CHAPITRE XXXVII
Les armes symboliques(*)

Dans notre article sur Les fleurs symboliques(1), nous avons été amené à faire allusion à la lance qui, dans la légende du Graal, apparaît comme un symbole complémentaire de la coupe, et qui est une des nombreuses figures de l’« Axe du Monde »(2). En même temps, cette lance est aussi, avons-nous dit, un symbole du « Rayon Céleste », et, d’après les considérations que nous avons développées ailleurs(3), il est évident que ces deux significations coïncident au fond ; mais ceci explique également que la lance, ainsi que l’épée et la flèche qui en sont en somme des équivalents, soit parfois assimilée au rayon solaire. Il est bien entendu que les deux symbolismes polaire et solaire ne doivent jamais être confondus, et que, comme nous l’avons souvent indiqué, le premier a un caractère plus fondamental et réellement « primordial » ; mais il n’en est pas moins vrai que ce qu’on pourrait appeler les « transferts » de l’un à l’autre constitue un fait fréquent, et qui n’est pas sans avoir des raisons que nous chercherons peut-être à expliquer plus nettement en quelque autre occasion.

Pour le moment, nous nous bornerons à mentionner plus spécialement, à cet égard, l’attribution de la flèche à Apollon : on sait que, notamment, c’est avec ses flèches que celui-ci tue le serpent Python, comme, dans la tradition vêdique, Indra tue Ahi ou Vritra, similaire de Python, avec le vajra qui représente la foudre ; et ce rapprochement ne laisse aucun doute sur l’équivalence symbolique originelle des deux armes dont il s’agit. Nous rappellerons aussi la « flèche d’or » d’Abaris ou de Zalmoxis, dont il est question dans l’histoire de Pythagore ; et ici l’on voit plus clairement encore que ce symbolisme se rapporte expressément à l’Apollon hyperboréen, ce qui établit précisément le lien entre son aspect solaire et son aspect polaire(4).

Si nous revenons à la considération des armes diverses comme représentant l’« Axe du Monde », une remarque importante s’impose : c’est que ces armes sont, non pas toujours, mais du moins très souvent, soit à double tranchant, soit à deux pointes opposées. Ce dernier cas, qui est plus particulièrement celui du vajra sur lequel nous allons avoir à revenir, doit manifestement être rapporté à la dualité des pôles, considérés comme les deux extrémités de l’axe, avec toutes les correspondances qu’elle implique et que nous avons déjà indiquées dans un précédent article(5). Quant aux armes à double tranchant, la dualité y étant marquée dans le sens même de l’axe, il faut y voir une allusion plus directe aux deux courants que représentent par ailleurs les deux serpents s’enroulant autour du bâton ou du caducée ; mais comme ces deux courants inverses sont eux-mêmes respectivement en relation avec les deux pôles et les deux hémisphères, on voit immédiatement par là que les deux symbolismes se rejoignent en réalité. Au fond, il s’agit toujours là d’une force double, d’essence unique en elle-même, mais d’effets apparemment opposés dans sa manifestation, par suite de la « polarisation » qui conditionne celle-ci, comme elle conditionne d’ailleurs, à des niveaux différents, tous les degrés et tous les modes de la manifestation universelle(6).

L’épée peut être regardée elle-même, d’une façon générale, comme une arme à double tranchant(7) ; mais un exemple encore plus frappant est celui de la double hache, qui appartient notamment au symbolisme égéen et crétois, c’est-à-dire préhellénique, mais qui ne lui est d’ailleurs pas exclusivement propre. Or, la hache, comme nous l’avons exposé ici autrefois(8), est tout spécialement un symbole de la foudre, donc, à cet égard, un strict équivalent du vajra ; et la comparaison de ces deux armes montre bien, par suite, l’identité foncière des deux formes de symbolisme que nous avons mentionnées, celle des armes à double tranchant et celle des armes à deux pointes(9).

