CHAPITRE XX
Le symbolisme des cornes(*)

Dans sa récente étude sur le Celtisme(**), notre collaborateur Basilide signalait l’importance d’Apollon Karneios en tant que dieu des Hyperboréens ; le nom celtique de Belen est d’ailleurs identique à Ablun ou Aplun, devenu chez les Grecs Apollon. Nous nous proposons de revenir quelque jour plus complètement sur la question de l’Apollon hyperboréen ; pour le moment, nous nous bornerons à quelques considérations concernant plus spécialement le nom de Karneios, ainsi que celui de Kronos avec lequel il est en étroit rapport, puisque ces deux noms ont la même racine KRN, qui exprime essentiellement les idées de « puissance » et d’« élévation ».

Dans le sens d’« élévation », le nom de Kronos convient parfaitement à Saturne, qui correspond en effet à la plus élevée des sphères planétaires, le « septième ciel » ou le Satya-Loka de la tradition hindoue(1). On ne doit d’ailleurs pas regarder Saturne comme étant uniquement, ni même en premier lieu, une puissance maléfique, comme on semble avoir tendance à le faire parfois, car il ne faut pas oublier qu’il est avant tout le régent de l’« âge d’or », c’est-à-dire du Satya-Yuga ou de la première phase du Manvantara, qui coïncide précisément avec la période hyperboréenne, ce qui montre bien que ce n’est pas sans raison que Kronos est identifié au dieu des Hyperboréens(2). Il est d’ailleurs vraisemblable que l’aspect maléfique résulte ici de la disparition même de ce monde hyperboréen ; c’est en vertu d’un « retournement » analogue que toute « Terre des Dieux », siège d’un centre spirituel, devient une « Terre des Morts » lorsque ce centre a disparu. Il est possible aussi qu’on ait concentré plus volontiers par la suite cet aspect sur le nom de Kronos, tandis que l’aspect bénéfique demeurait au contraire attaché au nom de Karneios, du fait du dédoublement de ces noms qui originairement n’en sont qu’un ; et il est vrai encore que le symbolisme du Soleil présente en lui-même les deux aspects opposés, vivifiant et meurtrier, producteur et destructeur, ainsi que nous l’avons fait remarquer dernièrement à propos des armes représentant le « rayon solaire »(3).

Karneios est le dieu du Karn, c’est-à-dire du « haut lieu » symbolisant la Montagne sacrée du Pôle, et qui était représenté chez les Celtes, soit par le tumulus, soit par le cairn ou monceau de pierres qui en a gardé le nom. La pierre est d’ailleurs souvent en rapport direct avec le culte d’Apollon, comme on le voit notamment par l’Omphalos de Delphes, et aussi par le cube de pierre qui servait d’autel à Délos, et dont l’oracle ordonna de doubler le volume ; mais, d’autre part, la pierre avait aussi une relation particulière avec Kronos ; il y a là un nouveau rapprochement que nous ne pouvons qu’indiquer en passant, car ce point mériterait d’être traité à part(4).

En même temps, Karneios est aussi, par la signification même de son nom, le « dieu puissant »(5) ; et, si la montagne est, sous un de ses aspects, symbole de puissance aussi bien que d’élévation, en raison de l’idée de stabilité qui y est attachée, il y a un autre symbole qui est encore plus caractéristique à ce point de vue, et qui est celui des cornes. Or, il y avait à Délos, outre la pierre cubique que nous venons de mentionner, un autre autel appelé Keraton, qui était entièrement formé de cornes de bœufs et de chèvres solidement assemblées ; il est évident que ceci se rapporte directement à Karneios, dont la relation symbolique avec les bêtes à cornes a même laissé des traces jusqu’à nos jours(6).

