CHAPITRE XLVI
Les idées éternelles(*)

Dans notre dernier article(**), nous avons fait remarquer, à propos de l’assimilation de l’esprit à l’intellect, qu’on n’éprouve aucune difficulté à parler de l’« Intellect divin », ce qui implique évidemment une transposition de ce terme au delà du domaine de la manifestation ; mais ce point mérite que nous nous y arrêtions davantage, car c’est là que se trouve en définitive le fondement même de l’assimilation dont il s’agit. Nous noterons tout de suite que, à cet égard encore, on peut se placer à des niveaux différents, suivant qu’on s’arrête à la considération de l’Être ou qu’on va au delà de l’Être ; mais d’ailleurs il va de soi que, lorsque les théologiens envisagent l’Intellect divin ou le Verbe comme le « lieu des possibles », ils n’ont en vue que les seules possibilités de manifestation, qui, comme telles, sont comprises dans l’Être ; la transposition qui permet de passer de celui-ci au Principe suprême ne relève plus du domaine de la théologie, mais uniquement de celui de la métaphysique pure.

On pourrait se demander s’il y a identité entre cette conception de l’Intellect divin et celle du « monde intelligible » de Platon, ou, en d’autres termes, si les « idées » entendues au sens platonicien sont la même chose que celles qui sont éternellement contenues dans le Verbe. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit bien des « archétypes » des êtres manifestés ; cependant, il peut sembler que, d’une façon immédiate tout au moins, le « monde intelligible » correspond à l’ordre de la manifestation informelle plutôt qu’à celui de l’Être pur, c’est-à-dire que, suivant la terminologie hindoue, il serait Buddhi, envisagée dans l’Universel, plutôt qu’Âtmâ, même avec la restriction qu’implique pour celui-ci le fait de s’en tenir à la seule considération de l’Être. Il va de soi que ces deux points de vue sont l’un et l’autre parfaitement légitimes(1) ; mais, s’il en est ainsi, les « idées » platoniciennes ne peuvent être dites proprement « éternelles », car ce mot ne saurait s’appliquer à rien de ce qui appartient à la manifestation, fût-ce à son degré le plus élevé et le plus proche du Principe, tandis que les « idées » contenues dans le Verbe sont nécessairement éternelles comme lui, tout ce qui est d’ordre principiel étant absolument permanent et immuable et n’admettant aucune sorte de succession(2). Malgré cela, il nous paraît très probable que le passage de l’un des points de vue à l’autre devait toujours demeurer possible pour Platon lui-même comme il l’est en réalité ; nous n’y insisterons d’ailleurs pas davantage, préférant laisser à d’autres le soin d’examiner de plus près cette dernière question, dont l’intérêt est en somme plus historique que doctrinal.

Ce qui est assez étrange, c’est que certains semblent ne considérer les idées éternelles que comme de simples « virtualités » par rapport aux êtres manifestés dont elles sont les « archétypes » principiels ; il y a là une illusion qui est sans doute due surtout à la distinction vulgaire du « possible » et du « réel », distinction qui, comme nous l’avons expliqué ailleurs(3), ne saurait avoir la moindre valeur au point de vue métaphysique. Cette illusion est d’autant plus grave qu’elle entraîne une véritable contradiction, et il est difficile de comprendre qu’on puisse ne pas s’en apercevoir ; en effet, il ne peut rien y avoir de virtuel dans le Principe, mais, bien au contraire, la permanente actualité de toutes choses dans un « éternel présent », et c’est cette actualité même qui constitue l’unique fondement réel de toute existence. Pourtant, il en est qui poussent la méprise si loin qu’ils paraissent ne regarder les idées éternelles que comme des sortes d’images (ce qui, remarquons-le en passant, implique encore une autre contradiction en prétendant introduire quelque chose de formel jusque dans le Principe), n’ayant pas avec les êtres eux-mêmes un rapport plus effectif que ne peut en avoir leur image réfléchie dans un miroir ; c’est là, à proprement parler, un renversement complet des rapports du Principe avec la manifestation, et la chose est même trop évidente pour avoir besoin de plus amples explications. La vérité est assurément fort éloignée de toutes ces conceptions erronées : l’idée dont il s’agit est le principe même de l’être, c’est-à-dire ce qui fait toute sa réalité, et sans quoi il ne serait qu’un pur néant ; soutenir le contraire revient à couper tout lien entre l’être manifesté et le Principe, et, si l’on attribue en même temps à cet être une existence réelle, cette existence, qu’on le veuille ou non, ne pourra qu’être indépendante du Principe, de sorte que, comme nous l’avons déjà dit en une autre occasion(4), on aboutit ainsi inévitablement à l’erreur de l’« association ». Dès lors qu’on reconnaît que l’existence des êtres manifestés, dans tout ce qu’elle a de réalité positive, ne peut être rien d’autre qu’une « participation » de l’être principiel, il ne saurait y avoir le moindre doute là-dessus ; si l’on admettait à la fois cette « participation » et la prétendue « virtualité » des idées éternelles, ce serait encore là une contradiction de plus. En fait, ce qui est virtuel, ce n’est point notre réalité dans le Principe, mais seulement la conscience que nous pouvons en avoir en tant qu’êtres manifestés, ce qui est évidemment tout à fait autre chose ; et ce n’est que par la réalisation métaphysique que peut être rendue effective cette conscience de ce qui est notre être véritable, en dehors et au delà de tout « devenir », c’est-à-dire la conscience, non pas de quelque chose qui passerait en quelque sorte par là de la « puissance » à l’« acte », mais bien de ce que, au sens le plus absolument réel qui puisse être, nous sommes principiellement et éternellement.

Maintenant, pour rattacher ce que nous venons de dire des idées éternelles à ce qui se rapporte à l’intellect manifesté, il faut naturellement revenir encore à la doctrine du sûtrâtmâ, quelle que soit d’ailleurs la forme sous laquelle on l’exprimera, car les différents symbolismes employés traditionnellement à cet égard sont parfaitement équivalents au fond. Ainsi, en reprenant la représentation à laquelle nous avons déjà recouru précédemment, on pourra dire que l’Intellect divin est le Soleil spirituel, tandis que l’intellect manifesté en est un rayon(5) ; et il ne peut pas y avoir plus de discontinuité entre le Principe et la manifestation qu’il n’y en a entre le Soleil et ses rayons(6). C’est donc bien par l’intellect que tout être, dans tous ses états de manifestation, est rattaché directement au Principe, et cela parce que le Principe, en tant qu’il contient éternellement la « vérité » de tous les êtres, n’est lui-même pas autre chose que l’Intellect divin(7).