CHAPITRE XXVII
Le passage des eaux(*)

Dans le travail auquel nous nous sommes déjà référé dans notre dernier article(1), M. Ananda K. Coomaraswamy signale que, dans le Bouddhisme comme dans le Brâhmanisme, la « Voie du Pèlerin », représentée comme un « voyage », peut être mise de trois façons différentes en rapport avec la rivière symbolique de la vie et de la mort : le voyage peut être accompli, soit en remontant le courant vers la source des eaux, soit en traversant celles-ci vers l’autre rive, soit enfin en descendant le courant vers la mer. Comme il le fait remarquer très justement, cet usage de différents symbolismes, contraires en apparence seulement, et ayant en réalité une même signification spirituelle, s’accorde avec la nature même de la métaphysique, qui n’est jamais « systématique », tout en étant toujours parfaitement cohérente ; il faut donc seulement prendre garde au sens précis dans lequel le symbole de la « rivière », avec sa source, ses rives et son embouchure, doit être entendu dans chacun des cas dont il s’agit.

Le premier cas, celui de la « remontée du courant », est peut-être le plus remarquable à certains égards, car il faut alors concevoir la rivière comme s’identifiant à l’« Axe du Monde » : c’est la « rivière céleste » qui descend vers la terre, et qui, dans la tradition hindoue, est désignée par des noms tels que ceux de Gangâ et de Saraswatî, qui sont proprement les noms de certains aspects de la Shakti. Dans la Kabbale hébraïque cette « rivière de vie » trouve sa correspondance dans les « canaux » de l’arbre séphirothique, par lesquels les influences du « monde d’en haut » sont transmises au « monde d’en bas », et qui sont aussi en relation directe avec la Shekinah, qui est en somme l’équivalent de la Shakti ; et il y est question également des eaux qui « coulent vers le haut », ce qui est une expression du retour vers la source céleste, représenté alors, non pas précisément par la remontée du courant, mais par un renversement de la direction de ce courant lui-même. De toute façon, il y a bien là un « retournement », qui, d’autre part, comme le remarque M. Coomaraswamy, était figuré dans les rites vêdiques par celui du poteau sacrificiel, autre image de l’« Axe du Monde » ; et l’on voit immédiatement par là que tout ceci se relie étroitement au symbolisme de l’« arbre inversé » dont nous avons parlé précédemment.

On peut encore remarquer qu’il y a là à la fois une ressemblance et une différence avec le symbolisme des quatre fleuves du Paradis terrestre : ceux-ci s’écoulent horizontalement sur la surface de la terre, et non pas verticalement suivant la direction axiale ; mais ils prennent leur source au pied de l’« Arbre de Vie », qui naturellement est encore l’« Axe du Monde », et qui est aussi l’arbre séphirothique de la Kabbale. On peut donc dire que les influences célestes, descendant par l’« Arbre de Vie » et arrivant ainsi au centre du monde terrestre, se répandent ensuite dans celui-ci suivant ces quatre fleuves, ou bien, en remplaçant l’« Arbre de Vie » par la « rivière céleste », que celle-ci, en arrivant à terre, s’y divise et s’écoule suivant les directions de l’espace. Dans ces conditions, la « remontée du courant » pourra être considérée comme s’effectuant en deux phases : la première, dans le plan horizontal, conduit au centre de ce monde ; la seconde, à partir de là, s’accomplit verticalement suivant l’axe, et c’est celle-ci qui était envisagée dans le cas précédent ; ajoutons que ces deux phases successives ont, au point de vue initiatique, leur correspondance dans les domaines respectifs des « petits mystères » et des « grands mystères ».

Le second cas, celui du symbolisme de la traversée d’une rive à l’autre, est sans doute plus habituel et plus généralement connu ; le « passage du pont » (qui peut être aussi celui d’un gué) se retrouve dans presque toutes les traditions, et aussi, plus spécialement, dans certains rituels initiatiques(2) ; la traversée peut aussi s’effectuer sur un radeau ou dans une barque, ce qui se rattache alors au symbolisme très général de la navigation(3). La rivière qu’il s’agit de traverser ainsi est plus spécialement la « rivière de la mort » ; la rive dont on part est le monde soumis au changement, c’est-à-dire le domaine de l’existence manifestée (considérée le plus souvent en particulier dans son état humain et corporel, puisque c’est de celui-ci qu’actuellement nous devons partir en fait), et l’« autre rive » est le Nirvâna, l’état de l’être qui est définitivement affranchi de la mort.

Pour ce qui est enfin du troisième cas, celui de la « descente du courant », l’Océan(4) doit y être considéré, non comme une étendue d’eau à traverser, mais au contraire comme le but même à atteindre, donc comme représentant le Nirvâna ; le symbolisme des deux rives est alors différent de ce qu’il était tout à l’heure, et il y a même là un exemple du double sens des symboles, puisqu’il ne s’agit plus de passer de l’une à l’autre, mais bien de les éviter également l’une et l’autre : elles sont respectivement le « monde des hommes » et le « monde des dieux », ou encore les conditions « microcosmiques » (adhyâtma) et « macrocosmiques » (adhidêvata). Il y a aussi, pour parvenir au but, d’autres dangers à éviter dans le courant lui-même ; ils sont symbolisés notamment par le crocodile qui se tient « contre le courant », ce qui implique bien que le voyage s’effectue dans le sens de celui-ci ; ce crocodile, aux mâchoires ouvertes duquel il s’agit d’échapper, représente la Mort (Mrityu), et, comme tel, il est le « gardien de la Porte », celle-ci étant alors figurée par l’embouchure de la rivière (qu’on devrait plus exactement, comme le dit M. Coomaraswamy, considérer comme une « bouche » de la mer dans laquelle la rivière se déverse) ; nous avons donc ici encore un autre symbole de la « Porte », s’ajoutant à tous ceux que nous avons eu déjà l’occasion d’étudier dans de précédents articles.