CHAPITRE XXVI
Le « trou de l’aiguille »(*)

Nous avons déjà parlé précédemment du symbolisme de la « porte étroite » et de quelques-unes de ses représentations traditionnelles ; on sait que l’une de celles-ci est le « trou de l’aiguille », qui est notamment mentionné avec cette signification dans un texte évangélique bien connu(1). L’expression anglaise needle’s eye, littéralement « œil de l’aiguille », est particulièrement significative à cet égard, car elle relie plus directement ce symbole à quelques-uns de ses équivalents, comme l’« œil » du dôme dans le symbolisme architectural que nous avons eu l’occasion d’étudier dans d’autres articles : ce sont là des figurations diverses de la « porte solaire », qui elle-même est aussi désignée comme l’« Œil du Monde ». On remarquera aussi que l’aiguille, quand elle est placée verticalement, peut être prise comme une figure de l’« Axe du Monde » ; et alors, l’extrémité perforée étant en haut, il y a une exacte coïncidence entre cette position de l’« œil » de l’aiguille et celle de l’« œil » du dôme.

Ce même symbole a encore d’autres connexions intéressantes que M. Ananda K. Coomaraswamy a signalées récemment(2) : dans un Jâtaka où il est question d’une aiguille miraculeuse (qui d’ailleurs est en réalité identique au vajra), le trou de l’aiguille est désigné en pâli par le mot pâsa(3). Ce mot est le même que le sanscrit pâsha, qui a originairement le sens de « nœud » ou de « boucle » ; ceci paraît tout d’abord indiquer, comme le remarque M. Coomaraswamy, que, à une époque très ancienne, les aiguilles étaient, non pas perforées comme elles l’ont été plus tard, mais simplement recourbées à l’une de leurs extrémités, de façon à former une sorte de boucle dans laquelle on passait le fil ; mais ce qu’il y a de plus important à considérer pour nous, c’est le rapport qui existe entre cette application du mot pâsha au trou de l’aiguille et ses autres significations plus habituelles, qui d’ailleurs sont également dérivées de l’idée première de « nœud ».

Le pâsha, en effet, est le plus souvent, dans le symbolisme hindou, un « nœud coulant », ou un « lasso » servant à prendre les animaux à la chasse ; sous cette forme, il est un des principaux emblèmes de Mrityu ou de Yama, et aussi de Varuna ; et les « animaux » qu’ils prennent au moyen de ce pâsha, ce sont en réalité tous les êtres vivants (pashu). De là aussi le sens de « lien » : l’animal, dès qu’il est pris, se trouve lié par le nœud coulant qui se resserre sur lui ; de même, l’être vivant est lié par les conditions limitatives qui le retiennent dans son état particulier d’existence manifestée. Pour sortir de cet état de pashu, il faut que l’être s’affranchisse de ces conditions, c’est-à-dire, en termes symboliques, qu’il échappe au pâsha, ou qu’il passe à travers le nœud coulant sans que celui-ci se resserre sur lui ; c’est encore la même chose que de dire que cet être passe par les mâchoires de la Mort sans qu’elles se referment sur lui(4). La boucle du pâsha est donc bien, comme le dit M. Coomaraswamy, un autre aspect de la « porte étroite », exactement comme l’« enfilage de l’aiguille » représente le passage de cette même « porte solaire » dans le symbolisme de la broderie ; nous ajouterons que le fil passant par le trou de l’aiguille a aussi pour équivalent, dans un autre symbolisme, celui du tir à l’arc, la flèche perçant la cible en son centre ; et celui-ci est d’ailleurs désigné proprement comme le « but », terme qui est encore très significatif sous le même rapport, puisque le passage dont il s’agit, et par lequel s’effectue la « sortie du cosmos », est aussi le but que l’être doit atteindre pour être finalement « délivré » des liens de l’existence manifestée.

Cette dernière remarque nous amène à préciser, avec M. Coomaraswamy, que c’est seulement en ce qui concerne la « dernière mort », celle qui précède immédiatement la « délivrance », et après laquelle il n’y a pas de retour à un état conditionné, que l’« enfilage de l’aiguille » représente véritablement le passage par la « porte solaire », puisque, dans tout autre cas, il ne peut pas encore être question d’une « sortie du cosmos ». Cependant, on peut aussi, analogiquement et en un sens relatif, parler de « passer par le trou de l’aiguille »(5), ou d’« échapper au pâsha », pour désigner tout passage d’un état à un autre, un tel passage étant toujours une « mort » par rapport à l’état antécédent, en même temps qu’il est une « naissance » par rapport à l’état conséquent, ainsi que nous l’avons déjà expliqué en maintes occasions.

Il y a encore un autre aspect important du symbolisme du pâsha dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici : c’est celui sous lequel il se rapporte plus particulièrement au « nœud vital »(6), et il nous reste à montrer comment ceci encore se rattache strictement au même ordre de considérations. En effet, le « nœud vital » représente le lien qui tient rassemblés entre eux les différents éléments constitutifs de l’individualité ; c’est donc lui qui maintient l’être dans sa condition de pashu, puisque, lorsque ce lien se défait ou se brise, la désagrégation de ces éléments s’ensuit, et cette désagrégation est proprement la mort de l’individualité, entraînant le passage de l’être à un autre état. En transposant ceci par rapport à la « délivrance » finale, on peut dire que, quand l’être parvient à passer à travers la boucle du pâsha sans qu’elle se resserre et le reprenne de nouveau, c’est comme si cette boucle s’était dénouée pour lui, et cela d’une façon définitive ; ce ne sont là, en somme, que deux manières différentes d’exprimer la même chose. Nous n’insisterons pas davantage ici sur cette question du « nœud vital », qui pourrait nous amener à beaucoup d’autres développements ; nous avons indiqué autrefois(**) comment, dans le symbolisme architectural, il a sa correspondance dans le « point sensible » d’un édifice, celui-ci étant l’image d’un être vivant aussi bien que d’un monde, suivant qu’on l’envisage au point de vue « microcosmique » ou au point de vue « macrocosmique » ; mais, présentement, ce que nous venons d’en dire suffit pour montrer que la « solution » de ce nœud, qui est aussi le « nœud gordien » de la légende grecque, est encore, au fond, un équivalent du passage de l’être à travers la « porte solaire ».