CHAPITRE XXVIII
Janua Cœli(*)

Dans une importante étude que nous mentionnons d’autre part(1), M. Ananda K. Coomaraswamy expose le symbolisme de la superstructure de l’autel vêdique, et plus spécialement des trois briques perforées (swayamâtrinnâ) qui en constituent une des parties essentielles. Ces briques, qui peuvent être aussi des pierres (sharkara), devraient en principe, d’après leur désignation, être perforées « d’elles-mêmes », c’est-à-dire naturellement, bien que, dans la pratique, cette perforation ait pu parfois être artificielle. Quoi qu’il en soit, il s’agit de trois briques ou pierres de forme annulaire, qui, superposées, correspondent aux « trois mondes » (Terre, Atmosphère et Ciel), et qui, avec trois autres briques représentant les « Lumières universelles » (Agni, Vâyu et Âditya), forment l’Axe vertical de l’Univers. On trouve d’ailleurs sur d’anciennes monnaies indiennes (et des figurations similaires se rencontrent aussi sur certains sceaux babyloniens) une représentation des « trois mondes » sous la forme de trois anneaux reliés entre eux par une ligne verticale qui passe par leurs centres(2).

De ces trois briques superposées, la plus basse correspond architecturalement au foyer (auquel l’autel lui-même est d’ailleurs identifié, étant également le lieu de la manifestation d’Agni dans le monde terrestre), et la plus haute à l’« œil » ou ouverture centrale du dôme(3) ; elles forment ainsi, comme le dit M. Coomaraswamy, à la fois une « cheminée » et un « chemin » (et le rapprochement de ces deux mots n’est certes pas dépourvu de signification, même si, comme il est possible, ils ne sont pas directement reliés par l’étymologie)(4), « par où Agni s’achemine et nous-mêmes devons nous acheminer vers le Ciel ». En outre, permettant le passage d’un monde à un autre, qui s’effectue nécessairement suivant l’Axe de l’Univers, et cela dans les deux sens opposés, elles sont la voie par laquelle les Dêvas montent et descendent à travers ces mondes, en se servant des trois « Lumières universelles » comme d’autant d’échelons, conformément à un symbolisme dont l’exemple le plus connu est celui de l’« échelle de Jacob »(5). Ce qui unit ces mondes et leur est en quelque sorte commun, quoique sous des modalités diverses, c’est le « Souffle total » (sarva-prâna), auquel correspond ici le vide central des briques superposées(6) ; c’est aussi, suivant un autre mode d’expression équivalent au fond, le sûtrâtmâ qui, comme nous l’avons déjà expliqué ailleurs, relie tous les états de l’être entre eux et à son centre total, généralement symbolisé par le Soleil, de sorte que le sûtrâtmâ lui-même est alors représenté comme un « rayon solaire », et plus précisément comme le « septième rayon » qui passe directement à travers le Soleil(7).

C’est effectivement à ce passage « à travers le Soleil » que se réfère plus proprement le symbolisme de la brique supérieure, puisque celle-ci, comme nous le disions tout à l’heure, correspond à l’« œil » du dôme ou du « toit cosmique » (et nous rappelons à cet égard que le Soleil est aussi désigné comme l’« Œil du Monde »), c’est-à-dire à l’ouverture par laquelle s’accomplit (et, en effet, elle ne peut s’accomplir que « par le haut ») la sortie du Cosmos, celui-ci, avec les divers mondes qu’il renferme, étant représenté par tout l’ensemble de l’édifice dans le symbolisme architectural. La correspondance de cette ouverture supérieure dans l’être humain est le brahma-randhra, c’est-à-dire l’orifice situé à la couronne de la tête et par lequel l’artère subtile axiale sushumnâ est en continuité constante avec le « rayon solaire » appelé également sushumnâ, lequel n’est pas autre chose que le sûtrâtmâ envisagé dans son rapport particulier avec cet être ; aussi la brique supérieure peut-elle encore être assimilée au crâne de l’« Homme cosmique », si l’on adopte un symbolisme « anthropomorphique » pour représenter l’ensemble du Cosmos. D’autre part, dans le symbolisme zodiacal, cette même ouverture correspond au Capricorne, qui est la « porte des dieux » et se rapporte au dêva-yâna, dans lequel est accompli le passage « au delà du Soleil », tandis que le Cancer est la « porte des hommes » et se rapporte au pitrî-yâna, par lequel l’être ne sort pas du Cosmos(8) ; et l’on peut dire encore que ces deux « portes solsticiales » correspondent, pour les êtres qui passent par l’une ou par l’autre, aux cas où la « porte solaire » est respectivement ouverte ou fermée. Comme le précise M. Coomaraswamy, les deux yânas, qui sont ainsi mis en relation avec les deux moitiés du cycle annuel, sont rapportés au Nord et au Sud en tant que le mouvement apparent du Soleil est, d’une part, une montée vers le Nord en partant du Capricorne, et, d’autre part, une descente vers le Sud en partant du Cancer.

