CHAPITRE XXV
Le symbolisme de l’échelle(*)

Nous avons mentionné, dans un de nos précédents articles(**), le symbolisme qui s’est conservé chez les Indiens de l’Amérique du Nord et suivant lequel, les différents mondes étant représentés comme une série de cavernes superposées, les êtres passent d’un monde à l’autre en montant le long d’un arbre central. Un symbolisme semblable se trouve, en divers cas, réalisé par des rites dans lesquels le fait de grimper à un arbre représente l’ascension de l’être suivant l’« axe » ; de tels rites sont vêdiques aussi bien que « chamaniques », et leur diffusion même est un indice de leur caractère véritablement « primordial ».

L’arbre peut être remplacé ici par quelque autre symbole « axial » équivalent ; le mât d’un navire en est un exemple ; il convient de remarquer, à ce propos, que, au point de vue traditionnel, la construction d’un navire est, au même titre que celle d’une maison ou d’un char, la réalisation d’un « modèle cosmique » ; et il est intéressant aussi de noter que la « hune », placée à la partie supérieure du mât et l’entourant circulairement, tient ici très exactement la place de l’« œil » du dôme, que l’axe est censé traverser en son centre même lorsqu’il n’est pas figuré matériellement. D’autre part, les amateurs de « folklore » pourront remarquer également que le vulgaire « mât de cocagne » des fêtes foraines n’est lui-même rien d’autre que le vestige incompris d’un rite similaire à ceux dont nous venons de parler ; dans ce cas aussi, un détail particulièrement significatif est constitué par le cercle suspendu au haut du mât et qu’il s’agit d’atteindre en y grimpant (cercle que le mât traverse et dépasse d’ailleurs comme celui du navire dépasse la hune et celui du stûpa le dôme) ; ce cercle est encore manifestement la représentation de l’« œil solaire », et l’on conviendra que ce n’est certes pas la soi-disant « âme populaire » qui a pu inventer un tel symbolisme !

Un autre symbole très répandu, et qui se rattache immédiatement au même ordre d’idées, est celui de l’échelle, et c’est là encore un symbole « axial » ; comme le dit M. A. K. Coomaraswamy, « l’Axe de l’Univers est comme une échelle sur laquelle s’effectue un perpétuel mouvement ascendant et descendant »(1). Permettre l’accomplissement d’un tel mouvement, c’est là, en effet, la destination essentielle de l’échelle ; et puisque, comme nous venons de le voir, l’arbre ou le mât jouent aussi le même rôle, on peut bien dire que l’échelle est à cet égard leur équivalent. D’un autre côté, la forme plus particulière de l’échelle appelle quelques remarques : ses deux montants verticaux correspondent à la dualité de l’« Arbre de la Science », ou, dans la Kabbale hébraïque, aux deux « colonnes » de droite et de gauche de l’arbre séphirothique ; ni l’un ni l’autre n’est donc proprement « axial », et la « colonne du milieu », qui est véritablement l’axe même, n’est pas figurée de façon sensible (comme dans les cas où le pilier central d’un édifice ne l’est pas davantage) ; mais, par ailleurs, l’échelle tout entière, dans son ensemble, est en quelque sorte « unifiée » par les échelons qui joignent les deux montants l’un à l’autre, et qui, étant placés horizontalement entre ceux-ci, ont forcément leurs milieux situés dans l’axe même(2). On voit que l’échelle offre ainsi un symbolisme très complet : elle est, pourrait-on dire, comme un « pont » vertical s’élevant à travers tous les mondes et permettant d’en parcourir toute la hiérarchie en passant d’échelon en échelon ; et, en même temps, les échelons sont les mondes eux-mêmes, c’est-à-dire les différents niveaux ou degrés de l’Existence universelle(3).