Le nom même de la corne se rattache d’ailleurs manifestement à la racine KRN, aussi bien que celui de la couronne qui est une autre expression symbolique des mêmes idées, car ces deux mots (en latin cornu et corona) sont très proches l’un de l’autre(7). Il est trop évident que la couronne est l’insigne du pouvoir et la marque d’un rang élevé pour qu’il soit nécessaire d’y insister ; et nous trouvons un premier rapprochement avec les cornes dans le fait que celle-là et celles-ci sont également placées sur la tête, ce qui donne bien l’idée d’un « sommet »(8). Cependant, il y a encore autre chose : la couronne était primitivement un cercle orné de pointes en forme de rayons ; et les cornes sont pareillement regardées comme figurant les rayons lumineux(9), ce qui nous ramène à certaines des considérations que nous avons déjà exposées en ce qui concerne les armes symboliques. Il est bien clair, du reste, que les cornes peuvent être assimilées à des armes, même dans le sens le plus littéral, et c’est bien aussi par là qu’une idée de force ou de puissance a pu y être attachée, comme, en fait, elle l’a été partout et toujours(10). D’autre part, les rayons lumineux conviennent bien comme attribut de la puissance, qu’elle soit, suivant les cas, sacerdotale ou royale, c’est-à-dire spirituelle ou temporelle, car ils la désignent comme une émanation ou une délégation de la source même de la lumière, ce qu’elle est en effet lorsqu’elle est légitime.

On pourrait facilement donner de multiples exemples, de provenances très diverses, des cornes employées comme symbole de puissance ; on en trouve notamment dans la Bible, et plus spécialement encore dans l’Apocalypse(11) ; nous en citerons un autre, pris à la tradition arabe, qui désigne Alexandre sous le nom d’El-Iskandar dhûl-qarnein, c’est-à-dire « aux deux cornes »(12), ce qui est interprété le plus habituellement dans le sens d’une double puissance s’étendant sur l’Orient et sur l’Occident(13). Cette interprétation est parfaitement juste, tout en n’excluant pas un autre fait qui la complète plutôt : Alexandre, ayant été déclaré fils d’Ammon par l’oracle de ce dieu, prit pour emblème les deux cornes de bélier qui étaient le principal attribut de celui-ci(14) ; et cette origine divine ne faisait d’ailleurs que le légitimer comme successeur des anciens souverains de l’Égypte, à qui elle était également attribuée. On dit même qu’il se fit représenter ainsi sur ses monnaies, ce qui du reste, aux yeux des Grecs, l’identifiait plutôt à Dionysos, dont il évoquait aussi le souvenir par ses conquêtes, par celle de l’Inde surtout ; et Dionysos était le fils de Zeus, que les Grecs assimilaient à Ammon ; il est possible que cette idée n’ait pas été étrangère non plus à Alexandre lui-même ; mais, cependant, Dionysos était représenté d’ordinaire avec des cornes, non de bélier, mais de taureau, ce qui constitue, au point de vue du symbolisme, une différence assez importante(15).

Il y a lieu de remarquer en effet que les cornes, dans leur usage symbolique, revêtent deux formes principales : celle des cornes de bélier, qui est proprement « solaire », et celle des cornes de taureau, qui est au contraire « lunaire », rappelant d’ailleurs la forme même du croissant(16). On pourrait aussi, à ce propos, se référer aux correspondances respectives des deux signes zodiacaux du Bélier et du Taureau ; mais ceci donnerait lieu surtout, par l’application qui pourrait en être faite à la prédominance de l’une ou de l’autre forme dans différentes traditions, à des considérations « cycliques » dans lesquelles nous ne pouvons songer à entrer présentement.

Pour terminer cet aperçu, nous signalerons seulement encore un rapprochement, sous certains rapports, entre ces armes animales que sont les cornes et ce qu’on peut appeler les armes végétales, c’est-à-dire les épines. Il est à noter, à cet égard, que beaucoup de plantes qui jouent un rôle symbolique important sont des plantes épineuses(17) ; ici encore, les épines, comme les autres pointes, évoquent l’idée d’un sommet ou d’une élévation, et elles peuvent également, dans certains cas tout au moins, être prises pour figurer les rayons lumineux(18). On voit donc que le symbolisme est toujours parfaitement cohérent, comme il doit d’ailleurs l’être nécessairement par là même qu’il n’est point le résultat de quelque convention plus ou moins artificielle, mais qu’il est au contraire fondé essentiellement sur la nature même des choses.