CHAPITRE XXXV
Les pierres de foudre(*)

Dans son article du numéro spécial du Voile d’Isis consacré au Tarot, M. Auriger, à propos de l’arcane XVI, a écrit cette phrase : « Il semble qu’une relation existe entre la grêle de pierres qui entoure la Tour foudroyée et le mot Beith-el, demeure divine, dont on fit bétyles, mot dont les Sémites désignaient les aérolithes ou pierres de foudre ». Ce rapprochement a été suggéré par le nom de « Maison Dieu » donné à cet arcane, et qui est en effet la traduction littérale du Beith-el hébreu ; mais il nous semble qu’il y a là une confusion entre plusieurs choses assez différentes, et qu’une mise au point de cette question peut offrir un certain intérêt.

Tout d’abord, il est certain que le rôle symbolique des aérolithes ou pierres tombées du ciel est fort important, car ce sont là les « pierres noires » dont il est question dans tant de traditions diverses, depuis celle qui était la figure de Cybèle ou de la « Grande Déesse » jusqu’à celle qui est enchâssée dans la Kaaba de la Mecque et qui est en relation avec l’histoire d’Abraham. À Rome aussi, il y avait le lapis niger, sans parler des boucliers sacrés des Saliens, que l’on disait avoir été taillés dans un aérolithe au temps de Numa(1). Ces « pierres noires » peuvent assurément être rangées dans la catégorie des « bétyles », c’est-à-dire des pierres considérées comme « demeures divines », ou, en d’autres termes, comme supports de certaines « influences spirituelles » ; mais tous les « bétyles » avaient-ils cette provenance ? Nous ne le pensons pas, et, en particulier, nous ne voyons aucun indice qui permette de supposer que tel ait été le cas pour la pierre à laquelle Jacob, suivant le récit de la Genèse, donna le nom de Beith-el, appliqué par extension au lieu même où il avait eu sa vision pendant que sa tête reposait sur cette pierre.

Le « bétyle » est proprement la représentation de l’Omphalos, c’est-à-dire un symbole du « Centre du Monde », qui s’identifie tout naturellement à l’« habitacle divin »(2). Cette pierre pouvait avoir des formes diverses, et notamment celle d’un pilier ; c’est ainsi que Jacob dit : « Et cette pierre, que j’ai dressée comme un pilier, sera la maison de Dieu » ; et, chez les peuples celtiques, certains menhirs, sinon tous, avaient la même signification. L’Omphalos pouvait aussi être représenté par une pierre de forme conique, comme la « pierre noire » de Cybèle, ou ovoïde ; le cône rappelait la montagne sacrée, symbole du « Pôle » ou de l’« Axe du Monde » ; quant à la forme ovoïde, elle se rapporte directement à un autre symbole fort important, celui de l’« Œuf du Monde ». Dans tous les cas, le « bétyle » était une « pierre prophétique », une « pierre qui parle », c’est-à-dire une pierre qui rendait des oracles, ou auprès de laquelle les oracles étaient rendus, grâce aux « influences spirituelles » dont elle était le support ; et l’exemple de l’Omphalos de Delphes est très caractéristique à cet égard.

Les « bétyles » sont donc essentiellement des pierres sacrées, mais qui n’étaient pas toutes d’origine céleste ; cependant, il est peut-être vrai que, symboliquement tout au moins, l’idée de « pierre tombée du ciel » pouvait y être attachée d’une certaine façon. Ce qui nous fait penser qu’il a dû en être ainsi, c’est leur rapport avec le mystérieux luz de la tradition hébraïque ; ce rapport est certain pour les « pierres noires », qui sont effectivement des aérolithes, mais il ne doit pas être limité à ce seul cas, puisqu’il est dit dans la Genèse, à propos du Beith-el de Jacob, que le premier nom de ce lieu était précisément Luz. Nous pouvons même rappeler à cette occasion que le Graal avait été, disait-on, taillé dans une pierre qui, elle aussi, était tombée du ciel, et il y a entre tout cela des liens fort étroits ; mais nous n’y insisterons pas davantage, car ces considérations risqueraient de nous mener fort loin de notre sujet(3).

En effet, qu’il s’agisse des « bétyles » en général, ou même des « pierres noires » en particulier, ni les uns ni les autres n’ont en réalité rien de commun avec les « pierres de foudre » ; et c’est surtout sur ce point que la phrase que nous rappelions au début contient une grave confusion, qui s’explique d’ailleurs assez naturellement. On est assurément tenté de supposer que les « pierres de foudre » ou « pierres de tonnerre » doivent être des pierres tombées du ciel, des aérolithes, et pourtant il n’en est rien ; on ne pourrait jamais deviner ce qu’elles sont sans l’avoir appris des paysans qui, par la tradition orale, en ont conservé le souvenir. Ces paysans commettent d’ailleurs eux-mêmes une erreur d’interprétation, qui montre que le vrai sens de la tradition leur échappe, lorsqu’ils croient que ces pierres sont tombées avec la foudre, ou qu’elles sont la foudre elle-même. Ils disent en effet que le tonnerre tombe de deux façons, « en feu » ou « en pierre » ; dans le premier cas, il incendie, tandis que, dans le second, il brise seulement ; mais ils connaissent fort bien les « pierres de tonnerre », et ils se trompent seulement en leur attribuant, à cause de leur dénomination, une origine céleste qu’elles n’ont point et qu’elles n’ont jamais eue.