Cette signification est évidente dans le symbolisme biblique de l’échelle de Jacob, le long de laquelle les anges montent et descendent ; et l’on sait que Jacob, au lieu où il avait eu la vision de cette échelle, posa une pierre qu’il « dressa comme un pilier », et qui est aussi une figure de l’« Axe du Monde », substituée ainsi en quelque sorte à l’échelle elle-même(4). Les anges représentent proprement les états supérieurs de l’être ; c’est donc à ceux-ci que correspondent aussi plus particulièrement les échelons, ce qui s’explique par le fait que l’échelle doit être considérée comme ayant son pied posé sur la terre, c’est-à-dire que, pour nous, c’est nécessairement notre monde même qui est le « support » à partir duquel l’ascension doit s’effectuer. Si même on supposait que l’échelle se prolonge souterrainement, pour comprendre la totalité des mondes comme elle le doit en réalité, sa partie inférieure serait en tout cas invisible, comme l’est, pour les êtres parvenus à une « caverne » située à un certain niveau, toute la partie de l’arbre central qui s’étend au-dessous de celle-ci ; en d’autres termes, les échelons inférieurs ayant été déjà parcourus, il n’y a plus lieu de les envisager effectivement en ce qui concerne la réalisation ultérieure de l’être, dans laquelle ne pourra intervenir que le parcours des échelons supérieurs.

C’est pourquoi, surtout quand l’échelle est employée comme un élément de certains rites initiatiques, ses échelons sont expressément considérés comme représentant les différents cieux, c’est-à-dire les états supérieurs de l’être ; c’est ainsi que notamment, dans les mystères mithriaques, l’échelle avait sept échelons qui étaient mis en rapport avec les sept planètes, et qui, dit-on, étaient formés des métaux correspondant respectivement à celles-ci ; et le parcours de ces échelons figurait celui d’autant de grades successifs de l’initiation. Cette échelle à sept échelons se retrouve dans certaines organisations initiatiques du moyen âge, d’où elle passa sans doute plus ou moins directement dans les hauts grades de la Maçonnerie écossaise, ainsi que nous l’avons dit ailleurs à propos de Dante(5) ; ici, les échelons sont rapportés à autant de « sciences », mais cela ne fait aucune différence au fond, puisque, suivant Dante lui-même, ces « sciences » s’identifient aux « cieux »(6). Il va de soi que, pour correspondre ainsi à des états supérieurs et à des degrés d’initiation, ces sciences ne pouvaient être que des sciences traditionnelles entendues en leur sens le plus profond et le plus proprement ésotérique, et cela même pour celles d’entre elles dont les noms, pour les modernes, ne désignent plus, en vertu de la dégénérescence à laquelle nous avons souvent fait allusion, que des sciences ou des arts profanes, c’est-à-dire quelque chose qui, par rapport à ces véritables sciences, n’est en réalité rien de plus qu’une écorce vide et un « résidu » privé de vie.

Dans certains cas, on trouve aussi le symbole d’une échelle double, ce qui implique l’idée que la montée doit être suivie d’une redescente ; on monte alors d’un côté par des échelons qui sont des « sciences », c’est-à-dire des degrés de connaissance correspondant à la réalisation d’autant d’états, et on redescend de l’autre côté par des échelons qui sont des « vertus », c’est-à-dire les fruits de ces mêmes degrés de connaissance appliqués à leurs niveaux respectifs(7). On peut d’ailleurs remarquer que, même dans le cas de l’échelle simple, l’un des montants peut aussi être regardé d’une certaine façon comme « ascendant » et l’autre comme « descendant », suivant la signification générale des deux courants cosmiques de droite et de gauche avec lesquels ces deux montants sont également en correspondance, en raison même de leur situation « latérale » par rapport à l’axe véritable, qui, pour être invisible, n’en est pas moins l’élément principal du symbole, celui auquel toutes les parties de celui-ci doivent toujours être rapportées si l’on veut en comprendre entièrement la signification.

À ces diverses indications, nous ajouterons encore, pour terminer, celle d’un symbolisme un peu différent qui se rencontre aussi dans certains rituels initiatiques, et qui est la montée d’un escalier en spirale ; dans ce cas, il s’agit, pourrait-on dire, d’une ascension moins directe, puisque, au lieu de s’accomplir verticalement suivant la direction de l’axe même, elle s’accomplit suivant les détours de l’hélice qui s’enroule autour de cet axe, de sorte que son processus apparaît plutôt comme « périphérique » que comme « central » ; mais, en principe, le résultat final doit pourtant être le même, car il s’agit toujours d’une montée à travers la hiérarchie des états de l’être, les spires successives de l’hélice étant encore, comme nous l’avons amplement expliqué ailleurs(8), une représentation exacte des degrés de l’Existence universelle.