CHAPITRE II
Kabbale et science des nombres(*)

Nous avons souvent insisté sur le fait que les « sciences sacrées » appartenant à une forme traditionnelle donnée en font réellement partie intégrante, tout au moins à titre d’éléments secondaires et subordonnés, bien loin de ne représenter que des sortes d’adjonctions adventices qui s’y seraient rattachées plus ou moins artificiellement. Il est indispensable de bien comprendre ce point et de ne jamais le perdre de vue si l’on veut pénétrer, si peu que ce soit, le véritable esprit d’une tradition ; et il est d’autant plus nécessaire d’appeler l’attention là-dessus que l’on constate assez fréquemment de nos jours, chez ceux qui prétendent étudier les doctrines traditionnelles, une tendance à ne pas tenir compte des sciences dont il s’agit, soit en raison des difficultés spéciales que présente leur assimilation, soit parce que, outre l’impossibilité de les faire rentrer dans le cadre des classifications modernes, leur présence est particulièrement gênante pour quiconque s’efforce de tout réduire à des points de vue exotériques et d’interpréter les doctrines en termes de « philosophie » ou de « mysticisme ». Sans vouloir nous étendre une fois de plus sur la vanité de telles études entreprises « de l’extérieur » et avec des intentions toutes profanes, nous redirons pourtant encore, car nous en voyons pour ainsi dire chaque jour l’opportunité, que les conceptions déformées auxquelles elles aboutissent inévitablement sont certainement pires que l’ignorance pure et simple.

Il arrive même parfois que certaines sciences traditionnelles jouent un rôle plus important que celui que nous venons d’indiquer, et que, outre la valeur propre qu’elles possèdent en elles-mêmes dans leur ordre contingent, elles sont prises comme moyens symboliques d’expression pour la partie supérieure et essentielle de la doctrine, si bien que celle-ci devient entièrement inintelligible si l’on prétend l’en séparer. C’est ce qui se produit notamment, en ce qui concerne la Kabbale hébraïque, pour la « science des nombres », qui s’y identifie d’ailleurs en grande partie avec la « science des lettres », de même que dans l’ésotérisme islamique, et cela en vertu de la constitution même des deux langues hébraïque et arabe, qui, ainsi que nous le faisions remarquer dernièrement, sont si proches l’une de l’autre sous tous les rapports(1).

Le rôle prépondérant de la science des nombres dans la Kabbale constitue un fait si évident qu’il ne saurait échapper à l’observateur même le plus superficiel, et qu’il n’est guère possible aux « critiques » les plus remplis de préjugés ou de partis pris de le nier ou de le dissimuler. Cependant, ces derniers ne manquent pas de donner tout au moins de ce fait des interprétations erronées, afin de le faire rentrer tant bien que mal dans le cadre de leurs idées préconçues ; nous nous proposons surtout ici de dissiper ces confusions plus ou moins voulues, et dues pour une bonne part aux abus de la trop fameuse « méthode historique », qui veut à toute force voir des « emprunts » partout où elle constate certaines similitudes.

On sait qu’il est de mode, dans les milieux universitaires, de prétendre rattacher la Kabbale au néo-platonisme, de façon à en diminuer à la fois l’antiquité et la portée ; n’est-il pas admis en effet, comme un principe indiscutable, que rien ne saurait venir que des Grecs ? On oublie malheureusement en cela que le néo-platonisme lui-même contient bien des éléments qui n’ont rien de spécifiquement grec, et que le Judaïsme notamment avait, dans le milieu alexandrin, une importance qui était fort loin d’être négligeable, si bien que, si réellement il y eut des emprunts, il se pourrait qu’ils se fussent opérés en sens inverse de ce que l’on affirme. Cette hypothèse serait même beaucoup plus vraisemblable, d’abord parce que l’adoption d’une doctrine étrangère n’est guère conciliable avec le « particularisme » qui fut toujours un des traits dominants de l’esprit judaïque, et ensuite parce que, quoi qu’on pense par ailleurs du néo-platonisme, il ne présente en tout cas qu’une doctrine relativement exotérique (même si elle est basée sur des données d’ordre ésotérique, elle n’en est qu’une « extériorisation »), et qui, comme telle, n’a pu exercer une influence réelle sur une tradition essentiellement initiatique, et même très « fermée », comme l’est et le fut toujours la Kabbale(2). Nous ne voyons d’ailleurs pas qu’il y ait, entre celle-ci et le néo-platonisme, des ressemblances particulièrement frappantes, ni que, dans la forme sous laquelle ce dernier s’exprime, les nombres jouent ce rôle qui est si caractéristique de la Kabbale ; la langue grecque ne l’aurait guère permis, du reste, tandis qu’il y a là, nous le répétons, quelque chose qui est inhérent à la langue hébraïque elle-même, et qui, par conséquent, doit avoir été lié dès l’origine à la forme traditionnelle qui s’exprime par elle.

