CHAPITRE XXXIV
Le pont et l’arc-en-ciel(*)
Nous avons signalé, à propos du symbolisme du pont et de sa signification essentiellement « axiale », que l’assimilation entre ce symbolisme et celui de l’arc-en-ciel n’est pas aussi fréquente qu’on le pense habituellement. Il y a assurément des cas où une telle assimilation existe, et un des plus nets est celui qui se rencontre dans la tradition scandinave, où le pont de Byfrost est expressément identifié à l’arc-en-ciel. Ailleurs, quand le pont est décrit comme s’élevant dans une partie de son parcours et s’abaissant dans l’autre, c’est-à-dire comme ayant la forme d’une arche, il semble plutôt que, bien souvent, ces descriptions aient été influencées par un rapprochement secondaire avec l’arc-en-ciel, sans impliquer pour cela une véritable identification entre ces deux symboles. Ce rapprochement s’explique d’ailleurs facilement, par là même que l’arc-en-ciel est généralement regardé comme symbolisant l’union du Ciel et de la Terre ; entre le moyen par lequel s’établit la communication de la Terre avec le Ciel et le signe de leur union, il y a une connexion évidente, mais qui n’entraîne pas nécessairement une assimilation ou une identification. Nous ajouterons tout de suite que cette signification même de l’arc-en-ciel, qui se retrouve sous une forme ou sous une autre dans la plupart des traditions, résulte directement de sa relation étroite avec la pluie, puisque celle-ci, comme nous l’avons expliqué ailleurs, représente la descente des influences célestes dans le monde terrestre(1).
L’exemple le plus connu en Occident de cette signification traditionnelle de l’arc-en-ciel est naturellement le texte biblique où elle est nettement exprimée(2) ; il y est dit notamment : « Je mettrai mon arc dans la nuée, et il sera pour signe de l’alliance entre moi et la terre » ; mais il est à remarquer que ce « signe d’alliance » n’y est aucunement présenté comme devant permettre le passage d’un monde à l’autre, passage auquel d’ailleurs, dans ce texte, il n’est même pas fait la moindre allusion. Dans d’autres cas, la même signification se trouve exprimée sous des formes très différentes : chez les Grecs, par exemple, l’arc-en-ciel était assimilé à l’écharpe d’Iris, ou peut-être à Iris elle-même à une époque où, dans les figurations symboliques, l’« anthropomorphisme » n’avait pas encore été poussé par eux aussi loin qu’il devait l’être plus tard ; ici, cette signification est impliquée dans le fait qu’Iris était la « messagère des Dieux » et jouait par conséquent un rôle d’intermédiaire entre le Ciel et la Terre ; mais il va de soi qu’une telle représentation est fort éloignée à tous égards du symbolisme du pont. Au fond, l’arc-en-ciel paraît bien, d’une façon générale, avoir été surtout mis en rapport avec les courants cosmiques par lesquels s’opère un échange d’influences entre le Ciel et la Terre, beaucoup plus qu’avec l’axe suivant lequel s’effectue la communication directe entre les différents états ; et d’ailleurs ceci s’accorde mieux avec sa forme courbe(3), car, bien que, comme nous l’avons fait remarquer précédemment, cette forme même ne soit pas forcément en contradiction avec une idée de « verticalité », il n’en est pas moins vrai que cette idée ne peut guère être suggérée par des apparences immédiates comme elle l’est au contraire dans le cas de tous les symboles proprement axiaux.
