CHAPITRE XXXIX
L’Arbre du Monde(*)

Nous avons déjà parlé, en diverses occasions, de l’« Arbre du Monde » et de son symbolisme « axial »(1) ; sans revenir ici sur ce que nous en avons dit alors, nous y ajouterons quelques remarques portant sur certains points plus particuliers de ce symbolisme, et notamment sur les cas où l’arbre apparaît comme inversé, c’est-à-dire comme ayant les racines en haut et les branches en bas, question à laquelle M. Ananda K. Coomaraswamy a consacré une étude spéciale que nous avons signalée dernièrement(**)(2). Il est facile de comprendre que, s’il en est ainsi, c’est avant tout parce que la racine représente le principe, tandis que les branches représentent le déploiement de la manifestation ; mais, à cette explication générale, il y a lieu d’ajouter certaines considérations d’un caractère plus complexe, reposant d’ailleurs toujours sur l’application du « sens inverse » de l’analogie, auquel cette position renversée de l’arbre se réfère manifestement. À cet égard, nous avons indiqué, à la fin de notre précédent article, que c’est précisément sur le symbole proprement dit de l’analogie, c’est-à-dire sur la figure des six rayons dont les extrémités sont groupées en deux ternaires inverses l’un de l’autre, que se construit le schéma de l’arbre à trois branches et trois racines, schéma qui peut d’ailleurs être envisagé dans les deux sens opposés, ce qui montre que les deux positions correspondantes de l’arbre doivent se rapporter à deux points de vue différents et complémentaires, suivant qu’on le regarde en quelque sorte de bas en haut ou de haut en bas, c’est-à-dire, en somme, suivant qu’on se place au point de vue de la manifestation ou à celui du principe(3).

À l’appui de cette considération, M. Coomaraswamy cite les deux arbres inversés décrits par Dante(4) comme étant proches du sommet de la « montagne », donc immédiatement au-dessous du plan où est situé le Paradis terrestre, tandis que, lorsque celui-ci est atteint, les arbres apparaissent redressés dans leur position normale ; et ainsi ces arbres, qui semblent bien n’être en réalité que des aspects différents de l’« Arbre » unique, « sont inversés seulement au-dessous du point où a lieu la rectification et la régénération de l’homme ». Il importe de remarquer que, quoique le Paradis terrestre soit encore effectivement une partie du « cosmos », sa position est virtuellement « supra-cosmique » ; on pourrait dire qu’il représente le « sommet de l’être contingent » (bhavâgra), de sorte que son plan s’identifie avec la « surface des Eaux ». Avec celle-ci, qui doit être considérée essentiellement comme un « plan de réflexion », nous sommes ramenés au symbolisme de l’image inversée par reflet, dont nous avons parlé à propos de l’analogie : « ce qui est en haut », ou au-dessus de la « surface des Eaux », c’est-à-dire le domaine principiel ou « supra-cosmique », se reflète en sens inverse dans « ce qui est en bas », ou au-dessous de cette même surface, c’est-à-dire dans le domaine « cosmique » ; en d’autres termes, tout ce qui est au-dessus du « plan de réflexion » est droit, et tout ce qui est au-dessous est inversé. Donc, si l’on suppose que l’arbre s’élève au-dessus des Eaux, ce que nous voyons tant que nous sommes dans le « cosmos » est son image inversée, avec les racines en haut et les branches en bas ; au contraire, si nous nous plaçons nous-même au-dessus des Eaux, nous ne voyons plus cette image, qui maintenant est pour ainsi dire sous nos pieds, mais bien sa source, c’est-à-dire l’arbre réel, qui naturellement se présente à nous dans sa position droite ; l’arbre est toujours le même, mais c’est notre situation par rapport à lui qui a changé, et aussi, par conséquent, le point de vue auquel nous l’envisageons.

Ceci est encore confirmé par le fait que, dans certains textes traditionnels hindous, il est question de deux arbres, l’un « cosmique » et l’autre « supra-cosmique » ; comme ces deux arbres sont naturellement superposés, l’un peut être considéré comme le reflet de l’autre, et, en même temps, leurs troncs sont en continuité, de sorte qu’ils sont comme deux parties d’un tronc unique, ce qui correspond à la doctrine d’« une essence et deux natures » en Brahma. Dans la tradition avestique, on en retrouve l’équivalent avec les deux arbres Haoma, le blanc et le jaune, l’un céleste (ou plutôt « paradisiaque », puisqu’il croît au sommet de la montagne Alborj) et l’autre terrestre ; le second apparaît comme un « substitut » du premier pour l’humanité éloignée du « séjour primordial », comme la vision indirecte de l’image est un « substitut » de la vision directe de la réalité. Le Zohar parle aussi de deux arbres, l’un supérieur et l’autre inférieur ; et dans quelques figurations, notamment sur un sceau assyrien, on distingue clairement deux arbres superposés.

