CHAPITRE XXXI
Le cœur rayonnant et le cœur enflammé(*)

En parlant, dans notre dernier article(**), des représentations du Soleil avec des rayons alternativement rectilignes et ondulés, nous avons signalé que ces deux sortes de rayons se retrouvent aussi, d’une façon toute semblable, dans certaines figurations symboliques du cœur ; un des exemples les plus intéressants qu’on puisse en donner est celui du cœur figuré sur un petit bas-relief de marbre noir, datant apparemment du xvie siècle et provenant de la Chartreuse de Saint-Denis d’Orques, qui a été étudié autrefois par M. L. Charbonneau-Lassay(1). Ce cœur rayonnant est placé au centre de deux cercles sur lesquels se trouvent respectivement les planètes et les signes du Zodiaque, ce qui le caractérise expressément comme le « Centre du Monde », sous le double rapport du symbolisme spatial et du symbolisme temporel(2) ; cette figuration est évidemment « solaire », mais, d’ailleurs, le fait que le Soleil, entendu au sens « physique », se trouve lui-même placé sur le cercle planétaire, ainsi qu’il doit l’être normalement dans le symbolisme astrologique, montre bien qu’il s’agit proprement ici du « Soleil spirituel ».

Il est à peine besoin de rappeler que l’assimilation du Soleil et du cœur, en tant que l’un et l’autre ont également une signification « centrale », est commune à toutes les doctrines traditionnelles, en Occident aussi bien qu’en Orient ; c’est ainsi, par exemple, que Proclus dit en s’adressant au Soleil : « Occupant au-dessus de l’éther le trône du milieu, et ayant pour figure un cercle éblouissant qui est le Cœur du Monde, tu remplis tout d’une providence à même de réveiller l’intelligence »(3). Nous citons plus particulièrement ce texte ici, de préférence à bien d’autres, en raison de la mention formelle qui y est faite de l’intelligence ; et, comme nous avons eu souvent l’occasion de l’expliquer, le cœur est considéré aussi avant tout, dans toutes les traditions, comme le siège de l’intelligence(4). D’ailleurs, selon Macrobe, « le nom d’Intelligence du Monde que l’on donne au Soleil répond à celui de Cœur du Ciel(5) ; source de la lumière éthérée, le Soleil est pour ce fluide ce que le cœur est pour l’être animé »(6) ; et Plutarque écrit que le Soleil, « ayant la force d’un cœur, disperse et répand de lui-même la chaleur et la lumière, comme si c’était le sang et le souffle »(7). Nous retrouvons dans ce dernier passage, tant pour le cœur que pour le Soleil, l’indication de la chaleur et de la lumière, correspondant aux deux sortes de rayons que nous avons envisagés ; si le « souffle » y est rapporté à la lumière, c’est qu’il est proprement le symbole de l’esprit, qui est essentiellement la même chose que l’intelligence ; quant au sang, il est évidemment le véhicule de la « chaleur animatrice », ce qui se réfère plus spécialement au rôle « vital » du principe central de l’être(8).

Dans certains cas, en ce qui concerne le cœur, la figuration ne comporte qu’un seul des deux aspects de lumière et de chaleur : la lumière est naturellement représentée par un rayonnement du type ordinaire, c’est-à-dire formé uniquement de rayons rectilignes ; quant à la chaleur, elle est représentée le plus habituellement par des flammes sortant du cœur. On peut d’ailleurs remarquer que le rayonnement, même quand les deux aspects y sont réunis, paraît suggérer, d’une façon générale, une prépondérance reconnue à l’aspect lumineux ; cette interprétation est confirmée par le fait que les représentations du cœur rayonnant, avec ou sans la distinction de deux sortes de rayons, sont les plus anciennes, datant pour la plupart d’époques où l’intelligence était encore rapportée traditionnellement au cœur, tandis que celles du cœur enflammé se sont répandues surtout avec les idées modernes réduisant le cœur à ne plus correspondre qu’au sentiment(9). On ne sait que trop, en effet, qu’on en est arrivé à ne plus donner au cœur d’autre signification que celle-là, et à oublier entièrement sa relation avec l’intelligence ; l’origine de cette déviation est d’ailleurs sans doute imputable pour une grande part au rationalisme, en tant que celui-ci prétend identifier purement et simplement l’intelligence à la raison, car ce n’est point avec cette dernière que le cœur est en rapport, mais bien avec l’intellect transcendant, qui précisément est ignoré et même nié par le rationalisme. Il est vrai, d’autre part, que, dès lors que le cœur est considéré comme le centre de l’être, toutes les modalités de celui-ci peuvent en un certain sens lui être rapportées au moins indirectement, y compris le sentiment, ou ce que les psychologues appellent l’« affectivité » ; mais il n’y en a pas moins lieu d’observer en cela les relations hiérarchiques, et de maintenir que l’intellect seul est véritablement « central », tandis que toutes les autres modalités n’ont qu’un caractère plus ou moins « périphérique ». Seulement, l’intuition intellectuelle qui réside dans le cœur étant méconnue(10), et la raison qui réside dans le cerveau ayant usurpé son rôle « illuminateur »(11), il ne restait plus au cœur que la seule possibilité d’être regardé comme le siège de l’affectivité(12) ; d’ailleurs, le monde moderne devait aussi voir naître, comme une sorte de contrepartie du rationalisme, ce qu’on peut appeler le sentimentalisme, c’est-à-dire la tendance à voir dans le sentiment ce qu’il y a de plus profond et de plus élevé dans l’être, à affirmer sa suprématie sur l’intelligence ; et il est bien évident qu’une telle chose, comme tout ce qui n’est en réalité qu’exaltation de l’« infra-rationnel » sous une forme ou sous une autre, n’a pu se produire que parce que l’intelligence avait été tout d’abord réduite à la seule raison.

