CHAPITRE PREMIER
Sheth(*)

Kâna el-insânu hayyatan fil-qidam.
(« L’homme fut serpent autrefois. »)

Dans la chronique que notre confrère Argos a consacré récemment (no de juillet) à un curieux livre anglais sur les « derniers temps »(**), il est un point qui a particulièrement retenu notre attention et sur lequel nous voudrions apporter quelques éclaircissements complémentaires : c’est l’interprétation des noms de Nimrod et de Sheth. À vrai dire, l’assimilation établie entre l’un et l’autre par E. H. Moggridge appelle bien des réserves, mais il y a tout au moins un certain rapport réel, et les rapprochements tirés du symbolisme animal nous semblent bien fondés.

Précisons tout d’abord que namar en hébreu, comme nimr en arabe, est proprement l’« animal tacheté », nom commun au tigre, à la panthère et au léopard ; et l’on peut dire, même en s’en tenant au sens le plus extérieur, que ces animaux représentent bien en effet le « chasseur » que fut Nimrod d’après la Bible. Mais, en outre, le tigre, envisagé en un sens qui d’ailleurs n’est pas forcément défavorable, est, comme l’ours dans la tradition nordique, un symbole du Kshatriya ; et la fondation de Ninive et de l’empire assyrien par Nimrod semble être effectivement le fait d’une révolte des Kshatriyas contre l’autorité de la caste sacerdotale chaldéenne. De là le rapport légendaire établi entre Nimrod et les Nephilim ou autres « géants » antédiluviens, qui figurent aussi les Kshatriyas dans des périodes antérieures ; et de là également l’épithète de « nemrodien » appliquée au pouvoir temporel qui s’affirme indépendant de l’autorité spirituelle.

Maintenant, quel est le rapport de tout ceci avec Sheth ? Le tigre et les autres animaux similaires sont, en tant que « destructeurs », des emblèmes du Set égyptien, frère et meurtrier d’Osiris, auquel les Grecs donnèrent le nom de Typhon ; et l’on peut dire que l’esprit « nemrodien » procède du principe ténébreux désigné par ce nom de Set, sans pour cela prétendre que celui-ci ne fait qu’un avec Nemrod lui-même ; il y a là une distinction qui est plus qu’une simple nuance. Mais le point qui semble donner lieu à la plus grande difficulté est cette signification maléfique du nom de Set ou Sheth, qui d’autre part, en tant qu’il désigne le fils d’Adam, loin de signifier la destruction, évoque au contraire l’idée de stabilité et de restauration de l’ordre. Du reste, si l’on veut établir des rapprochements bibliques, le rôle de Set vis-à-vis d’Osiris rappellera celui de Caïn vis-à-vis d’Abel ; et nous noterons, à ce propos, que certains font de Nimrod un des « Caïnites » qui auraient échappé au cataclysme diluvien. Mais le Sheth de la Genèse est opposé à Caïn, loin de pouvoir lui être assimilé ; comment donc son nom se retrouve-t-il ici ?

En fait, le mot Sheth, en hébreu même, a bien réellement les deux sens contraires, celui de « fondement » et celui de « tumulte » et de « ruine »(1) ; et l’expression beni-Sheth (fils de Sheth) se trouve aussi avec cette double signification. Il est vrai que les linguistes veulent voir là deux mots distincts, provenant de deux racines verbales différentes, shith pour le premier et shath pour le second ; mais la distinction de ces deux racines apparaît comme tout à fait secondaire, et, en tout cas, leurs éléments constitutifs essentiels sont bien identiques. En réalité, il ne faut voir là rien d’autre qu’une application de ce double sens des symboles auquel nous avons eu souvent l’occasion de faire allusion ; et cette application se rapporte plus particulièrement au symbolisme du serpent.

En effet, si le tigre ou le léopard est un symbole du Set égyptien, le serpent en est un autre(2), et cela se comprend sans peine, si on l’envisage sous l’aspect maléfique qui lui est le plus ordinairement attribué ; mais on oublie presque toujours que le serpent a aussi un aspect bénéfique, qui se trouve d’ailleurs également dans le symbolisme de l’ancienne Égypte, notamment sous la forme du serpent royal, « uræus » ou basilic(3). Même dans l’iconographie chrétienne, le serpent est parfois un symbole du Christ(4) ; et le Sheth biblique, dont nous avons signalé ailleurs le rôle dans la légende du Graal(5), est souvent regardé comme une « préfiguration » du Christ(6). On peut dire que les deux Sheth ne sont pas autre chose, au fond, que les deux serpents du caducée hermétique(7) : c’est, si l’on veut, la vie et la mort, produites l’une et l’autre par un pouvoir unique en son essence, mais double dans sa manifestation(8).

