CHAPITRE XXIV
Les symboles de l’analogie(*)

Il pourrait sembler étrange à certains qu’on parle des symboles de l’analogie, car, si le symbolisme lui-même est fondé sur l’analogie, comme on le dit souvent, tout symbole, quel qu’il soit, doit être l’expression d’une analogie ; mais cette façon d’envisager les choses n’est pas exacte : ce sur quoi le symbolisme est fondé, ce sont, de la façon la plus générale, les correspondances qui existent entre les différents ordres de réalité, mais toute correspondance n’est pas analogique. Nous entendons ici l’analogie exclusivement dans son acception la plus rigoureuse, c’est-à-dire, suivant la formule hermétique, comme le rapport de « ce qui est en bas » avec « ce qui est en haut », rapport qui, ainsi que nous l’avons souvent expliqué à propos des nombreux cas où nous avons eu l’occasion de l’envisager, implique essentiellement la considération du « sens inverse » de ses deux termes ; cette considération est d’ailleurs inscrite si clairement, et de façon si manifeste, dans les symboles dont nous allons parler, qu’on peut s’étonner qu’elle ait passé si souvent inaperçue, même de ceux qui prétendent se référer à ces symboles, mais qui montrent par là leur incapacité à les comprendre et à les interpréter correctement.

La construction des symboles dont il s’agit repose sur la figure de la roue à six rayons ; comme nous l’avons déjà dit, la roue en général est avant tout un symbole du Monde, la circonférence représentant la manifestation qui est produite par les rayons émanés du centre ; mais, naturellement, le nombre des rayons qui y sont tracés, différent suivant les cas, y ajoute d’autres significations plus particulières. D’autre part, dans certains symboles dérivés, la circonférence elle-même peut n’être pas figurée ; mais, pour leur construction géométrique, ces symboles n’en doivent pas moins être considérés comme inscrits dans une circonférence, et c’est pourquoi on doit les regarder comme se rattachant à celui de la roue, même si la forme extérieure de celle-ci, c’est-à-dire la circonférence qui en détermine le contour et la limite, n’y apparaît plus de façon explicite et visible, ce qui indique seulement que ce n’est pas sur la manifestation en elle-même et sur le domaine spécial où elle se développe que l’attention doit se porter en pareil cas, ce domaine restant en quelque sorte dans un état d’indétermination antérieur au tracé effectif de la circonférence.

La figure la plus simple, et qui est la base de toutes les autres, est celle qui est constituée uniquement par l’ensemble des six rayons ; ceux-ci, étant opposés deux à deux à partir du centre, forment trois diamètres, l’un vertical, et les deux autres obliques et également inclinés de part et d’autre de celui-là. Si l’on considère le Soleil comme occupant le centre, ce sont là les six rayons dont nous avons parlé dans notre précédent article(**) ; et, dans ce cas, le « septième rayon » n’est pas représenté autrement que par le centre lui-même. Quant au rapport que nous avons indiqué avec la croix à trois dimensions, il s’établit d’une façon tout à fait immédiate : l’axe vertical demeure inchangé, et les deux diamètres obliques sont la projection, dans le plan de la figure, des deux axes qui forment la croix horizontale ; cette dernière considération, bien nécessaire à l’intelligence complète du symbole, est d’ailleurs en dehors de celles qui en font proprement une représentation de l’analogie, et pour lesquelles il suffit de le prendre sous la forme qu’il présente en lui-même, sans qu’il y ait besoin de le rapprocher d’autres symboles auxquels il s’apparente par des aspects différents de sa signification complexe.

Dans le symbolisme chrétien, cette figure est ce qu’on appelle le Chrisme simple ; on la regarde alors comme formée par l’union des deux lettres Ι et Χ, c’est-à-dire des initiales grecques des deux mots Iêsous Christos, et c’est là un sens qu’elle paraît avoir reçu dès les premiers temps du Christianisme ; mais il va de soi que ce symbole, en lui-même, est fort antérieur, et, en fait, il est un de ceux que l’on trouve répandus partout et à toutes les époques. Le Chrisme constantinien, qui est formé par l’union des lettres grecques Χ et Ρ, les deux premières de Christos, apparaît à première vue comme immédiatement dérivé du Chrisme simple, dont il conserve exactement la disposition fondamentale, et dont il ne se distingue que par l’adjonction, à la partie supérieure du diamètre vertical, d’une boucle destinée à transformer l’Ι en Ρ. Cette boucle, ayant naturellement une forme plus ou moins complètement circulaire, peut être considérée, dans cette position, comme correspondant à la figuration du disque solaire apparaissant au sommet de l’axe vertical ou de l’« Arbre du Monde » ; et cette remarque revêt une importance particulière en connexion avec ce que nous aurons à dire par la suite au sujet du symbole de l’arbre(1).