Maintenant, si l’on veut, en dehors de la déviation moderne dont nous venons de parler, établir, dans des limites légitimes, un certain rapport du cœur avec l’affectivité, on devra regarder ce rapport comme résultant directement de la considération du cœur comme « centre vital » et siège de la « chaleur animatrice », vie et affectivité étant deux choses très proches l’une de l’autre, sinon même tout à fait connexes, tandis que le rapport avec l’intelligence est évidemment d’un tout autre ordre. Du reste, cette étroite relation de la vie et de l’affectivité est nettement exprimée par le symbolisme lui-même, puisque l’une et l’autre y sont également représentées sous l’aspect de la chaleur(13) ; et c’est en vertu de cette même assimilation, mais faite alors d’une façon assez peu consciente, que, dans le langage ordinaire, on parle couramment de la chaleur du sentiment ou de l’affection(14). Il faut aussi remarquer, à ce propos, que, quand le feu se polarise en ces deux aspects complémentaires qui sont la lumière et la chaleur, ceux-ci sont pour ainsi dire, dans leur manifestation, en raison inverse l’un de l’autre ; et l’on sait que, même au simple point de vue de la physique, une flamme est en effet d’autant plus chaude qu’elle est moins éclairante. De même, le sentiment n’est véritablement qu’une chaleur sans lumière(15), et l’on peut aussi trouver dans l’homme une lumière sans chaleur, celle de la raison, qui n’est qu’une lumière réfléchie, froide comme la lumière lunaire qui la symbolise. Dans l’ordre des principes, au contraire, les deux aspects, comme tous les complémentaires, se rejoignent et s’unissent indissolublement, puisqu’ils sont constitutifs d’une même nature essentielle ; il en est donc ainsi en ce qui concerne l’intelligence pure, qui appartient proprement à cet ordre principiel, et ceci confirme encore que, comme nous l’indiquions précédemment, le rayonnement symbolique sous sa double forme peut lui être rapporté intégralement. Le feu qui réside au centre de l’être est bien à la fois lumière et chaleur ; mais, si l’on veut traduire ces deux termes respectivement par intelligence et amour, bien qu’ils ne soient au fond que deux aspects inséparables d’une seule et même chose, il faudra, pour que cette traduction soit acceptable et légitime, ajouter que l’amour dont il s’agit alors diffère tout autant du sentiment auquel on donne le même nom que l’intelligence pure diffère de la raison.

On peut facilement comprendre, en effet, que certains termes empruntés à l’affectivité soient, aussi bien que d’autres, susceptibles d’être transposés analogiquement dans un ordre supérieur, car toutes choses ont effectivement, outre leur sens immédiat et littéral, une valeur de symboles par rapport à des réalités plus profondes ; et il en est manifestement ainsi, en particulier, toutes les fois que, dans les doctrines traditionnelles, il est question de l’Amour. Chez les mystiques eux-mêmes, malgré certaines confusions inévitables, le langage affectif apparaît surtout comme un mode d’expression symbolique, car, quelle que soit chez eux la part incontestable du sentiment au sens ordinaire de ce mot, il est pourtant inadmissible, quoi qu’en puissent prétendre les psychologues modernes, qu’il n’y ait là rien d’autre que des émotions et des affections purement humaines rapportées telles quelles à un objet supra-humain. Cependant la transposition devient encore beaucoup plus évidente lorsqu’on constate que les applications traditionnelles de l’idée de l’Amour ne sont pas bornées au domaine exotérique et surtout religieux, mais qu’elles s’étendent également au domaine ésotérique et initiatique ; il en est ainsi notamment dans de nombreuses branches ou écoles de l’ésotérisme islamique, et il en est de même dans certaines doctrines du moyen âge occidental, notamment les traditions propres aux Ordres de chevalerie(16), et aussi la doctrine initiatique, d’ailleurs connexe, qui a trouvé son expression chez Dante et les « Fidèles d’Amour ». Nous ajouterons que la distinction de l’Intelligence et de l’Amour, ainsi entendue, a sa correspondance dans la tradition hindoue avec la distinction de Jnâna-mârga et Bhakti-mârga ; l’allusion que nous venons de faire aux Ordres de chevalerie indique d’ailleurs que la voie de l’Amour est plus particulièrement appropriée aux Kshatriyas, tandis que la voie de l’Intelligence ou de la Connaissance est naturellement celle qui convient surtout aux Brâhmanes ; mais, en définitive, il ne s’agit là que d’une différence qui porte seulement sur la façon d’envisager le Principe, en conformité avec la différence même des natures individuelles, et qui ne saurait aucunement affecter l’indivisible unité du Principe lui-même.