L’arbre inversé n’est pas seulement un symbole « macrocosmique » comme nous venons de le voir ; il est aussi parfois, et pour les mêmes raisons, un symbole « microcosmique », c’est-à-dire un symbole de l’homme : ainsi, Platon dit que « l’homme est une plante céleste, ce qui signifie qu’il est comme un arbre inversé, dont les racines tendent vers le ciel et les branches en bas vers la terre ». À notre époque, les occultistes ont beaucoup abusé de ce symbolisme, qui n’est plus pour eux qu’une simple comparaison dont le sens profond leur échappe totalement, et qu’ils interprètent de la façon la plus grossièrement « matérialisée », essayant de la justifier par des considérations anatomiques ou plutôt « morphologiques » d’une extraordinaire puérilité ; c’est là un exemple, entre tant d’autres, de la déformation qu’ils font subir aux notions traditionnelles fragmentaires qu’ils ont cherché, sans les comprendre, à incorporer à leurs propres conceptions(5).

Des deux termes sanscrits qui servent principalement à désigner l’« Arbre du Monde », l’un, nyagrodha, donne lieu à une remarque intéressante sous le même rapport, car il signifie littéralement « croissant vers le bas », non pas seulement parce qu’une telle croissance est représentée en fait par celle des racines aériennes dans l’espèce d’arbre qui porte ce nom, mais aussi parce que, quand il s’agit de l’arbre symbolique, celui-ci est lui-même considéré comme inversé(6). C’est donc à cette position de l’arbre que se réfère proprement le nom de nyagrodha, tandis que l’autre désignation, celle d’ashwattha, paraît être, tout au moins à l’origine, celle de l’arbre droit, bien que la distinction n’ait pas toujours été faite aussi nettement par la suite ; ce mot ashwattha est interprété comme signifiant la « station du cheval » (ashwa-stha), celui-ci, qui est ici le symbole d’Agni ou du Soleil, ou de l’un et de l’autre tout à la fois, devant être considéré comme parvenu au terme de sa course et s’arrêtant quand l’« Axe du Monde » a été atteint(7). Nous rappellerons à ce propos que, dans diverses traditions, l’image du Soleil est aussi liée à celle de l’arbre d’une autre façon, car il y est représenté comme le fruit de l’« Arbre du Monde » ; il quitte son arbre au début d’un cycle et vient s’y reposer à la fin, de sorte que, dans ce cas encore, l’arbre est effectivement la « station du Soleil »(8).

Pour ce qui est d’Agni, il y a encore quelque chose de plus : il est lui-même identifié à l’« Arbre du Monde », d’où son nom de Vanaspati ou « Seigneur des arbres » ; et cette identification, qui confère à l’« Arbre » axial une nature ignée, l’apparente visiblement au « Buisson ardent », qui, d’ailleurs, en tant que lieu et support de manifestation de la Divinité, doit être conçu aussi comme ayant une position « centrale ». Nous avons parlé précédemment(***) de la « colonne de feu » ou de la « colonne de fumée » d’Agni comme remplaçant, dans certains cas, l’arbre ou le pilier comme représentation « axiale » ; la remarque qui vient d’être faite achève d’expliquer cette équivalence et de lui donner toute sa signification(9). M. Coomaraswamy cite à ce sujet un passage du Zohar où l’« Arbre de Vie », qui y est d’ailleurs décrit comme « s’étendant d’en haut vers le bas », donc comme inversé, est représenté comme un « Arbre de Lumière », ce qui s’accorde entièrement avec cette même identification ; et nous pouvons y ajouter une autre concordance tirée de la tradition islamique et qui n’est pas moins remarquable. Dans la Sûrat En-Nûr(10), il est parlé d’un « arbre béni », c’est-à-dire chargé d’influences spirituelles(11), qui n’est « ni oriental ni occidental », ce qui définit nettement sa position comme « centrale » ou « axiale »(12) ; et cet arbre est un olivier dont l’huile entretient la lumière d’une lampe ; cette lumière symbolise la Lumière d’Allah, qui en réalité est Allah lui-même, car, ainsi qu’il est dit au début du même verset, « Allah est la Lumière des cieux et de la terre ». Il est évident que, si l’arbre est ici un olivier, c’est à cause du pouvoir éclairant de l’huile qui en est tirée, donc de la nature ignée et lumineuse qui est en lui ; c’est donc bien, ici encore, l’« Arbre de Lumière » dont il vient d’être question. D’autre part, dans l’un au moins des textes hindous qui décrivent l’arbre inversé(13), celui-ci est expressément identifié à Brahma ; s’il l’est par ailleurs à Agni, il n’y a là aucune contradiction, car Agni, dans la tradition vêdique, n’est qu’un des noms et des aspects de Brahma ; dans le texte qorânique, c’est Allah sous l’aspect de la Lumière qui illumine tous les mondes(14) ; il serait assurément difficile de pousser plus loin la similitude, et nous avons encore là un exemple des plus frappants de l’accord unanime de toutes les traditions.