qu’une arche, avec ses deux piliers rectilignes et le cintre qui repose sur ceux-ci, n’est en réalité pas autre chose que la coupe verticale d’une telle structure ; et, dans cette arche, la « clef de voûte » qui occupe le sommet correspond évidemment au point le plus élevé du dôme, sur la signification propre duquel nous aurons à revenir par la suite(4).

Il est facile de se rendre compte, tout d’abord, que les deux parties de la structure que nous venons de décrire figurent la Terre et le Ciel, auxquels correspondent en effet respectivement la forme carrée et la forme circulaire (ou sphérique dans une construction à trois dimensions) ; et, bien que ce soit dans la tradition extrême-orientale que cette correspondance se trouve indiquée avec le plus d’insistance, elle est d’ailleurs fort loin de lui être exclusivement propre(5). Puisque nous venons de faire allusion à la tradition extrême-orientale, il n’est pas sans intérêt de signaler à ce propos que, en Chine, le vêtement des anciens Empereurs devait être rond par le haut et carré dans le bas ; ce vêtement, en effet, avait une signification symbolique (de même que toutes les actions de leur vie, qui étaient réglées selon les rites), et cette signification était précisément la même que celle dont nous considérons ici la réalisation architecturale(6). Ajoutons tout de suite que, si dans celle-ci on regarde la construction tout entière comme « hypogée », ainsi qu’elle l’est parfois en effet, littéralement dans certains cas et symboliquement dans d’autres, on se trouve ramené au symbolisme de la caverne comme image de l’ensemble du « cosmos ».

À cette signification générale, il s’en ajoute une autre encore plus précise : l’ensemble de l’édifice, envisagé de haut en bas, représente le passage de l’Unité principielle (à laquelle correspond le point central ou le sommet du dôme, dont toute la voûte n’est en quelque sorte qu’une expansion) au quaternaire de la manifestation élémentaire(7) ; inversement, si on l’envisage de bas en haut, c’est le retour de cette manifestation à l’Unité. À ce propos, M. Coomaraswamy rappelle, comme ayant la même signification, le symbolisme vêdique des trois Ribhus qui, de la coupe (pâtra) unique de Twashtri, firent quatre coupes (et il va de soi que la forme de la coupe est hémisphérique comme celle du dôme) ; le nombre ternaire, intervenant ici comme un intermédiaire entre l’Unité et le quaternaire, signifie notamment, en ce cas, que c’est seulement par le moyen des trois dimensions de l’espace que l’« un » originel peut être fait « quatre », ce qui est exactement figuré par le symbole de la croix à trois dimensions. Le processus inverse est représenté de même par la légende du Bouddha qui, ayant reçu quatre bols à aumônes des Mahârâjas des quatre points cardinaux, en fit un seul bol, ce qui indique que, pour l’être « unifié », le « Graal » (pour employer le terme traditionnel occidental qui désigne évidemment l’équivalent de ce pâtra) est de nouveau unique comme il l’était au commencement, c’est-à-dire au point de départ de la manifestation cosmique(8).

Avant d’aller plus loin, nous signalerons que la structure dont il s’agit est susceptible aussi d’être réalisée horizontalement : à un édifice de forme rectangulaire s’adjoindra une partie semi-circulaire qui sera placée à l’une de ses extrémités, celle qui est dirigée du côté auquel sera attachée la signification d’une correspondance « céleste », par une sorte de projection sur le plan horizontal de base ; ce côté, dans les cas les plus connus tout au moins, sera celui d’où vient la lumière, c’est-à-dire celui de l’Orient ; et l’exemple qui s’offre le plus immédiatement ici est celui d’une église terminée par une abside semi-circulaire. Un autre exemple est donné par la forme complète d’un temple maçonnique : on sait que la Loge proprement dite est un « carré long », c’est-à-dire en réalité un double carré, la longueur (d’Orient en Occident) étant le double de la largeur (du Nord au Midi)(9) ; mais à ce double carré, qui est le Hikal, s’ajoute, à l’Orient, le Debir en forme d’hémicycle(10) ; et ce plan est d’ailleurs exactement aussi celui de la « basilique » romaine(11).

Cela étant dit, revenons à la structure verticale : comme le fait remarquer M. Coomaraswamy, celle-ci doit être envisagée tout entière par rapport à un axe central ; il en est évidemment ainsi dans le cas d’une hutte dont le toit en forme de dôme est supporté par un poteau, joignant le sommet de ce toit au sol, et aussi dans celui de certains stûpas dont l’axe est figuré à l’intérieur, et parfois se prolonge même par le haut au delà du dôme. Cependant, il n’est pas nécessaire que cet axe soit toujours représenté ainsi matériellement, pas plus que ne l’est en réalité, en quelque lieu que ce soit, l’« Axe du Monde », dont il est l’image ; ce qui importe, c’est que le centre du sol occupé par l’édifice, c’est-à-dire le point qui est situé directement au-dessous du sommet du dôme, est toujours identifié virtuellement au « Centre du Monde » ; celui-ci, en effet, n’est pas un « lieu » au sens topographique et littéral du mot, mais en un sens transcendant et principiel, et, par suite, il peut se réaliser en tout « centre » régulièrement établi et consacré, d’où la nécessité des rites qui font de la construction d’un édifice une véritable imitation de la formation même du monde(12). Le point dont il s’agit est donc un véritable omphalos (nâbhih prithivyâh) ; dans de très nombreux cas, c’est là qu’est placé l’autel ou le foyer, suivant qu’il s’agit d’un temple ou d’une maison ; l’autel est d’ailleurs aussi un foyer en réalité, et inversement, dans une civilisation traditionnelle, le foyer doit être regardé comme un véritable autel domestique ; symboliquement, c’est là que s’accomplit la manifestation d’Agni, et nous rappellerons à cet égard ce que nous avons dit de la naissance de l’Avatâra au centre de la caverne initiatique, car il est évident que la signification est encore ici la même, l’application seule en étant différente. Quand une ouverture est pratiquée au sommet du dôme, c’est par là que s’échappe au-dehors la fumée qui s’élève du foyer ; mais ceci encore, bien loin de n’avoir qu’une raison purement utilitaire comme des modernes pourraient se l’imaginer, a au contraire un sens symbolique très profond, que nous examinerons dans un autre article, en précisant encore la signification exacte de ce sommet du dôme dans les deux ordres macrocosmique et microcosmique.