CHAPITRE XLV
Esprit et intellect(*)

On nous a fait remarquer que, tandis qu’il est souvent affirmé que l’esprit n’est autre qu’Âtmâ, il y a cependant des cas où ce même esprit paraît s’identifier seulement à Buddhi ; n’y a-t-il pas là quelque chose de contradictoire ? Il ne suffirait pas d’y voir une simple question de terminologie, car, s’il en était ainsi, on pourrait tout aussi bien ne pas s’arrêter là et accepter indistinctement les multiples sens plus ou moins vagues et abusifs donnés vulgairement au mot « esprit », alors que, au contraire, nous nous sommes toujours appliqué à les écarter soigneusement ; et l’insuffisance trop évidente des langues occidentales, en ce qui concerne l’expression des idées d’ordre métaphysique, ne doit certes pas empêcher de prendre toutes les précautions nécessaires pour éviter les confusions. Ce qui justifie ces deux emplois d’un même mot, c’est, disons-le tout de suite, la correspondance qui existe entre différents « niveaux » de réalité, et qui rend possible la transposition de certains termes d’un de ces niveaux à l’autre.

Le cas dont il s’agit est en somme comparable à celui du mot « essence », qui est aussi susceptible de s’appliquer de plusieurs façons différentes ; en tant qu’il est corrélatif de « substance », il désigne proprement, au point de vue de la manifestation universelle, Purusha envisagé par rapport à Prakriti, mais il peut aussi être transposé au delà de cette dualité, et il en est forcément ainsi lorsqu’on parle de l’« Essence divine », même si, comme il arrive le plus souvent en Occident, ceux qui emploient cette expression ne vont pas, dans leur conception de la Divinité, au delà de l’Être pur(1). De même, on peut parler de l’essence d’un être comme complémentaire de sa substance, mais on peut aussi désigner comme l’essence ce qui constitue la réalité ultime, immuable et inconditionnée de cet être ; et la raison en est que la première n’est en définitive rien d’autre que l’expression de la seconde à l’égard de la manifestation. Or, si l’on dit que l’esprit d’un être est la même chose que son essence, on peut aussi l’entendre dans l’un et l’autre de ces deux sens ; et, si l’on se place au point de vue de la réalité absolue, l’esprit ou l’essence n’est et ne peut être évidemment rien d’autre qu’Âtmâ. Seulement, il faut bien remarquer qu’Âtmâ, comprenant en soi et principiellement toute réalité, ne peut par là même entrer en corrélation avec quoi que ce soit ; ainsi, dès lors qu’il s’agit des principes constitutifs d’un être dans ses états conditionnés, ce qu’on y envisage comme l’esprit, par exemple dans le ternaire « esprit, âme, corps », ne peut plus être l’Âtmâ inconditionné, mais ce qui le représente en quelque sorte de la façon la plus directe dans la manifestation. Nous pourrions ajouter que ce n’est même plus l’essence corrélative de la substance, car, s’il est vrai que c’est par rapport à la manifestation que celle-ci doit être considérée, elle n’est cependant pas dans la manifestation même ; ce ne pourra donc être proprement que le premier et le plus élevé de tous les principes manifestés, c’est-à-dire Buddhi.

Il faut aussi, dès lors qu’on se place au point de vue d’un état de manifestation tel que l’état individuel humain, faire intervenir ici ce qu’on pourrait appeler une question de « perspective » : c’est ainsi que, lorsque nous parlons de l’universel en le distinguant de l’individuel, nous devons y comprendre non seulement le non-manifesté, mais aussi tout ce qui, dans la manifestation elle-même, est d’ordre supra-individuel, c’est-à-dire la manifestation informelle, à laquelle Buddhi appartient essentiellement. De même, l’individualité comme telle comprenant l’ensemble des éléments psychiques et corporels, nous ne pouvons désigner que comme spirituels les principes transcendants par rapport à cette individualité, ce qui est précisément encore le cas de Buddhi ou de l’intellect ; c’est pourquoi nous pouvons dire, comme nous l’avons fait souvent, que, pour nous, l’intellectualité pure et la spiritualité sont synonymes au fond ; et d’ailleurs l’intellect lui-même est aussi susceptible d’une transposition du genre de celles dont il a été question plus haut, puisqu’on n’éprouve en général aucune difficulté à parler de l’« Intellect divin ». Nous ferons encore remarquer à ce propos que, bien que les gunas soient inhérents à Prakriti,on ne peut regarder sattwa que comme une tendance spirituelle (ou, si l’on préfère, « spiritualisante »), parce qu’il est la tendance qui oriente l’être vers les états supérieurs ; c’est là, en somme, une conséquence de la même « perspective » qui fait apparaître les états supra-individuels comme des degrés intermédiaires entre l’état humain et l’état inconditionné, bien que, entre celui-ci et un état conditionné quelconque, fût-il le plus élevé de tous, il n’y ait réellement aucune commune mesure(2).