Ce n’est pas, bien entendu, qu’il y ait lieu de contester qu’une science traditionnelle des nombres ait existé aussi chez les Grecs ; elle y fut même, comme on le sait, la base du Pythagorisme, qui n’était pas une simple philosophie, mais avait, lui aussi, un caractère proprement initiatique ; et c’est de là que Platon tira, non seulement toute la partie cosmologique de sa doctrine, telle qu’il l’expose notamment dans le Timée, mais jusqu’à sa « théorie des idées », qui n’est au fond qu’une transposition, selon une terminologie différente, des conceptions pythagoriciennes sur les nombres envisagés comme principes des choses. Si donc on voulait trouver réellement chez les Grecs un terme de comparaison avec la Kabbale, c’est au Pythagorisme qu’il faudrait remonter ; mais c’est là, précisément, qu’apparaît le plus clairement toute l’inanité de la thèse des « emprunts » : nous sommes bien en présence de deux doctrines initiatiques qui donnent pareillement une importance capitale à la science des nombres ; mais cette science se trouve présentée, de part et d’autre, sous des formes radicalement différentes.

Ici, quelques considérations d’ordre plus général ne seront pas inutiles : il est parfaitement normal qu’une même science se rencontre dans des traditions diverses, car la vérité, dans quelque domaine que ce soit, ne saurait être le monopole d’une seule forme traditionnelle à l’exclusion des autres ; ce fait ne peut donc être un sujet d’étonnement, sauf sans doute pour les « critiques » qui ne croient pas à la vérité ; et même c’est le contraire qui serait, non seulement étonnant, mais assez difficilement concevable. Il n’y a là rien qui implique une communication plus ou moins directe entre deux traditions différentes, même au cas où l’une serait incontestablement plus ancienne que l’autre : ne peut-on constater une certaine vérité et l’exprimer indépendamment de ceux qui l’ont déjà exprimée antérieurement, et, en outre, cette indépendance n’est-elle pas d’autant plus probable que cette même vérité sera, en fait, exprimée d’une autre façon ? Il faut bien remarquer, d’ailleurs, que ceci ne va nullement à l’encontre de l’origine commune de toutes les traditions ; mais la transmission des principes, à partir de cette origine commune, n’entraîne pas nécessairement, d’une façon explicite, celle de tous les développements qui y sont impliqués et de toutes les applications auxquelles ils peuvent donner lieu ; tout ce qui est affaire d’« adaptation », en un mot, peut être considéré comme appartenant en propre à telle ou telle forme traditionnelle particulière, et, si l’on en retrouve l’équivalent ailleurs, c’est que, des mêmes principes, on devait naturellement tirer les mêmes conséquences, quelle que soit d’ailleurs la façon spéciale dont on les aura exprimées ici ou là (sous la réserve, bien entendu, de certains modes symboliques d’expression qui, étant partout les mêmes, doivent être regardés comme remontant jusqu’à la Tradition primordiale). Les différences de forme seront d’ailleurs, en général, d’autant plus grandes qu’on s’éloignera davantage des principes pour descendre à un ordre plus contingent ; et c’est là ce qui fait une des principales difficultés de la compréhension de certaines sciences traditionnelles.

Ces considérations, on le comprendra sans peine, enlèvent à peu près tout intérêt en ce qui concerne l’origine des traditions ou la provenance des éléments qu’elles renferment, au point de vue « historique » tel qu’on l’entend dans le monde profane, puisqu’elles rendent parfaitement inutile la supposition d’une filiation directe quelconque ; et, là même où l’on remarque une similitude beaucoup plus étroite entre deux formes traditionnelles, cette similitude peut s’expliquer beaucoup moins par des « emprunts », souvent fort invraisemblables, que par des « affinités » dues à un certain ensemble de conditions communes ou semblables (race, type de langage, mode d’existence, etc.) chez les peuples auxquels ces formes s’adressent respectivement(3). Quant aux cas de filiation réelle, ce n’est pas à dire qu’ils doivent être entièrement exclus, car il est évident que toutes les formes traditionnelles ne procèdent pas directement de la Tradition primordiale, mais que d’autres formes ont dû jouer parfois le rôle d’intermédiaires ; mais ces dernières sont, le plus souvent, de celles qui ont entièrement disparu, et ces transmissions remontent en général à des époques beaucoup trop lointaines pour que l’histoire ordinaire, dont le champ d’investigation est en somme fort limité, puisse en avoir la moindre connaissance, sans compter que les moyens par lesquels elles se sont effectuées ne sont pas de ceux qui peuvent être accessibles à ses méthodes de recherche.