La vérité est que les « pierres de foudre » sont des pierres qui symbolisent la foudre ; elles ne sont pas autre chose que les haches de silex préhistoriques, de même que l’« œuf de serpent », symbole druidique de l’« Œuf du Monde », n’est rien d’autre, quant à sa figuration matérielle, que l’oursin fossile. La hache de pierre, c’est la pierre qui brise et qui fend, et c’est pourquoi elle représente la foudre ; ce symbolisme remonte d’ailleurs à une époque extrêmement lointaine, et il explique l’existence de certaines haches, appelées par les archéologues « haches votives », objets rituels n’ayant jamais pu avoir aucune utilisation pratique comme armes ou comme instruments quelconques.

Ceci nous amène tout naturellement à rappeler un point qui a été traité ici-même : la hache de pierre de Parashu-Râma et le marteau de pierre de Thor sont bien une seule et même arme, et nous ajouterons que cette arme est le symbole de la foudre(4). On voit aussi par là que ce symbolisme des « pierres de foudre » est d’origine hyperboréenne, c’est-à-dire qu’il se rattache à la plus ancienne des traditions de l’humanité actuelle, à celle qui est vraiment la tradition primitive pour le présent Manvantara(5).

Il y a lieu de noter, d’autre part, le rôle très important que joue la foudre dans le symbolisme thibétain ; le vajra, qui la représente, est un des principaux insignes des dignitaires du Lamaïsme(6). En même temps, le vajra symbolise le principe masculin de la manifestation universelle, et ainsi la foudre est associée à l’idée de la « paternité divine », association qui se retrouve tout aussi nettement dans l’antiquité occidentale, puisque la foudre y est le principal attribut de Zeus Pater ou Ju-piter, le « père des dieux et des hommes », qui foudroie d’ailleurs les Titans et les Géants comme Thor et Parashu-Râma détruisent les équivalents de ceux-ci avec leurs armes de pierre(7).

Il y a même, à ce propos, et dans l’Occident moderne lui-même, un autre rapprochement qui est vraiment singulier : Leibnitz, dans sa Monadologie, dit que « toutes les monades créées naissent, pour ainsi dire, par des fulgurations continuelles de la Divinité de moment en moment » ; il associe de cette façon, conformément à la donnée traditionnelle que nous venons de rappeler, la foudre (fulgur) à l’idée de la production des êtres. Il est probable que ses commentateurs universitaires ne s’en sont jamais aperçus, pas plus qu’ils n’ont remarqué, et pour cause, que les théories du même philosophe sur l’« animal » indestructible et « réduit en petit » après la mort étaient directement inspirées de la conception hébraïque du luz comme « noyau d’immortalité »(8).

Nous noterons encore un dernier point, qui a trait au symbolisme maçonnique du maillet : non seulement il y a un rapport évident entre le maillet et le marteau, qui ne sont pour ainsi dire que deux formes d’un même instrument, mais l’historien maçonnique anglais R. F. Gould pense que le « maillet du Maître », dont il rattache d’autre part le symbolisme à celui du Tau, en raison de sa forme, tire son origine du marteau de Thor. Les Gaulois avaient d’ailleurs un « Dieu au maillet », qui figure sur un autel découvert à Mayence ; il semble même que ce soit le Dis Pater, dont le nom est bien proche de celui de Zeus Pater, et que les Druides, au dire de César, donnaient pour père à la race gauloise(9). Ainsi, ce maillet apparaît encore comme un équivalent symbolique du vajra des traditions orientales, et, par une coïncidence qui n’a sans doute rien de fortuit, mais qui paraîtra pour le moins inattendue à beaucoup de gens, il se trouve que les Maîtres maçons ont un attribut qui a exactement le même sens que celui des grands Lamas thibétains ; mais qui donc, dans la Maçonnerie telle qu’elle est aujourd’hui, pourrait se vanter de posséder effectivement le mystérieux pouvoir, un dans son essence, quoique double dans ses effets d’apparence contraire, dont cet attribut est le signe ? Nous ne croyons pas trop nous avancer en disant que, dans ce qui subsiste encore des organisations initiatiques occidentales, personne n’a plus même une lointaine idée de ce dont il s’agit ; le symbole demeure, mais, quand l’« esprit » s’est retiré, il n’est plus qu’une forme vide ; faut-il conserver malgré tout l’espoir qu’un jour viendra où cette forme sera revivifiée, où elle répondra de nouveau à la réalité qui est sa raison d’être originelle et qui seule lui confère le véritable caractère initiatique ?