CHAPITRE VIII
Le sanglier et l’ourse(*)

Chez les Celtes, le sanglier et l’ours symbolisaient respectivement les représentants de l’autorité spirituelle et ceux du pouvoir temporel, c’est-à-dire les deux castes des Druides et des Chevaliers, équivalentes, au moins originairement et dans leurs attributions essentielles, à ce que sont dans l’Inde celles des Brâhmanes et des Kshatriyas. Comme nous l’avons indiqué ailleurs(1), ce symbolisme, d’origine nettement hyperboréenne, est une des marques du rattachement direct de la tradition celtique à la tradition primordiale du présent Manvantara, quels que soient d’ailleurs les autres éléments, provenant de traditions antérieures, mais déjà secondaires et dérivées, qui aient pu venir s’y adjoindre à ce courant principal et s’y résorber en quelque sorte en lui. Ce que nous voulons dire ici, c’est que la tradition celtique pourrait vraisemblablement être regardée comme constituant un des « points de jonction » de la tradition atlante avec la tradition hyperboréenne, après la fin de la période secondaire où cette tradition atlante représenta la forme prédominante et comme le « substitut » du centre originel déjà inaccessible à l’humanité ordinaire(2) ; et, sur ce point aussi, le même symbolisme que nous venons de mentionner peut apporter quelques indications qui ne sont pas sans intérêt.

Remarquons tout d’abord l’importance donnée également au symbole du sanglier par la tradition hindoue, elle-même issue directement de la tradition primordiale, et affirmant expressément dans le Vêda sa propre origine hyperboréenne. Le sanglier (varâha) n’y figure pas seulement, comme on le sait, le troisième des dix avatâras de Vishnu dans le Manvantara actuel ; mais notre Kalpa tout entier, c’est-à-dire tout le cycle de manifestation de notre monde, y est désigné comme Shwêta-varâha-Kalpa, le « cycle du sanglier blanc ». Cela étant, et si l’on considère l’analogie qui existe nécessairement entre le grand cycle et les cycles subordonnés, il est naturel que la marque du Kalpa, si l’on peut s’exprimer ainsi, se retrouve au point de départ du Manvantara ; et c’est pourquoi la « terre sacrée » polaire, siège du centre spirituel primordial de ce Manvantara, est appelée aussi Vârâhî ou la « terre du sanglier »(3). D’ailleurs, puisque c’est là que résidait l’autorité spirituelle première, dont toute autre autorité légitime du même ordre n’est qu’une émanation, il est non moins naturel que les représentants d’une telle autorité en aient reçu aussi le symbole du sanglier comme leur signe distinctif et l’aient gardé dans la suite des temps ; et c’est pourquoi les Druides se désignaient eux-mêmes comme des « sangliers », bien que, le symbolisme ayant toujours des aspects multiples, on puisse en même temps y voir accessoirement une allusion à l’isolement dans lequel ils se tenaient à l’égard du monde extérieur, le sanglier étant toujours regardé comme le « solitaire » ; et il faut ajouter, du reste, que cet isolement même, réalisé matériellement, chez les Celtes comme chez les Hindous, sous la forme d’une retraite dans la forêt, n’est pas sans rapport avec les caractères de la « primordialité », dont un reflet au moins a toujours dû se maintenir en toute autorité spirituelle digne de la fonction qu’elle remplit.

Mais revenons au nom de Vârâhî, qui donne lieu à des remarques particulièrement importantes : elle est considérée comme un aspect de la Shakti de Vishnu (et plus spécialement par rapport à son troisième avatâra), ce qui, étant donné le caractère « solaire » de celui-ci, montre immédiatement son identité avec la « terre solaire » ou « Syrie » primitive dont nous avons parlé en d’autres occasions(4), et qui est encore une des désignations de la Tula hyperboréenne, c’est-à-dire du centre spirituel primordial. D’autre part, la racine var, pour le nom du sanglier, se retrouve dans les langues nordiques sous la forme bor(5) ; l’exact équivalent de Vârâhî est donc « Borée », et la vérité est que le nom habituel d’« Hyperborée » fut employé seulement par les Grecs à une époque où ils avaient déjà perdu le sens de cette antique désignation ; il vaudrait donc mieux, en dépit de l’usage qui a prévalu depuis lors, qualifier la tradition primordiale, non pas d’« hyperboréenne », mais simplement de « boréenne », affirmant par là sans équivoque sa connexion avec la « Borée » ou « terre du sanglier ».

