CHAPITRE XXXIII
Le symbolisme du pont(*)

Bien que nous ayons déjà parlé du symbolisme du pont en diverses occasions, nous ajouterons encore à ce que nous en avons dit quelques autres considérations, en connexion avec une étude de Doña Luisa Coomaraswamy, sur ce sujet(1), dans laquelle elle insiste particulièrement sur un point qui montre l’étroit rapport de ce symbolisme avec la doctrine du sûtrâtmâ. Il s’agit du sens originel du mot sêtu, qui est le plus ancien des différents termes sanscrits désignant le pont, et le seul qui se trouve dans le Rig-Vêda : ce mot, dérivé de la racine si, « attacher », signifie proprement un « lien » ; et, en effet, le pont jeté sur une rivière est bien ce qui relie l’une des rives à l’autre, mais, outre cette remarque d’ordre tout à fait général, il y a encore dans ce qui est impliqué par ce terme quelque chose de beaucoup plus précis. Il faut se représenter le pont comme constitué primitivement par des lianes, qui en sont le modèle naturel le plus ordinaire, ou par une corde fixée de la même façon que celles-ci, par exemple à des arbres croissant sur les deux rives, qui paraissent ainsi effectivement « attachées » l’une à l’autre par cette corde. Les deux rives représentant symboliquement deux états différents de l’être, il est évident que la corde est ici la même chose que le « fil » qui unit ces états entre eux, c’est-à-dire le sûtrâtmâ lui-même ; le caractère d’un tel lien, à la fois ténu et résistant, est aussi une image adéquate de sa nature spirituelle, et c’est pourquoi le pont, qui est aussi assimilé à un rayon de lumière, est souvent décrit traditionnellement comme aussi étroit que le tranchant d’une épée, ou encore, s’il est fait de bois, comme formé d’une seule poutre ou d’un seul tronc d’arbre(2). Cette étroitesse fait également apparaître le caractère « périlleux » de la voie dont il s’agit, qui est d’ailleurs la seule possible, mais que tous ne réussissent pas à parcourir, et que bien peu même peuvent parcourir sans aide et par leurs propres moyens(3), car il y a toujours un certain danger dans le passage d’un état à un autre ; mais ceci se rapporte surtout au double sens, « bénéfique » et « maléfique », que le pont présente comme tant d’autres symboles, et sur lequel nous allons avoir à revenir tout à l’heure.

Les deux mondes représentés par les deux rives sont, au sens le plus général, le Ciel et la Terre, qui étaient unis au commencement, et qui furent séparés par le fait même de la manifestation, dont le domaine tout entier est alors assimilé à une rivière ou à une mer s’étendant entre eux(4). Le pont équivaut donc exactement au pilier axial qui relie le ciel et la terre tout en les maintenant séparés ; et c’est en raison de cette signification qu’il doit être essentiellement conçu comme vertical(5), de même que tous les autres symboles de l’« Axe du Monde », par exemple l’essieu du « charriot cosmique » lorsque les deux roues de celui-ci représentent pareillement le Ciel et la Terre(6) ; ceci établit également l’identité fondamentale du symbolisme du pont avec celui de l’échelle, dont nous avons parlé en une autre occasion(7). Ainsi, le passage du pont n’est pas autre chose en définitive que le parcours même de l’axe, qui seul unit en effet les différents états entre eux ; la rive dont il part est, en fait, ce monde, c’est-à-dire l’état dans lequel l’être qui doit le parcourir se trouve présentement, et celle à laquelle il aboutit, après avoir traversé les autres états de manifestation, est le monde principiel ; l’une des deux rives est le domaine de la mort, où tout est soumis au changement, et l’autre est le domaine de l’immortalité(8).

Nous rappelions tout à l’heure que l’axe relie et sépare tout à la fois le Ciel et la Terre ; de même, si le pont est bien réellement la voie qui unit les deux rives et permet de passer de l’une à l’autre, il peut cependant être aussi, en un certain sens, comme un obstacle placé entre elles, et ceci nous ramène à son caractère « périlleux ». Cela même est d’ailleurs impliqué encore dans la signification du mot sêtu, qui est un lien dans la double acception où on peut l’entendre : d’une part, ce qui rattache deux choses l’une à l’autre, mais aussi, d’autre part, une entrave dans laquelle un être se trouve pris ; une corde peut servir également à ces deux fins, et le pont apparaîtra aussi sous l’un ou l’autre aspect, c’est-à-dire en somme comme « bénéfique » ou comme « maléfique », suivant que l’être réussira ou non à le franchir. On peut remarquer que le double sens symbolique du pont résulte encore du fait qu’il peut être parcouru dans les deux directions opposées, alors qu’il ne doit pourtant l’être que dans une seule, celle qui va de « cette rive » vers « l’autre », tout retour en arrière constituant un danger à éviter(9), sauf dans le seul cas de l’être qui, étant déjà affranchi de l’existence conditionnée, peut désormais « se mouvoir à volonté » à travers tous les mondes, et pour lequel un tel retour en arrière n’est d’ailleurs plus qu’une apparence purement illusoire. Dans tout autre cas que celui-là, la partie du pont qui a été déjà parcourue doit normalement être « perdue de vue » et devenir comme si elle n’existait plus, de même que l’échelle symbolique est toujours regardée comme ayant son pied dans le domaine même où se trouve actuellement l’être qui y monte, sa partie inférieure disparaissant pour lui à mesure que s’effectue son ascension(10). Tant que l’être n’est pas parvenu au monde principiel, d’où il pourra ensuite redescendre dans la manifestation sans en être aucunement affecté, la réalisation ne peut en effet s’accomplir que dans le sens ascendant ; et, pour celui qui s’attacherait à la voie pour elle-même, prenant ainsi le moyen pour la fin, cette voie deviendrait véritablement un obstacle, au lieu de le mener effectivement à la libération, ce qui implique une destruction continuelle des liens le rattachant aux stades qu’il a déjà parcourus, jusqu’à ce que l’axe soit finalement réduit au point unique qui contient tout et qui est le centre de l’être total.