Ce sur quoi il convient d’insister tout particulièrement, c’est la nature essentiellement supra-individuelle de l’intellect pur ; c’est d’ailleurs seulement ce qui appartient à cet ordre qui peut vraiment être dit « transcendant », ce terme ne pouvant normalement s’appliquer qu’à ce qui est au delà du domaine individuel. L’intellect n’est donc jamais individualisé ; ceci correspond encore à ce qu’on peut exprimer, au point de vue plus spécial du monde corporel, en disant que quelles que puissent être les apparences, l’esprit n’est jamais réellement « incarné », ce qui est d’ailleurs également vrai dans toutes les acceptions où ce mot d’« esprit » peut être pris légitimement(3). Il résulte de là que la distinction qui existe entre l’esprit et les éléments d’ordre individuel est beaucoup plus profonde que toutes celles qu’on peut établir parmi ces derniers, et notamment entre les éléments psychiques et les éléments corporels, c’est-à-dire entre ceux qui appartiennent respectivement à la manifestation subtile et à la manifestation grossière, lesquelles ne sont en somme l’une et l’autre que des modalités de la manifestation formelle(4).

Ce n’est pas tout encore : non seulement Buddhi, en tant qu’elle est la première des productions de Prakriti, constitue le lien entre tous les états de manifestation, mais d’un autre côté, si l’on envisage les choses à partir de l’ordre principiel, elle apparaît comme le rayon lumineux directement émané du Soleil spirituel, qui est Âtmâ lui-même ; on peut donc dire qu’elle est aussi la première manifestation d’Âtmâ(5), quoiqu’il doive être bien entendu que, en soi, celui-ci ne pouvant être affecté ou modifié par aucune contingence demeure toujours non manifesté(6). Or la lumière est essentiellement une et n’est pas d’une nature différente dans le Soleil et dans ses rayons, qui ne se distinguent de lui qu’en mode illusoire à l’égard du Soleil lui-même (bien que cette distinction n’en soit pas moins réelle pour l’œil qui perçoit ces rayons, et qui représente ici l’être situé dans la manifestation)(7) ; en raison de cette « connaturalité » essentielle, Buddhi n’est donc en définitive pas autre chose que l’expression même d’Âtmâ dans la manifestation. Ce rayon lumineux qui relie tous les états entre eux est aussi représenté symboliquement comme le « souffle » par lequel ils subsistent, ce qui, on le remarquera, est strictement conforme au sens étymologique des mots désignant l’esprit (que ce soit le latin spiritus ou le grec pneuma) ; et, ainsi que nous l’avons déjà expliqué en d’autres occasions, il est proprement le sûtrâtmâ, ce qui revient encore à dire qu’il est en réalité Âtmâ même, ou, plus précisément, qu’il est l’apparence que prend Âtmâ dès que, au lieu de ne considérer que le Principe suprême (qui serait alors représenté comme le Soleil contenant en lui-même tous ses rayons à l’état « indistingué »), on envisage aussi les états de manifestation, cette apparence n’étant d’ailleurs telle, en tant qu’elle semble donner au rayon une existence distincte de sa source, que du point de vue des êtres qui sont situés dans ces états, car il est évident que l’« extériorité » de ceux-ci par rapport au Principe ne peut être que purement illusoire.

La conclusion qui résulte immédiatement de là, c’est que, tant que l’être est, non pas seulement dans l’état humain, mais dans un état manifesté quelconque, individuel ou supra-individuel, il ne peut y avoir pour lui aucune différence effective entre l’esprit et l’intellect, ni par conséquent entre la spiritualité et l’intellectualité véritable. En d’autres termes, pour parvenir au but suprême et final, il n’y a d’autre voie pour cet être que le rayon même par lequel il est relié au Soleil spirituel ; quelle que soit la diversité apparente des voies existant au point de départ, elles doivent toutes s’unifier tôt ou tard dans cette seule voie « axiale » ; et, quand l’être aura suivi celle-ci jusqu’au bout, il « entrera dans son propre Soi », hors duquel il n’a jamais été qu’illusoirement, puisque ce « Soi », qu’on l’appelle analogiquement esprit, essence ou de quelque autre nom qu’on voudra, est identique à la réalité absolue en laquelle tout est contenu, c’est-à-dire à l’Âtmâ suprême et inconditionné.