CHAPITRE V
Le tombeau d’Hermès(*)

Ce que nous disons d’autre part(**) sur certaines entreprises « pseudo-initiatiques », et aussi ce que nous avons dit déjà le mois dernier à propos de quelques livres récents(***), peut faire comprendre facilement les raisons pour lesquelles nous sommes fort peu tenté d’aborder des questions touchant plus ou moins directement à l’ancienne tradition égyptienne. Nous pouvons encore, à ce propos, ajouter ceci : le fait même que les Égyptiens actuels ne se préoccupent aucunement des recherches concernant cette civilisation disparue suffirait à montrer qu’il ne peut y avoir à cela, au point de vue qui nous intéresse, aucun bénéfice effectif ; s’il en était autrement, en effet il est bien évident qu’ils n’en auraient pas abandonné en quelque sorte le monopole à des étrangers, qui d’ailleurs n’en ont jamais fait rien de plus qu’une affaire de simple érudition. La vérité est que, entre l’Égypte antique et l’Égypte actuelle, il n’y a qu’une coïncidence géographique, sans la moindre continuité historique ; aussi la tradition dont il s’agit est-elle encore plus complètement étrangère, dans le pays où elle exista jadis, que le Druidisme ne l’est pour les peuples qui habitent aujourd’hui les anciens pays celtiques ; et le fait qu’il en subsiste des monuments beaucoup plus nombreux ne change rien à cet état de choses. Nous tenons à bien préciser ce point une fois pour toutes, afin de couper court à toutes les illusions que se font trop facilement à cet égard ceux qui n’ont jamais eu l’occasion d’examiner les choses de près ; et, en même temps, cette remarque détruira encore plus complètement les prétentions des « pseudo-initiés » qui, tout en se recommandant de l’antique Égypte, voudraient donner à entendre qu’ils se rattachent à quelque chose qui subsisterait en Égypte même ; nous savons d’ailleurs que ceci n’est point une supposition purement imaginaire, et que certains, comptant sur l’ignorance générale, en quoi ils n’ont malheureusement pas tout à fait tort, poussent effectivement leurs prétentions jusque là.

Cependant, en dépit de tout cela, il arrive que nous nous trouvons presque dans l’obligation de donner, dans la mesure du possible, quelques explications qui nous ont été demandées de divers côtés en ces derniers temps, par suite de l’incroyable multiplication de certaines histoires fantastiques dont nous avons dû parler quelque peu en rendant compte des livres auxquels nous faisions allusion tout à l’heure. Il faut dire, du reste, que ces explications ne se rapporteront pas en réalité à la tradition égyptienne elle-même, mais seulement à ce qui la concerne dans la tradition arabe ; il y a là tout au moins, en effet, quelques indications assez curieuses, et qui sont peut-être susceptibles de contribuer malgré tout à éclairer certains points obscurs, bien que nous n’entendions aucunement exagérer l’importance des conclusions qu’il est possible d’en tirer.

Nous avons fait remarquer précédemment que, en fait, on ne sait pas réellement à quoi a pu servir la Grande Pyramide, et nous pourrions aussi bien dire la même chose des Pyramides en général ; il est vrai que l’opinion la plus communément répandue veut y voir des tombeaux, et, sans doute, cette hypothèse n’a rien d’impossible en elle-même ; mais, d’un autre côté, nous savons aussi que les archéologues modernes, en vertu de certaines idées préconçues, s’efforcent volontiers de découvrir des tombeaux partout, même là où il n’y en eut jamais la moindre trace, et cela n’est pas sans éveiller en nous quelque méfiance. En tout cas, on n’a jamais, jusqu’ici, trouvé aucun tombeau dans la Grande Pyramide ; mais, même s’il y en avait un, l’énigme ne serait pas encore entièrement résolue par là, car, évidemment, cela n’exclurait pas qu’elle ait pu avoir en même temps d’autres usages, plus importants même peut-être, comme peuvent en avoir eu aussi certaines autres Pyramides qui, elles, ont bien servi de tombeaux ; et il est possible encore que, comme certains l’ont pensé, l’utilisation funéraire de ces monuments ait été plus ou moins tardive, et que telle n’ait pas été leur destination primitive, au temps même de leur construction. Si cependant on objecte à cela que certaines données anciennes, et d’un caractère plus ou moins traditionnel, sembleraient confirmer qu’il s’agit bien de tombeaux, nous dirons ceci, qui peut sembler étrange au premier abord, mais qui pourtant est précisément ce que tendraient à faire admettre les considérations qui vont suivre : les tombeaux en question ne doivent-ils pas s’entendre en un sens purement symbolique ?