Il y a encore autre chose : la racine var ou vri, en sanscrit, a les sens de « couvrir », de « protéger » et de « cacher » ; et, comme le montrent le nom de Varuna et son équivalent grec Ouranos, elle sert à désigner le ciel, tant parce qu’il couvre la terre que parce qu’il représente les mondes supérieurs, cachés aux sens(6). Or tout ceci s’applique parfaitement aux centres spirituels, soit parce qu’ils sont cachés aux yeux des profanes, soit parce qu’ils protègent le monde par leur influence invisible, soit enfin parce qu’ils sont, sur la terre, comme des images du monde céleste lui-même. Ajoutons que la même racine a encore un autre sens, celui de « choix » ou d’« élection » (vara), qui, évidemment, ne convient pas moins à la région qui est partout désignée par des noms comme ceux de « terre des élus », de « terre des saints » ou de « terre des bienheureux »(7).

On a pu noter, dans ce que nous avons dit tout à l’heure, l’union des deux symbolismes « polaire » et « solaire » ; mais, en ce qui concerne proprement le sanglier, c’est l’aspect « polaire » qui importe surtout ; et cela résulte d’ailleurs du fait que le sanglier représentait anciennement la constellation qui, plus tard, est devenue la Grande Ourse(8). Il y a, dans cette substitution de noms, une des marques de ce que les Celtes symbolisaient précisément par la lutte du sanglier et de l’ours, c’est-à-dire la révolte des représentants du pouvoir temporel contre la suprématie de l’autorité spirituelle, avec les vicissitudes diverses qui s’ensuivirent au cours des époques historiques successives. Les premières manifestations de cette révolte, en effet, remontent beaucoup plus loin que l’histoire ordinairement connue, et même plus loin que le début du Kali-Yuga, dans lequel elle devait prendre sa plus grande extension ; c’est pourquoi le nom de bor a pu être transféré du sanglier à l’ours(9), et la « Borée » elle-même, la « terre du sanglier », a pu par suite devenir à un certain moment la « terre de l’ours », pendant une période de prédominance des Kshatriyas à laquelle, suivant la tradition hindoue, mit fin Parashu-Râma(10).

Dans cette même tradition hindoue, le nom le plus habituel de la Grande Ourse est sapta-riksha ; et le mot sanscrit riksha est le nom de l’ours, linguistiquement identique à celui qu’il porte dans différentes autres langues : le celtique arth, le grec arktos, et même le latin ursus. Cependant, on peut se demander si c’est bien là le sens premier de l’expression sapta-riksha, ou s’il n’y a pas eu plutôt, correspondant à la substitution dont nous venons de parler, une sorte de superposition de mots étymologiquement distincts, mais rapprochés et même identifiés par l’application d’un certain symbolisme phonétique. En effet, riksha est aussi, d’une façon générale, une étoile, c’est-à-dire en somme une « lumière » (archis, de la racine arch ou ruch, « briller » ou « illuminer ») ; et, d’autre part, le sapta-riksha est la demeure symbolique des sept Rishis, qui, outre que leur nom se rapporte à la « vision », donc à la lumière, sont aussi eux-mêmes les sept « Lumières », par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs(11). Le rapprochement ainsi établi entre l’ours et la lumière ne constitue d’ailleurs pas un cas isolé dans le symbolisme animal, car on en rencontre un tout semblable pour le loup, tant chez les Celtes que chez les Grecs(12), d’où résulta son attribution au dieu solaire, Belen ou Apollon.

Dans une certaine période, le nom de sapta-riksha fut appliqué, non plus à la Grande Ourse, mais aux Pléiades, qui comprennent également sept étoiles ; ce transfert d’une constellation polaire à une constellation zodiacale correspond à un passage du symbolisme solsticial au symbolisme équinoxial, impliquant un changement dans le point de départ du cycle annuel, ainsi que dans l’ordre de prédominance des points cardinaux qui sont en relation avec les différentes phases de ce cycle(13). Ce changement est ici celui du Nord à l’Ouest, qui se réfère à la période atlante ; et ceci se trouve confirmé nettement par le fait que, pour les Grecs, les Pléiades étaient filles d’Atlas et, comme telles, appelées aussi Atlantides. Les transferts de ce genre sont d’ailleurs souvent la cause de multiples confusions, les mêmes noms ayant reçu, suivant les périodes, des applications différentes, et cela aussi bien pour les régions terrestres que pour les constellations célestes, de sorte qu’il n’est pas toujours facile de déterminer à quoi ils se rapportent exactement dans chaque cas ; et que même cela n’est réellement possible qu’à la condition de rattacher leurs diverses « localisations » aux caractères propres des formes traditionnelles correspondantes, ainsi que nous venons de le faire pour celles du sapta-riksha.