Tout ceci ne nous éloigne de notre sujet qu’en apparence, et, revenant aux rapports de la Kabbale avec le Pythagorisme, nous pouvons maintenant nous poser cette question : si celle-là ne peut être dérivée directement de celui-ci, même à supposer qu’elle ne lui soit pas réellement antérieure, et ne serait-ce qu’en raison d’une trop grande différence de forme, sur laquelle nous allons revenir tout à l’heure d’une façon plus précise, ne pourrait-on du moins envisager pour l’une et pour l’autre une origine commune, qui serait, selon les vues de certains, la tradition des anciens Égyptiens (ce qui, cela va sans dire, nous reporterait cette fois bien au delà de la période alexandrine) ? C’est là, disons-le tout de suite, une théorie dont on a beaucoup abusé ; et, en ce qui concerne le Judaïsme, il nous est impossible, en dépit de certaines assertions plus ou moins fantaisistes, d’y découvrir le moindre rapport avec tout ce qu’on peut connaître de la tradition égyptienne (nous parlons quant à la forme, qui est seule à envisager en cela, puisque, par ailleurs, le fond est nécessairement identique dans toutes les traditions) ; sans doute aurait-il des liens plus réels avec la tradition chaldéenne, que ce soit par dérivation ou par simple affinité, et pour autant qu’il est possible de saisir véritablement quelque chose de ces traditions éteintes depuis tant de siècles.

Pour le Pythagorisme, la question est peut-être plus complexe ; et les voyages de Pythagore, qu’il faille d’ailleurs les entendre littéralement ou symboliquement, n’impliquent pas nécessairement des emprunts faits aux doctrines de tel ou tel peuple (tout au moins quant à l’essentiel, et quoi qu’il puisse en être de certains points de détail), mais plutôt l’établissement ou le renforcement de certains liens avec des initiations plus ou moins équivalentes. Il semble bien, en effet, que le Pythagorisme fut surtout la continuation de quelque chose qui préexistait en Grèce même, et qu’il n’y ait pas lieu de chercher ailleurs sa source principale : nous voulons parler des Mystères, et plus particulièrement de l’Orphisme, dont il ne fut peut-être qu’une « réadaptation », en cette époque du vie siècle avant l’ère chrétienne qui, par un étrange synchronisme, vit des changements de forme s’opérer à la fois dans les traditions de presque tous les peuples. On dit souvent que les Mystères grecs étaient eux-mêmes d’origine égyptienne, mais une affirmation aussi générale est beaucoup trop « simpliste », et, si cela peut être vrai dans certains cas, comme celui des Mystères d’Éleusis (auxquels on semble penser surtout en l’occurrence), il en est d’autres où ce ne serait nullement soutenable(4). Or, qu’il s’agisse du Pythagorisme lui-même ou l’Orphisme antérieur, ce n’est point à Éleusis qu’il faut en chercher le « point d’attache », mais à Delphes ; et l’Apollon delphique n’est nullement égyptien, mais hyperboréen, origine que, de toutes façons, il est impossible d’envisager pour la tradition hébraïque(5) ; ceci nous amène d’ailleurs directement au point le plus important en ce qui concerne la science des nombres et les formes différentes qu’elle a revêtues.