Il est intéressant de noter, en ce qui concerne plus spécialement le symbolisme héraldique, que les six rayons constituent une sorte de schéma général suivant lequel ont été disposées, dans le blason, les figures les plus diverses. Que l’on regarde, par exemple, un aigle ou tout autre oiseau héraldique, et il ne sera pas difficile de se rendre compte qu’on y trouve effectivement cette disposition, la tête, la queue, les extrémités des ailes et des pattes correspondant respectivement aux pointes des six rayons ; que l’on regarde ensuite un emblème tel que la fleur de lis, et l’on fera encore la même constatation. Peu importe d’ailleurs, dans ce dernier cas, l’origine historique de l’emblème en question, qui a donné lieu à nombre d’hypothèses différentes : que la fleur de lys soit vraiment une fleur, ce qui s’accorderait en outre avec l’équivalence de la roue et de certains symboles floraux tels que le lotus, la rose et le lys (ce dernier, du reste, a en réalité six pétales), ou qu’elle ait été primitivement un fer de lance, ou un oiseau, ou une abeille, l’antique symbole chaldéen de la royauté (hiéroglyphe sâr), ou même un crapaud(2), ou encore, comme c’est plus probable, qu’elle résulte d’une sorte de « convergence » et de fusion de plusieurs de ces figures, ne laissant subsister que leurs traits communs, toujours est-il qu’elle est strictement conforme au schéma dont nous parlons, et c’est là ce qui importe essentiellement pour en déterminer la signification principale.

D’autre part, si l’on joint les extrémités des six rayons de deux en deux, on obtient la figure bien connue de l’hexagramme ou « sceau de Salomon », formée de deux triangles équilatéraux opposés et entrelacés ; l’étoile à six branches proprement dite, qui en diffère en ce que le contour extérieur seul est tracé, n’est évidemment qu’une variante du même symbole. L’hermétisme chrétien du moyen âge voyait entre autres choses, dans les deux triangles de l’hexagramme, une représentation de l’union des deux natures divine et humaine dans la personne du Christ ; et le nombre six, auquel ce symbole se rapporte naturellement, a parmi ses significations celles d’union et de médiation, qui conviennent parfaitement ici(3). Ce même nombre est aussi, suivant la Kabbale hébraïque, le nombre de la création (« l’œuvre des six jours » de la Genèse, en relation avec les six directions de l’espace), et, sous ce rapport encore, l’attribution de son symbole au Verbe ne se justifie pas moins bien : c’est en somme, à cet égard, comme une sorte de traduction graphique de l’omnia per ipsum facta sunt de l’Évangile de saint Jean.

Maintenant, et c’est là surtout que nous voulions en venir dans la présente étude, les deux triangles opposés du « sceau de Salomon » représentent deux ternaires dont l’un est comme le reflet ou l’image inversée de l’autre ; et c’est en cela que ce symbole est une figuration exacte de l’analogie. On peut aussi, dans la figure des six rayons, prendre les deux ternaires formés respectivement par les extrémités des trois rayons supérieurs et par celles des trois rayons inférieurs ; étant alors entièrement situés de part et d’autre du plan de réflexion, ils sont séparés au lieu de s’entrelacer comme dans le cas précédent ; mais leur rapport inverse est exactement le même. Pour préciser davantage ce sens du symbole, une partie du diamètre horizontal est parfois indiquée dans l’hexagramme (et il est à remarquer qu’elle l’est aussi dans la fleur de lys) ; ce diamètre horizontal représente évidemment la trace du plan de réflexion ou de la « surface des Eaux ». Ajoutons qu’on aurait encore une autre représentation du « sens inverse » en considérant les deux diamètres obliques comme formant le contour apparent de deux cônes opposés par le sommet et ayant pour axe le diamètre vertical ; ici également, leur sommet commun, qui est le centre même de la figure, étant situé dans le plan de réflexion, l’un de ces deux cônes est l’image inversée de l’autre.

Enfin, la figure des six rayons, parfois quelque peu modifiée, mais toujours parfaitement reconnaissable, forme encore le schéma d’un autre symbole fort important, celui de l’arbre à trois branches et trois racines, où nous retrouvons manifestement les deux ternaires inverses dont nous venons de parler. Ce schéma peut d’ailleurs être envisagé dans les deux sens opposés, de telle sorte que les branches peuvent y prendre la place des racines et réciproquement ; nous reprendrons cette considération dans un prochain article, où nous étudierons d’une façon plus complète quelques-uns des aspects du symbolisme de l’« Arbre du Monde ».