CHAPITRE II
Sur la signification
des fêtes « carnavalesques »(*)

À propos d’une certaine « théorie de la fête » formulée par un sociologue, nous avons signalé(1) que cette théorie avait, entre autres défauts, celui de vouloir réduire toutes les fêtes à un seul type, qui constitue ce qu’on peut appeler les fêtes « carnavalesques », expression qui nous paraît assez claire pour être facilement comprise de tout le monde, puisque le Carnaval représente effectivement ce qui en subsiste encore aujourd’hui en Occident ; et nous disions alors qu’il se pose, au sujet de ce genre de fêtes, des questions qui méritent un examen plus approfondi. En effet, l’impression qui s’en dégage est toujours, et avant tout, une impression de « désordre » au sens le plus complet de ce mot ; comment donc se fait-il que l’on constate leur existence, non pas seulement à une époque comme la nôtre, où l’on pourrait en somme, si elles lui appartenaient en propre, les considérer tout simplement comme une des nombreuses manifestations du déséquilibre général, mais aussi, et même avec un bien plus grand développement, dans des civilisations traditionnelles avec lesquelles elles semblent incompatibles au premier abord ?

Il n’est pas inutile de citer ici quelques exemples précis, et nous mentionnerons tout d’abord, à cet égard, certaines fêtes d’un caractère vraiment étrange qui se célébraient au moyen-âge : la « fête de l’Âne », où cet animal, dont le symbolisme proprement « satanique » est bien connu dans toutes les traditions(2), était introduit jusque dans le chœur même de l’église, où il occupait la place d’honneur et recevait les plus extraordinaires marques de vénération ; et la « fête des Fous », où le bas clergé se livrait aux pires inconvenances, parodiant à la fois la hiérarchie ecclésiastique et la liturgie elle-même(3). Comment est-il possible d’expliquer que de pareilles choses, dont le caractère le plus évident est incontestablement un caractère de parodie et même de sacrilège(4), aient pu, à une époque comme celle-là, être non seulement tolérées, mais même admises en quelque sorte officiellement ?

Nous mentionnerons aussi les Saturnales des anciens Romains, dont le Carnaval moderne paraît d’ailleurs être dérivé directement, bien qu’il n’en soit plus, à vrai dire, qu’un vestige très amoindri : pendant ces fêtes, les esclaves commandaient aux maîtres et ceux-ci les servaient(5) ; on avait alors l’image d’un véritable « monde renversé », où tout se faisait au rebours de l’ordre normal(6). Bien qu’on prétende communément qu’il y avait dans ces fêtes un rappel de l’« âge d’or », cette interprétation est manifestement fausse, car il ne s’agit pas là d’une sorte d’« égalité » qui pourrait à la rigueur être regardée comme représentant, dans la mesure où le permettent les conditions présentes(7), l’indifférenciation première des fonctions sociales ; il s’agit d’un renversement des rapports hiérarchiques, ce qui est tout à fait différent, et un tel renversement constitue, d’une façon générale, un des caractères les plus nets du « satanisme ». Il faut donc y voir bien plutôt quelque chose qui se rapporte à l’aspect « sinistre » de Saturne, aspect qui ne lui appartient certes pas en tant que dieu de l’« âge d’or », mais au contraire en tant qu’il n’est plus actuellement que le dieu déchu d’une période révolue(8).

On voit par ces exemples qu’il y a invariablement, dans les fêtes de ce genre, un élément « sinistre » et même « satanique », et ce qui est tout particulièrement à noter, c’est que c’est précisément cet élément même qui plaît au vulgaire et excite sa gaieté : c’est là, en effet, quelque chose qui est très propre, et plus même que quoi que ce soit d’autre, à donner satisfaction aux tendances de l’« homme déchu », en tant que ces tendances le poussent à développer surtout les possibilités les plus inférieures de son être. Or c’est justement en cela que réside la véritable raison d’être des fêtes en question : il s’agit en somme de « canaliser » en quelque sorte ces tendances et de les rendre aussi inoffensives qu’il se peut, en leur donnant l’occasion de se manifester, mais seulement pendant des périodes très brèves et dans des circonstances bien déterminées, et en assignant ainsi à cette manifestation des limites étroites qu’il ne lui est pas permis de dépasser(9). S’il n’en était pas ainsi, ces mêmes tendances, faute de recevoir le minimum de satisfaction exigé par l’état actuel de l’humanité, risqueraient de faire explosion, si l’on peut dire(10), et d’étendre leurs effets à l’existence tout entière, collectivement aussi bien qu’individuellement, causant un désordre bien autrement grave que celui qui se produit seulement pendant quelques jours spécialement réservés à cette fin, et qui est d’ailleurs d’autant moins redoutable qu’il se trouve comme « régularisé » par là même, car, d’un côté, ces jours sont comme mis en dehors du cours normal des choses, de façon à n’exercer sur celui-ci aucune influence appréciable, et cependant, d’un autre côté, le fait qu’il n’y a là rien d’imprévu « normalise » en quelque sorte le désordre lui-même et l’intègre dans l’ordre total.

Outre cette explication générale, qui est parfaitement évidente quand on veut bien y réfléchir, il y a quelques remarques utiles à faire, en ce qui concerne plus particulièrement les « mascarades », qui jouent un rôle important dans le Carnaval proprement dit et dans d’autres fêtes plus ou moins similaires ; et ces remarques confirmeront encore ce que nous venons de dire. En effet, les masques de Carnaval sont généralement hideux et évoquent le plus souvent des formes animales ou démoniaques, de sorte qu’ils sont comme une sorte de « matérialisation » figurative de ces tendances inférieures, voire même « infernales », auxquelles il est alors permis de s’extérioriser. Du reste, chacun choisira tout naturellement parmi ces masques, sans même en avoir clairement conscience, celui qui lui convient le mieux, c’est-à-dire celui qui représente ce qui est le plus conforme à ses propres tendances de cet ordre, si bien qu’on pourrait dire que le masque, qui est censé cacher le véritable visage de l’individu, fait au contraire apparaître aux yeux de tous ce que celui-ci porte réellement en lui-même, mais qu’il doit habituellement dissimuler. Il est bon de noter, car cela en précise davantage encore le caractère, qu’il y a là comme une parodie du « retournement » qui, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs(11), se produit à un certain degré du développement initiatique ; parodie, disons-nous, et contrefaçon vraiment « satanique », car ici ce « retournement » est une extériorisation, non plus de la spiritualité, mais, tout au contraire, des possibilités inférieures de l’être(12).

Pour terminer cet aperçu, nous ajouterons que, si les fêtes de cette sorte vont en s’amoindrissant de plus en plus et ne semblent même plus éveiller qu’à peine l’intérêt de la foule, c’est que, dans une époque comme la nôtre, elles ont véritablement perdu leur raison d’être(13) : comment, en effet, pourrait-il être encore question de « circonscrire » le désordre et de l’enfermer dans des limites rigoureusement définies, alors qu’il est répandu partout et se manifeste constamment dans tous les domaines où s’exerce l’activité humaine ? Ainsi, la disparition presque complète de ces fêtes, dont on pourrait, si l’on s’en tenait aux apparences extérieures et à un point de vue simplement « esthétique », être tenté de se féliciter en raison de l’aspect de « laideur » qu’elles revêtent inévitablement, cette disparition, disons-nous, constitue au contraire, quand on va au fond des choses, un symptôme fort peu rassurant, puisqu’elle témoigne que le désordre a fait irruption dans tout le cours de l’existence et s’est généralisé à un tel point que nous vivons en réalité, pourrait-on dire, dans un sinistre « Carnaval perpétuel ».