Chez les Grecs, la révolte des Kshatriyas était figurée par la chasse du sanglier de Calydon, qui représente d’ailleurs manifestement une version dans laquelle les Kshatriyas eux-mêmes expriment leur prétention de s’attribuer une victoire définitive, puisque le sanglier y est tué par eux ; et Athénée rapporte, suivant des auteurs plus anciens, que ce sanglier de Calydon était blanc(14), ce qui l’identifie bien au Shwêta-varâha de la tradition hindoue(15). Ce qui n’est pas moins significatif à notre point de vue, c’est que le premier coup lui fut porté par Atalante, qui, dit-on, avait été nourrie par une ourse ; et ce nom d’Atalante pourrait indiquer que la révolte eut son commencement, soit dans l’Atlantide même, soit tout au moins parmi les héritiers de sa tradition(16). D’autre part, le nom de Calydon se retrouve exactement dans celui de Caledonia, ancien nom de l’Écosse : en dehors de toute question de « localisation » particulière, c’est proprement le pays des « Kaldes » ou Celtes(17) ; et la forêt de Calydon ne diffère pas en réalité de celle de Brocéliande, dont le nom est encore le même, quoique sous une forme un peu modifiée, et précédé du mot bro ou bor, c’est-à-dire du nom même du sanglier.

Le fait que l’ours est souvent pris symboliquement sous son aspect féminin, comme nous venons de le voir à propos d’Atalante, et comme on le voit aussi par les dénominations des constellations de la Grande Ourse et de la Petite Ourse, n’est pas sans signification non plus quant à son attribution à la caste guerrière, détentrice du pouvoir temporel, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, cette caste a normalement un rôle « réceptif », c’est-à-dire féminin, vis-à-vis de la caste sacerdotale, puisque c’est de celle-ci qu’elle reçoit, non seulement l’enseignement de la doctrine traditionnelle, mais aussi la légitimation de son propre pouvoir, en laquelle consiste strictement le « droit divin ». Ensuite, lorsque cette même caste guerrière, renversant les rapports normaux de subordination, prétend à la suprématie, sa prédominance est généralement accompagnée de celle des éléments féminins dans le symbolisme de la forme traditionnelle modifiée par elle, et parfois même aussi, comme conséquence de cette modification, de l’institution d’une forme féminine de sacerdoce, comme le fut celle des Druidesses chez les Celtes. Nous ne faisons qu’indiquer ici ce dernier point, dont le développement nous entraînerait trop loin, surtout si nous voulions rechercher ailleurs des exemples concordants ; mais du moins cette indication suffit-elle à faire comprendre pourquoi c’est l’ourse, plutôt que l’ours, qui est opposée symboliquement au sanglier.

Il convient d’ajouter que les deux symboles du sanglier et de l’ours n’apparaissent pas toujours forcément comme étant en opposition ou en lutte, mais que, dans certains cas, ils peuvent aussi représenter l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel, ou les deux castes des Druides et des Chevaliers, dans leurs rapports normaux et harmoniques, comme on le voit notamment par la légende de Merlin et d’Arthur. En effet Merlin, le Druide, est encore le sanglier de la forêt de Brocéliande (où il est d’ailleurs finalement, non pas tué comme le sanglier de Calydon, mais seulement endormi par une puissance féminine) ; et le roi Arthur porte un nom dérivé de celui de l’ours, arth(18) ; plus précisément, ce nom est identique à celui de l’étoile Arcturus, en tenant compte de la légère différence due à leurs dérivations respectivement celtique et grecque. Cette étoile se trouve dans la constellation du Bouvier, et, par ces noms, l’on peut encore voir réunies les marques de deux périodes différentes : le « gardien de l’Ourse » est devenu le Bouvier quand l’Ourse elle-même ou le sapta-riksha est devenu les septem triones, c’est-à-dire les « sept bœufs » (d’où l’appellation de « Septentrion » pour désigner le Nord) ; mais nous n’avons pas à nous occuper ici de ces transformations, relativement récentes par rapport à ce que nous envisageons(19).

Des considérations que nous venons d’exposer, une conclusion paraît se dégager quant au rôle respectif des deux courants qui contribuèrent à former la tradition celtique ; à l’origine, l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel n’étaient pas séparés comme deux fonctions différenciées, mais unis dans leur principe commun, et l’on retrouve encore un vestige de cette union dans le nom même des Druides (dru-vid, « force-sagesse », ces deux termes étant symbolisés par le chêne et le gui)(20) ; à ce titre, et aussi en tant que représentant plus particulièrement l’autorité spirituelle, à laquelle est réservée la partie supérieure de la doctrine, ils étaient les véritables héritiers de la tradition primordiale, et le symbole essentiellement « boréen », celui du sanglier, leur appartenait en propre. Quant aux Chevaliers, ayant pour symbole l’ours (ou l’ourse d’Atalante), on peut penser que la partie de la tradition qui leur était plus spécialement destinée comportait surtout les éléments procédant de la tradition atlante ; et cette distinction pourrait même peut-être aider à expliquer certains points plus ou moins énigmatiques de l’histoire ultérieure des traditions occidentales.