C’est donc le Soleil, ou plutôt ce qu’il représente dans l’ordre principiel (car il va de soi que c’est du « Soleil spirituel » qu’il s’agit en réalité)(9), qui, en tant qu’« Œil du Monde », est véritablement la « porte du Ciel » ou Janua Cœli, décrite aussi en termes variés comme un « trou »(10), comme une « bouche »(11), et encore comme le moyeu de la roue d’un chariot ; la signification axiale de ce dernier symbole est d’ailleurs évidente(12). Cependant, il y a lieu de faire ici une distinction, afin d’éviter ce qui pourrait, pour certains tout au moins, donner lieu à une confusion : nous avons dit en effet en d’autres occasions, à propos de l’aspect lunaire du symbolisme de Janus (ou plus exactement de Janus-Jana, identifié à Lunus-Luna), que la Lune est à la fois Janua Cœli et Janua Inferni ; dans ce cas, au lieu des deux moitiés ascendante et descendante du cycle annuel, il faudrait naturellement, pour établir une correspondance analogue(13), considérer les deux moitiés croissante et décroissante de la lunaison ou du cycle mensuel. Maintenant, si le Soleil et la Lune peuvent être regardés l’un et l’autre comme Janua Cœli, c’est que, en réalité, le Ciel, dans les deux cas, n’est pas pris dans le même sens : d’une façon générale, en effet, ce terme peut être employé pour désigner tout ce qui se réfère aux états supra-humains ; mais il est évident qu’il y a une grande différence à faire entre ceux de ces états qui appartiennent encore au Cosmos(14), et ce qui, au contraire, est au delà du Cosmos. En ce qui concerne la « porte solaire », il s’agit du Ciel qu’on peut dire suprême et « extra-cosmique » ; par contre, en ce qui concerne la « porte lunaire », il s’agit seulement du Swarga, c’est-à-dire de celui des « trois mondes » qui, tout en étant le plus élevé, est pourtant compris dans le Cosmos aussi bien que les deux autres. Pour revenir à la considération de la plus haute des trois briques perforées de l’autel vêdique, on peut dire que la « porte solaire » se situe à sa face supérieure (qui est le véritable sommet de l’édifice total), et la « porte lunaire » à sa face inférieure, puisque cette brique elle-même représente le Swarga ; d’ailleurs, la sphère lunaire est effectivement décrite comme touchant à la partie supérieure de l’Atmosphère ou du monde intermédiaire (Antariksha), qui est ici représenté par la brique médiane(15). On peut donc dire, dans les termes de la tradition hindoue, que la « porte lunaire » donne accès à l’Indra-loka (puisque Indra est le régent du Swarga) et la « porte solaire » au Brahma-loka ; dans les traditions de l’antiquité occidentale, à l’Indra-loka correspond l’« Élysée » et au Brahma-loka l’« Empyrée », le premier étant « intra-cosmique » et le second « extra-cosmique » ; et nous devons ajouter que c’est la « porte solaire » seule qui est proprement la « porte étroite » dont nous avons parlé précédemment, et par laquelle l’être, sortant du Cosmos et étant par là même définitivement affranchi des conditions de toute existence manifestée, passe véritablement « de la mort à l’immortalité ».