En effet, il est dit par certains que la Grande Pyramide serait le tombeau de Seyidna Idris, autrement dit du Prophète Hénoch, tandis que la seconde Pyramide serait celui d’un autre personnage qui aurait été le Maître de celui-ci, et sur lequel nous aurons à revenir ; mais, présentée de cette façon et prise au sens littéral, la chose renfermerait une absurdité manifeste, puisque Hénoch ne mourut pas, mais fut enlevé vivant au Ciel ; comment donc pourrait-il avoir un tombeau ? Il ne faudrait cependant pas trop se hâter de parler ici, à la mode occidentale, de « légendes » dépourvues de fondement, car voici l’explication qui en est donnée ; ce n’est pas le corps d’Idris qui fut enterré dans la Pyramide, mais sa science ; et, par là, certains comprennent qu’il s’agit de ses livres ; mais quelle vraisemblance y a-t-il à ce que des livres aient été enfouis ainsi purement et simplement, et quel intérêt cela aurait-il pu présenter à un point de vue quelconque(1) ? Il serait beaucoup plus plausible, assurément, que le contenu de ces livres ait été gravé en caractères hiéroglyphiques à l’intérieur du monument ; mais, malheureusement pour une telle supposition, il ne se trouve précisément dans la Grande Pyramide ni inscriptions ni figurations symboliques d’aucune sorte(2). Alors, il ne reste plus qu’une seule hypothèse acceptable : c’est que la science d’Idris est bien vraiment cachée dans la Pyramide, mais parce qu’elle se trouve incluse dans sa structure même, dans sa disposition extérieure et intérieure et dans ses proportions ; et tout ce qu’il peut y avoir de valable dans les « découvertes » que les modernes ont faites ou cru faire à ce sujet ne représente en somme que quelques fragments infimes de cette antique science traditionnelle.

Cette interprétation s’accorde d’ailleurs assez bien, au fond, avec une autre version arabe de l’origine des Pyramides, qui en attribue la construction au roi antédiluvien Surîd : celui-ci, ayant été averti par un songe de l’imminence du Déluge, les fit édifier selon le plan des sages, et ordonna aux prêtres d’y déposer les secrets de leurs sciences et les préceptes de leur sagesse. Or on sait qu’Hénoch ou Idris, antédiluvien lui aussi, s’identifie à Hermès ou Thoth, qui représente la source de laquelle le sacerdoce égyptien tenait ses connaissances, puis, par extension, ce sacerdoce lui-même en tant que continuateur de la même fonction d’enseignement traditionnel ; c’est donc bien toujours la même science sacrée qui, de cette façon encore, aurait été déposée dans les Pyramides(3).

D’un autre côté, ce monument destiné à assurer la conservation des connaissances traditionnelles, en prévision du cataclysme, rappelle encore une autre histoire assez connue, celle des deux colonnes élevées, suivant les uns précisément par Hénoch, suivant les autres par Seth, et sur lesquelles aurait été inscrit l’essentiel de toutes les sciences ; et la mention qui est faite ici de Seth nous ramène au personnage dont la seconde Pyramide est dite avoir été le tombeau. En effet, si celui-ci fut le Maître de Seyidna Idris, il ne peut avoir été autre que Seyidna Shîth, c’est-à-dire Seth, fils d’Adam ; il est vrai que d’anciens auteurs arabes le désignent par les noms, étranges en apparence, d’Aghatîmûn et d’Adhîmûn ; mais ces noms ne sont visiblement que des déformations du grec Agathodaimôn, qui, se rapportant au symbolisme du serpent envisagé sous son aspect bénéfique, s’applique parfaitement à Seth, ainsi que nous l’avons expliqué en une autre occasion(4). La connexion particulière qui est établie ainsi entre Seth et Hénoch est encore très remarquable, d’autant plus que l’un et l’autre sont aussi mis en rapport, d’autre part, avec certaines traditions concernant un retour au Paradis terrestre, c’est-à-dire à l’« état primordial », et par suite avec un symbolisme « polaire » qui n’est pas sans avoir quelque lien avec l’orientation des Pyramides ; mais ceci est encore une autre question, et nous noterons seulement en passant que ce fait, impliquant assez clairement une référence aux « centres spirituels », tendrait à confirmer l’hypothèse qui fait des Pyramides un lieu d’initiation, ce qui, d’ailleurs, n’aurait été en somme que le moyen normal de maintenir « vivantes » les connaissances qui y avaient été incluses, aussi longtemps du moins que subsisterait cette initiation.