Il faut reconnaître que le symbolisme de l’arc-en-ciel est très complexe en réalité et présente de multiples aspects ; mais, parmi ceux-ci, un des plus importants peut-être, bien qu’il puisse paraître assez étonnant tout d’abord, et en tout cas celui qui se rapporte le plus manifestement à ce que nous venons d’indiquer en dernier lieu, est celui qui l’assimile à un serpent et qui se retrouve dans des traditions fort diverses. On a remarqué que les caractères chinois désignant l’arc-en-ciel ont le radical « serpent », bien que cette assimilation ne soit pas exprimée formellement par ailleurs dans la tradition extrême-orientale, de sorte qu’on pourrait voir là comme un souvenir de quelque chose qui remonte probablement très loin(4). Il semblerait que ce symbolisme n’ait pas été entièrement inconnu des Grecs eux-mêmes, tout au moins dans la période archaïque, car, suivant Homère, l’arc-en-ciel était représenté sur la cuirasse d’Agamemnon par trois serpents azurés, « imitation de l’arc d’Iris, et signe mémorable aux humains que Zeus imprima dans les nues »(5). En tout cas, dans certaines régions de l’Afrique, et notamment au Dahomey, le « serpent céleste » est assimilé à l’arc-en-ciel, et, en même temps, il est regardé comme le maître des pierres précieuses et de la richesse ; il peut d’ailleurs sembler qu’il y ait là une certaine confusion entre deux aspects différents du symbolisme du serpent, car, si le rôle de maître ou de gardien des trésors est assez souvent attribué en effet, entre autres entités décrites sous des formes variées, à des serpents ou à des dragons, ceux-ci ont alors un caractère souterrain bien plutôt que céleste ; mais il se peut aussi qu’il y ait entre ces deux aspects apparemment opposés une correspondance comparable à celle qui existe entre les planètes et les métaux(6). D’un autre côté, il est au moins curieux de remarquer que, sous ce rapport, ce « serpent céleste » a une similitude assez frappante avec le « serpent vert » du conte symbolique bien connu de Goethe qui se transforme en pont, puis se fragmente en pierreries ; si ce dernier doit aussi être regardé comme ayant un rapport avec l’arc-en-ciel, on retrouverait dans ce cas l’identification de celui-ci avec le pont, ce qui en somme serait d’autant moins étonnant que Goethe peut fort bien, sur ce point, avoir pensé plus particulièrement à la tradition scandinave. Il faut dire, du reste, que le conte dont il s’agit est fort peu clair, soit quant à la provenance des divers éléments du symbolisme dont Goethe a pu s’inspirer, soit quant à sa signification même, et que toutes les interprétations qu’on a essayé d’en donner sont réellement peu satisfaisantes dans l’ensemble(7) ; nous ne voulons pas y insister davantage, mais il nous a paru qu’il pouvait n’être pas sans intérêt de marquer occasionnellement le rapprochement quelque peu inattendu auquel il donne lieu(8).
On sait qu’une des principales significations symboliques du serpent se rapporte aux courants cosmiques auxquels nous faisions allusion plus haut, courants qui, en définitive, ne sont pas autre chose que l’effet et comme l’expression des actions et réactions des forces émanées respectivement du Ciel et de la Terre(9). C’est là ce qui donne la seule explication plausible de l’assimilation de l’arc-en-ciel au serpent, et cette explication s’accorde parfaitement avec le caractère reconnu d’autre part à l’arc-en-ciel d’être le signe de l’union du Ciel et de la Terre, union qui en effet est en quelque sorte manifestée par ces courants, puisque sans elle ils ne pourraient se produire. Il faut ajouter que le serpent, quand il a cette signification, est le plus souvent associé à des symboles axiaux tels que l’arbre ou le bâton, ce qui est facile à comprendre, car c’est la direction même de l’axe qui détermine celle des courants cosmiques, mais sans pourtant que celle-ci se confonde aucunement avec celle-là, pas plus que, pour reprendre ici le symbolisme correspondant sous sa forme géométrique la plus rigoureuse, une hélice tracée sur un cylindre ne se confond avec l’axe même de ce cylindre. Entre le symbole de l’arc-en-ciel et celui du pont, une connexion similaire serait en somme celle qu’on pourrait regarder comme la plus normale ; mais, par la suite, cette connexion a amené dans certains cas une sorte de fusion des deux symboles, qui ne serait entièrement justifiée que si l’on considérait en même temps la dualité des courants cosmiques différenciés comme se résolvant dans l’unité d’un courant axial. Cependant, il faut aussi tenir compte du fait que les figurations du pont ne sont pas identiques suivant qu’il est assimilé ou non à l’arc-en-ciel et, à cet égard, on pourrait se demander s’il n’y a pas entre le pont rectiligne(10) et le pont en arche, en principe tout au moins, une différence de signification correspondant d’une certaine façon à celle qui existe, ainsi que nous l’avons indiqué ailleurs, entre l’échelle verticale et l’escalier en spirale(11), différence qui est celle de la voie « axiale » ramenant directement l’être à l’état principiel et de la voie plutôt « périphérique » impliquant le passage distinct à travers une série d’états hiérarchisés, bien que, dans l’un et l’autre cas, le but final soit nécessairement le même(12).