Si nous nous arrêtons à cette interprétation en termes de vie et de mort, quoiqu’elle ne soit en somme qu’une application particulière de la considération de deux termes contraires ou antagonistes, c’est que le symbolisme du serpent est effectivement lié, avant tout, à l’idée même de vie(9) : en arabe, le serpent est el-hayyah, et la vie el-hayâh (hébreu hayah, à la fois « vie » et « animal », de la racine hayi qui est commune aux deux langues(10)). Ceci, qui se rattache au symbolisme de l’« Arbre de Vie »(11), permet en même temps d’entrevoir un singulier rapport du serpent avec Ève (Hawâ, « la vivante ») ; et on peut rappeler ici les figurations médiévales de la « tentation » où le corps du serpent enroulé à l’arbre est surmonté d’un buste de femme(12). Chose non moins étrange, dans le symbolisme chinois, Fo-hi et sa sœur Niu-Koua, qui sont dits avoir régné ensemble, formant un couple fraternel comme on en trouve également dans l’ancienne Égypte (et même jusqu’à l’époque des Ptolémées), sont parfois représentés avec un corps de serpent et une tête humaine ; et il arrive même que ces deux serpents sont enlacés comme ceux du caducée, faisant sans doute allusion alors au complémentarisme du yang et du yin(13). Sans y insister davantage, ce qui risquerait de nous entraîner bien loin, nous pouvons voir en tout ceci l’indication que le serpent a eu, à des époques sans doute fort reculées, une importance qu’on ne soupçonne plus aujourd’hui ; et, si l’on étudiait de près tous les aspects de son symbolisme, notamment en Égypte et dans l’Inde, on pourrait être amené à des constatations assez inattendues.

À propos du double sens des symboles, il est à remarquer que le nombre 666, lui aussi, n’a pas une signification exclusivement maléfique ; s’il est le « nombre de la Bête », il est tout d’abord un nombre solaire, et, comme nous l’avons dit ailleurs(14), il est celui d’Hakathriel ou l’« Ange de la Couronne ». D’autre part, ce nombre est également donné par le nom de Sorath, qui est, suivant les Kabbalistes, le démon solaire, opposé comme tel à l’archange Mikaël, et ceci se rapporte aux deux faces de Metraton(15) ; Sorath est en outre l’anagramme de sthur, qui signifie « chose cachée » : est-ce là le « nom de mystère » dont parle l’Apocalypse ? Mais, si sathar signifie « cacher », il signifie aussi « protéger » ; et, en arabe, le même mot satar évoque presque uniquement l’idée de protection, et même souvent d’une protection divine et providentielle(16) ; là encore, les choses sont donc beaucoup moins simples que ne le croient ceux qui ne les voient que d’un seul côté.

Mais revenons aux animaux symboliques du Set égyptien : il y a encore le crocodile, ce qui s’explique de soi-même, et l’hippopotame, dans lequel certains ont voulu voir le Behemoth du Livre de Job, et peut-être non sans quelque raison, quoique ce mot (pluriel de behemah, en arabe bahîmah) soit proprement une désignation collective de tous les grands quadrupèdes(17). Mais un autre animal qui a ici au moins autant d’importance que l’hippopotame, si étonnant que cela puisse sembler, c’est l’âne, et plus spécialement l’âne rouge(18), qui était représenté comme une des entités les plus redoutables parmi toutes celles que devait rencontrer le mort au cours de son voyage d’outre-tombe, ou, ce qui ésotériquement revient au même, l’initié au cours de ses épreuves ; ne serait-ce pas là, plus encore que l’hippopotame, la « bête écarlate » de l’Apocalypse(19) ? En tout cas, un des aspects les plus ténébreux des mystères « typhoniens » était le culte du « dieu à la tête d’âne », auquel on sait que les premiers chrétiens furent parfois accusés faussement de se rattacher(20) ; nous avons quelques raisons de penser que, sous une forme ou sous une autre, il s’est continué jusqu’à nos jours, et certains affirment même qu’il doit durer jusqu’à la fin du cycle actuel.

De ce dernier point, nous voulons tirer au moins une conclusion : au déclin d’une civilisation, c’est le côté le plus inférieur de sa tradition qui persiste le plus longtemps, le côté « magique » particulièrement, qui contribue d’ailleurs, par les déviations auxquelles il donne lieu, à achever sa ruine ; c’est ce qui se serait passé, dit-on, pour l’Atlantide. C’est là aussi la seule chose dont les débris ont survécu pour les civilisations qui ont entièrement disparu ; la constatation est facile à faire pour l’Égypte, pour la Chaldée, pour le Druidisme même ; et sans doute le « fétichisme » des peuples nègres a-t-il une semblable origine. On pourrait dire que la sorcellerie est faite des vestiges des civilisations mortes ; est-ce pour cela que le serpent, aux époques les plus récentes, n’a presque plus gardé que sa signification maléfique, et que le dragon, antique symbole extrême-oriental du Verbe, n’éveille plus que des idées « diaboliques » dans l’esprit des modernes Occidentaux ?