Nous ajouterons encore une autre remarque : il est dit qu’Idris ou Hénoch écrivit de nombreux livres inspirés, après qu’Adam lui-même et Seth en avaient déjà écrit d’autres(5) ; ces livres furent les prototypes des livres sacrés des Égyptiens, et les « Livres hermétiques » plus récents n’en représentent en quelque sorte qu’une « réadaptation », de même aussi que les divers « Livres d’Hénoch » qui sont parvenus sous ce nom jusqu’à nous. D’autre part, les livres d’Adam, de Seth et d’Hénoch devaient naturellement exprimer respectivement des aspects différents de la connaissance traditionnelle, impliquant une relation plus spéciale avec telles ou telles sciences sacrées, ainsi qu’il en est toujours pour l’enseignement transmis par les divers Prophètes. Il pourrait être intéressant, dans ces conditions, de se demander s’il n’y aurait pas quelque chose qui corresponde d’une certaine façon à ces différences, en ce qui concerne Hénoch et Seth, dans la structure des deux Pyramides dont nous avons parlé, et même aussi, peut-être, si la troisième Pyramide ne pourrait pas alors avoir de même quelque rapport avec Adam, puisque, bien que nous n’ayons rencontré nulle part aucune allusion explicite à ceci, il serait, somme toute, assez logique de supposer qu’elle doive compléter le ternaire des grands Prophètes antédiluviens(6). Bien entendu, nous ne pensons nullement que ces questions soient de celles qui sont susceptibles d’être résolues actuellement ; du reste, tous les « chercheurs » modernes se sont pour ainsi dire « hypnotisés » à peu près exclusivement sur la Grande Pyramide, bien que, après tout, elle ne soit pas tellement plus grande que les deux autres, en réalité, que la différence en soit très frappante ; et, quand ils assurent, pour justifier l’importance exceptionnelle qu’ils lui attribuent, qu’elle est la seule qui soit exactement orientée, peut-être ont-ils le tort de ne pas réfléchir que certaines variations dans l’orientation pourraient bien n’être pas dues simplement à quelque négligence des constructeurs, mais refléter précisément quelque chose qui se rapporte à différentes « époques » traditionnelles ; mais comment pourrait-on s’attendre à ce que des Occidentaux modernes aient, pour les diriger dans leurs recherches, des notions tant soit peu justes et précises sur des choses de ce genre(7) ?

Une autre observation qui a aussi son importance, c’est que le nom même d’Hermès est loin d’être inconnu à la tradition arabe(8) ; et faut-il ne voir qu’une « coïncidence » dans la similitude qu’il présente avec le mot Haram (au pluriel Ahrâm), désignation arabe de la Pyramide, dont il ne diffère que par la simple adjonction d’une lettre finale qui ne fait point partie de sa racine ? Hermès est appelé El-muthalleth bil-hikam, littéralement « triple par la sagesse »(9), ce qui équivaut à l’épithète grecque Trismegistos, tout en étant plus explicite, car la « grandeur » qu’exprime cette dernière n’est, au fond, que la conséquence de la sagesse qui est l’attribut propre d’Hermès(10). Cette « triplicité » a d’ailleurs encore une autre signification, car elle se trouve parfois développée sous la forme de trois Hermès distincts : le premier, appelé « Hermès des Hermès » (Hermes El-Harâmesah), et considéré comme antédiluvien, est celui qui s’identifie proprement à Seyidna Idris ; les deux autres, qui seraient postdiluviens, sont l’« Hermès Babylonien » (El-Bâbelî) et l’« Hermès Égyptien » (El-Miçrî) ; ceci paraît indiquer assez nettement que les deux traditions chaldéenne et égyptienne auraient été dérivées directement d’une seule et même source principale, laquelle, étant donné le caractère antédiluvien qui lui est reconnu, ne peut guère être autre que la tradition atlantéenne(11).

Quoi qu’on puisse penser de toutes ces considérations, qui sont assurément aussi éloignées des vues des égyptologues que de celles des modernes investigateurs du « secret de la Pyramide », il est permis de dire que celle-ci représente véritablement le « tombeau d’Hermès », car les mystères de sa sagesse et de sa science y ont été cachés de telle façon qu’il est certainement bien difficile de les y découvrir(12).