CHAPITRE XXI
Le dôme et la roue(*)

On sait que la roue est, d’une façon générale, un symbole du monde : la circonférence représente la manifestation, qui est produite par l’irradiation du centre ; ce symbolisme est d’ailleurs naturellement susceptible de significations plus ou moins particularisées, car, au lieu de s’appliquer à l’intégralité de la manifestation universelle, il peut aussi s’appliquer seulement à un certain domaine de manifestation. Un exemple particulièrement important de ce dernier cas est celui où deux roues se trouvent associées comme correspondant à des parties différentes de l’ensemble cosmique ; ceci se rapporte au symbolisme du chariot, tel qu’il se rencontre notamment, en de fréquentes occasions, dans la tradition hindoue ; M. Ananda K. Coomaraswamy a exposé ce symbolisme à diverses reprises, et encore, à propos du chhatra et de l’ushnîsha, dans un article que nous avons signalé dernièrement(**), et auquel nous emprunterons quelques-unes des considérations qui vont suivre.

En raison de ce symbolisme, la construction d’un chariot est proprement, tout comme la construction architecturale dont nous avons parlé dans notre dernier article, la réalisation « artisanale » d’un modèle cosmique ; nous avons à peine besoin de rappeler que c’est en vertu de considérations de cet ordre que les métiers, dans une civilisation traditionnelle, possèdent une valeur spirituelle et un caractère véritablement « sacré », et que c’est par là qu’ils peuvent normalement servir de « support » à une initiation. Il y a d’ailleurs, entre les deux constructions dont il s’agit, un exact parallélisme, comme on le voit tout d’abord en remarquant que l’élément fondamental du chariot est l’essieu (aksha, mot identique à « axe »), qui représente ici l’« Axe du Monde », et qui ainsi équivaut au pilier (skambha) central d’un édifice, auquel tout l’ensemble de celui-ci doit être rapporté. Peu importe du reste, comme nous l’avons dit, que ce pilier soit figuré matériellement ou non ; semblablement, il est dit dans certains textes que l’essieu du chariot cosmique est seulement un « souffle séparateur » (vyâna), qui, occupant l’espace intermédiaire (antariksha, expliqué comme antary-aksha), maintient le Ciel et la Terre en leurs « lieux » respectifs(1), et qui d’ailleurs, en même temps qu’il les sépare ainsi, les unit aussi comme un pont (sêtu) et permet de passer de l’un à l’autre(2). Les deux roues, qui sont placées aux deux extrémités de l’essieu, représentent alors en effet le Ciel et la Terre ; et l’essieu s’étend de l’une à l’autre, de même que le pilier central s’étend du sol au sommet de la voûte. Entre les deux roues, et supportée par l’essieu, est la « caisse » (kosha) du chariot, dont, à un autre point de vue, le plancher correspond aussi à la Terre, l’enveloppe latérale à l’espace intermédiaire, et le toit au Ciel ; le plancher du chariot cosmique étant carré ou rectangulaire, et son toit étant en forme de dôme, on retrouve ici la structure architecturale étudiée précédemment.

Si l’on considère les deux roues comme représentant le Ciel et la Terre, on pourrait peut-être objecter que, comme toutes deux sont également circulaires, la différence des formes géométriques qui leur correspondent le plus ordinairement n’apparaît plus dans ce cas ; mais rien n’empêche d’admettre qu’il y ait en cela un certain changement de point de vue, la forme circulaire se justifiant d’ailleurs de toute façon comme symbole des révolutions cycliques auxquelles est soumise toute manifestation, « terrestre » aussi bien que « céleste ». Cependant, on peut aussi, d’une certaine manière, retrouver la différence dont il s’agit, en supposant que, tandis que la roue « terrestre » est plane, la roue « céleste » a, comme le dôme, la forme d’une portion de sphère(3) ; cette considération peut sembler étrange à première vue, mais, précisément, il existe en fait un objet symbolique qui unit ainsi en lui la structure de la roue et celle du dôme. Cet objet, dont la signification « céleste » n’est nullement douteuse, est le parasol (chhatra) : ses côtes sont manifestement similaires aux rayons de la roue, et, comme ceux-ci s’assemblent dans le moyeu, elles se réunissent également dans une pièce centrale (karnikâ) qui les supporte, et qui est décrite comme un « globe perforé » ; l’axe, c’est-à-dire le manche du parasol, traverse cette pièce centrale, de même que l’essieu du chariot pénètre dans le moyeu de la roue ; et le prolongement de cet axe au delà du point de rencontre des côtes ou des rayons correspond en outre à celui de l’axe d’un stûpa, dans les cas où celui-ci s’élève en forme de mât au-dessus du sommet du dôme ; il est d’ailleurs évident que le parasol lui-même, par le rôle auquel il est destiné, n’est pas autre chose que l’équivalent « portatif », si l’on peut dire, d’un toit voûté.

C’est en raison de son symbolisme « céleste » que le parasol est un des insignes de la royauté ; il est même, à proprement parler, un emblème du Chakravartî ou monarque universel(4) et, s’il est attribué aussi aux souverains ordinaires, c’est seulement en tant qu’ils représentent en quelque sorte celui-ci, chacun à l’intérieur de son propre domaine, participant ainsi à sa nature et s’identifiant à lui dans sa fonction cosmique(5). Maintenant, il importe de remarquer que, par une stricte application du sens inverse de l’analogie, le parasol, dans l’usage ordinaire qui en est fait dans le « monde d’en bas », est une protection contre la lumière, tandis que, en tant qu’il représente le Ciel, ses côtes sont au contraire les rayons mêmes de la lumière ; et, bien entendu, c’est en ce sens supérieur qu’il doit être considéré quand il est un attribut de la royauté. Une remarque semblable s’applique aussi à l’ushnîsha, entendu en son sens primitif comme une coiffure : celle-ci a communément pour rôle de protéger contre la chaleur, mais, quand elle est attribuée symboliquement au Soleil, elle représente inversement ce qui irradie la chaleur (et ce double sens est contenu dans l’étymologie même du mot ushnîsha) ; ajoutons que c’est suivant sa signification « solaire » que l’ushnîsha, qui est proprement un turban(6) et peut être aussi une couronne, ce qui est d’ailleurs la même chose au fond, est aussi, comme le parasol, un insigne de la royauté ; l’un et l’autre sont ainsi associés au caractère de « gloire » qui est inhérent à celle-ci, au lieu de répondre à un simple besoin pratique comme chez l’homme ordinaire.

D’autre part, tandis que l’ushnîsha enveloppe la tête, le parasol s’identifie à la tête elle-même ; dans sa correspondance « microcosmique », en effet, il représente le crâne et la chevelure ; il convient de remarquer, à cet égard, que, dans le symbolisme des diverses traditions, les cheveux représentent le plus souvent les rayons lumineux. Dans l’ancienne iconographie bouddhique, l’ensemble constitué par les empreintes de pieds, l’autel ou le trône(7) et le parasol, correspondant respectivement à la Terre, à l’espace intermédiaire et au Ciel, figure d’une façon complète le corps cosmique du Mahâpurusha ou de l’« Homme universel »(8). De même, le dôme, dans des cas tels que celui du stûpa, est aussi, à certains égards, une représentation du crâne humain(9) ; et cette observation est particulièrement importante en raison du fait que l’ouverture par laquelle passe l’axe, qu’il s’agisse du dôme ou du parasol, correspond dans l’être humain au brahma-randhra ; nous aurons à revenir plus amplement sur ce dernier point dans notre prochain article.