Les représentations du vajra offrent de multiples variantes ; M. Ananda K. Coomaraswamy a signalé(10) que la forme la plus habituelle, présentant une triple pointe à chacune de ses extrémités, est par là étroitement apparentée au trishûla ou trident, autre arme symbolique fort importante, mais dont l’étude spéciale nous écarterait trop de notre sujet ; nous remarquerons seulement que, tandis que la pointe médiane est la terminaison de l’axe même, les deux pointes latérales peuvent être rapportées encore aux deux courants de droite et de gauche dont nous avons parlé, et que, pour cette raison même, une semblable triplicité se retrouve ailleurs dans le symbolisme « axial », par exemple dans certaines figurations de l’« Arbre du Monde »(11). M. Coomaraswamy a montré également que le vajra est assimilé traditionnellement à d’autres symboles connus de l’« Axe du Monde », tels que l’essieu du chariot dont les deux roues correspondent au Ciel et à la Terre, ce qui explique d’ailleurs, en particulier, certaines représentations du vajra comme « supporté » par un lotus sur lequel il est posé verticalement. Quant au quadruple vajra, formé par la réunion de deux vajras ordinaires disposés en croix, si on le considère comme placé dans un plan horizontal, ce que suggère sa désignation comme Karma-vajra, il est très proche de symboles tels que le swastika et le chakra(12) ; nous nous contenterons de noter ici ces différentes indications, sur lesquelles nous aurons peut-être l’occasion de revenir dans d’autres études, car ce sujet est de ceux qu’on ne saurait avoir la prétention d’épuiser.

Le vajra, outre le sens de « foudre », a aussi, en même temps, celui de « diamant », qui évoque immédiatement les idées d’indivisibilité, d’inaltérabilité et d’immutabilité ; et, effectivement, l’immutabilité est bien le caractère essentiel de l’axe autour duquel s’effectue la révolution de toutes choses, et qui lui-même n’y participe pas. À ce propos, il y a encore un rapprochement très remarquable : Platon décrit précisément l’« Axe du Monde » comme un axe lumineux de diamant ; cet axe est entouré de plusieurs gaines concentriques, de dimensions et de couleurs diverses, correspondant aux différentes sphères planétaires, et se mouvant autour de lui(13). D’autre part, le symbolisme bouddhique du « trône de diamant », situé au pied de l’« Arbre de la Sagesse » et au centre même de la « Roue du Monde », c’est-à-dire au point unique qui demeure toujours immobile, n’est pas moins significatif sous le même rapport.

Pour en revenir à la foudre, elle est considérée, comme nous l’avons indiqué ailleurs(14), comme représentant un double pouvoir de production et de destruction ; on peut dire, si l’on veut, pouvoir de vie et de mort, mais, si on l’entendait uniquement au sens littéral, ce ne serait là encore qu’une application particulière de ce dont il s’agit en réalité(15). En fait, c’est la force qui produit toutes les « condensations » et les « dissipations », que la tradition extrême-orientale rapporte à l’action alternée des deux principes complémentaires yin et yang, et qui correspondent également aux deux phases de l’« expir » et de l’« aspir » universels(16) ; c’est là ce que la doctrine hermétique, de son côté, appelle « coagulation » et « solution »(17) ; et la double action de cette force est symbolisée par les deux extrémités opposées du vajra, en tant qu’arme « fulgurante », tandis que le diamant représente clairement son essence unique et indivisible.

Nous signalerons incidemment, à titre de curiosité, car ce ne saurait guère être plus que cela à notre point de vue, une application d’ordre très inférieur, mais qui se rattache directement à la question des armes symboliques : le « pouvoir des pointes », bien connu en magie et même en physique profane, se rapporte réellement à la « solution », c’est-à-dire au second aspect du double pouvoir dont nous venons de parler. D’autre part, une correspondance du premier aspect, ou de la « coagulation », se trouve dans l’usage magique des nœuds ou « ligatures » ; nous rappellerons aussi à ce propos le symbolisme du « nœud gordien », qu’Alexandre tranche d’ailleurs avec son épée, ce qui est encore assez significatif ; mais ici apparaît une autre question, celle du « nœud vital », qui, bien qu’en relation analogique avec la précédente, dépasse de beaucoup le domaine et la portée de la simple magie(18).

Enfin, nous devons mentionner un autre symbole « axial », qui n’est pas une arme à proprement parler, mais qui s’y assimile cependant par sa forme se terminant en pointe : ce symbole est celui du clou ; et, chez les Romains, le clou (clavus) et la clef (clavis), que leur langage rapprochait d’assez singulière façon, se rapportaient l’un et l’autre au symbolisme de Janus(19). Avec la clef, qui est encore, elle aussi, un symbole « axial », nous serions amené à d’autres considérations dans lesquelles nous ne voulons pas entrer présentement ; nous dirons seulement que le « pouvoir des clefs », ou le double pouvoir de « lier » et de « délier »(20), n’est pas véritablement différent de celui dont nous avons parlé : au fond, c’est toujours de « coagulation » et de « solution », au sens hermétique de ces deux termes, qu’il s’agit là en réalité.