CHAPITRE XXIII
La porte étroite(*)
Au cours de son étude sur le symbolisme du dôme, M. Ananda K. Coomaraswamy a signalé un point qui est particulièrement digne d’attention en ce qui concerne la figuration traditionnelle des rayons solaires et sa relation avec l’« Axe du Monde » : dans la tradition vêdique, le Soleil est toujours au centre de l’Univers, et non à son point le plus haut, bien que, d’un point quelconque, il apparaisse cependant comme étant au « sommet de l’arbre »(1) et cela est facile à comprendre si l’on considère l’Univers comme symbolisé par la roue, le Soleil étant au centre de celle-ci et tout état d’être se trouvant sur sa circonférence(2). De n’importe quel point de cette dernière, l’« Axe du Monde » est à la fois un rayon du cercle et un rayon du Soleil, et il passe géométriquement à travers le Soleil pour se prolonger au delà du centre et compléter le diamètre ; mais cela n’est pas tout, et il est aussi un « rayon solaire » dont le prolongement n’est susceptible d’aucune représentation géométrique. Il s’agit ici de la formule suivant laquelle le Soleil est décrit comme ayant sept rayons ; de ceux-ci, six, opposés deux à deux, forment le trivid vajra, c’est-à-dire la croix à trois dimensions, ceux qui correspondent au Zénith et au Nadir coïncidant avec notre « Axe du Monde » (skambha), tandis que ceux qui correspondent au Nord et au Sud, à l’Est et à l’Ouest, déterminent l’extension d’un « monde » (loka) figuré par un plan horizontal. Quant au « septième rayon », qui passe à travers le soleil, mais en un autre sens que celui qui a été indiqué tout à l’heure, pour conduire aux mondes supra-solaires (considérés comme le domaine de l’« immortalité »), il correspond proprement au centre, et, par conséquent, il ne peut être représenté que par l’intersection même des branches de la croix à trois dimensions(3) ; son prolongement au delà du soleil n’est donc aucunement représentable, et ceci correspond précisément au caractère « incommunicable » et « inexprimable » de ce dont il s’agit. À notre point de vue, et à celui de tout être situé sur la « circonférence » de l’Univers, ce rayon se termine dans le Soleil même et s’identifie en quelque sorte avec lui en tant que centre, car nul ne peut voir à travers le disque solaire par quelque moyen physique ou psychique que ce soit, et ce passage « au delà du Soleil » (qui est la « dernière mort » et le passage à l’« immortalité » véritable) n’est possible que dans l’ordre purement spirituel.
Maintenant, ce qu’il importe de remarquer pour rattacher ces considérations à celles que nous avons exposées précédemment est ceci : c’est par ce « septième rayon » que le « cœur » de tout être particulier est relié directement au Soleil ; c’est donc lui qui est le « rayon solaire » par excellence, le sushumnâ par lequel cette connexion est établie d’une façon constante et invariable(4) ; et c’est lui aussi qui est le sûtrâtmâ reliant tous les états de l’être entre eux et à son centre total(5). Pour celui qui est retourné au centre de son propre être, ce « septième rayon » coïncide donc nécessairement avec l’« Axe du Monde » ; et c’est pour un tel être qu’il est dit que « le Soleil se lève toujours au Zénith et se couche au Nadir »(6). Ainsi, bien que l’« Axe du Monde » ne soit pas actuellement ce « septième rayon » pour un être quelconque, situé en tel ou tel point particulier de la circonférence, il l’est pourtant toujours virtuellement, en ce sens qu’il a la possibilité de s’y identifier par le retour au centre, en quelque état d’existence que ce retour soit d’ailleurs effectué. On pourrait dire encore que ce « septième rayon » est le seul « Axe » véritablement immuable, le seul qui, au point de vue universel, puisse être vraiment désigné par ce nom, et que tout « axe » particulier, relatif à une situation contingente, n’est réellement « axe » qu’en vertu même de cette possibilité d’identification avec lui ; et c’est là, en définitive, ce qui donne toute sa signification à n’importe quelle représentation symboliquement « localisée » de l’« Axe du Monde », comme, par exemple, celle que nous avons envisagée précédemment dans la structure des édifices construits suivant des règles traditionnelles, et spécialement de ceux qui sont surmontés d’un toit en forme de dôme, car c’est précisément à ce sujet du dôme que nous devons maintenant revenir encore.
Que l’axe soit figuré matériellement sous la forme de l’arbre ou du pilier central, ou qu’il soit représenté par la flamme montante et la « colonne de fumée » d’Agni dans le cas où le centre de l’édifice est occupé par l’autel ou le foyer(7), il aboutit toujours exactement au sommet du dôme, et parfois même, comme nous l’avons déjà signalé, il le traverse et se prolonge au delà en forme de mât, ou comme le manche du parasol dans un autre exemple dont le symbolisme est équivalent. Il est visible ici que ce sommet du dôme s’identifie au moyeu de la roue céleste du « chariot cosmique » ; et, comme nous avons vu que le centre de cette roue est occupé par le Soleil, il en résulte que le passage de l’axe par ce point représente ce passage « au delà du Soleil », et à travers lui, dont il a été question plus haut. Il en est encore de même lorsque, en l’absence d’une figuration matérielle de l’axe, le dôme est percé, à son sommet, d’une ouverture circulaire (par laquelle s’échappe, dans le cas que nous venons de rappeler, la fumée du foyer placé directement au-dessous) ; cette ouverture est une représentation du disque solaire lui-même en tant qu’« Œil du Monde », et c’est par elle que s’effectue la sortie du « cosmos », ainsi que nous l’avons expliqué dans les études que nous avons consacrées au symbolisme de la caverne(8). De toute façon, c’est par cette ouverture centrale, et par elle seulement, que l’être peut passer au Brahma-loka, qui, en tant qu’il est véritablement le « séjour d’immortalité », est un domaine essentiellement « extra-cosmique »(9) ; et c’est elle qui est aussi la « porte étroite » qui, dans le symbolisme évangélique, donne pareillement accès au « Royaume de Dieu »(10).
La correspondance « microcosmique » de cette « porte solaire » est facile à trouver, surtout si l’on se réfère à la similitude du dôme avec le crâne humain, que nous avons mentionnée dans notre dernier article(**) : le sommet du dôme est la « couronne » de la tête, c’est-à-dire le point où aboutit l’« artère coronale » subtile ou sushumnâ, qui est dans le prolongement direct du « rayon solaire » appelé également sushumnâ, et qui même n’en est en réalité, au moins virtuellement, que la portion axiale « intra-humaine », s’il est permis de s’exprimer ainsi. Ce point est l’orifice appelé brahma-randhra, par lequel s’échappe l’esprit de l’être en voie de libération, lorsque les liens qui l’unissaient au composé corporel et psychique humain (en tant que jîvâtmâ) ont été rompus(11) ; et il va de soi que cette voie est exclusivement réservée au cas de l’être « connaissant » (vidwân), pour qui l’« axe » s’est identifié effectivement au « septième rayon », et qui est dès lors prêt à sortir définitivement du « cosmos » en passant « au delà du Soleil ».