Cette science des nombres, dans le Pythagorisme, apparaît comme étroitement liée à celle des formes géométriques ; et il en est d’ailleurs de même chez Platon, qui, à cet égard, est purement pythagoricien. On pourrait voir là l’expression d’un trait caractéristique de la mentalité hellénique, attachée surtout à la considération des formes visuelles ; et l’on sait qu’en effet, parmi les sciences mathématiques, c’est la géométrie que les Grecs développèrent plus particulièrement(6). Cependant, il y a quelque chose de plus, tout au moins en ce qui concerne la « géométrie sacrée », qui est ce dont il s’agit ici : le Dieu « géomètre » de Pythagore et de Platon, entendu dans sa signification la plus précise et, pourrait-on dire, « technique », n’est autre qu’Apollon. Nous ne pouvons entrer à ce sujet dans des développements qui nous entraîneraient trop loin, et peut-être reviendrons-nous sur cette question en une autre occasion ; il nous suffit présentement de faire remarquer que ce fait s’oppose nettement à l’hypothèse d’une origine commune du Pythagorisme et de la Kabbale, et cela sur le point même où l’on a cherché surtout à les rapprocher, et qui est, à vrai dire, le seul qui ait pu donner l’idée d’un tel rapprochement, c’est-à-dire la similitude apparente des deux doctrines quant au rôle qu’y joue la science des nombres.

Dans la Kabbale, cette même science des nombres ne se présente nullement comme rattachée de la même façon au symbolisme géométrique ; et il est facile de comprendre qu’il en soit ainsi, car ce symbolisme ne pouvait convenir à des peuples nomades comme le furent essentiellement, à l’origine, les Hébreux et les Arabes(7). Par contre, nous trouvons là quelque chose qui n’a pas son équivalent chez les Grecs : l’union étroite, on pourrait même dire l’identification sous bien des rapports, de la science des nombres avec celle des lettres, en raison des correspondances numériques de celles-ci ; c’est là ce qui est éminemment caractéristique de la Kabbale(8), et qui ne se retrouve nulle part ailleurs, du moins sous cet aspect et avec ce développement, si ce n’est, comme nous l’avons déjà dit, dans l’ésotérisme islamique, c’est-à-dire en somme dans la tradition arabe.

Il pourrait sembler étonnant, à première vue, que les considérations de cet ordre soient demeurées étrangères aux Grecs(9), puisque, chez eux aussi, les lettres ont une valeur numérique (qui est d’ailleurs la même que dans les alphabets hébreu et arabe pour celles qui y ont leur équivalent), et que même il n’y eut jamais d’autres signes de numération. L’explication de ce fait est cependant assez simple : c’est que l’écriture grecque ne représente en réalité qu’une importation étrangère (soit « phénicienne » comme on le dit plus habituellement, soit en tout cas « qadméenne », c’est-à-dire « orientale » sans spécification plus précise, et les noms mêmes des lettres en font foi), et qui, dans son symbolisme numérique ou autre, n’a jamais véritablement, si l’on peut s’exprimer ainsi, fait corps avec la langue même(10). Au contraire, dans des langues telles que l’hébreu et l’arabe, la signification des mots est inséparable du symbolisme littéral, et il serait impossible d’en donner une interprétation complète, quant à leur sens le plus profond, celui qui importe vraiment au point de vue traditionnel et initiatique (car il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici essentiellement de « langues sacrées »), sans tenir compte de la valeur numérique des lettres qui les composent ; les rapports existant entre des mots numériquement équivalents et les substitutions auxquelles ils donnent lieu parfois sont, à cet égard, un exemple particulièrement net(11). Il y a donc là quelque chose qui, comme nous le disions au début, tient essentiellement à la constitution même de ces langues, qui y est lié d’une façon proprement « organique », bien loin d’être venu s’y adjoindre du dehors, et après coup comme dans le cas de la langue grecque ; et, cet élément se trouvant à la fois dans l’hébreu et dans l’arabe, on peut légitimement le regarder comme procédant de la source commune de ces deux langues et des deux traditions qu’elles expriment, c’est-à-dire de ce qu’on peut appeler la tradition « abrahamique ».

Nous pouvons donc tirer maintenant de ces considérations les conclusions qui s’imposent : c’est que, si nous envisageons la science des nombres chez les Grecs et chez les Hébreux, nous la voyons revêtue de deux formes très différentes, et appuyée d’une part sur un symbolisme géométrique, de l’autre sur un symbolisme littéral(12). Par suite, il ne saurait être question d’« emprunts », pas plus d’un côté que de l’autre, mais seulement d’équivalences comme il s’en rencontre nécessairement entre toutes les formes traditionnelles ; nous laissons d’ailleurs entièrement de côté toute question de « priorité », sans intérêt véritable dans ces conditions, et peut-être insoluble, le point de départ réel pouvant se trouver fort au delà des époques pour lesquelles il est possible d’établir une chronologie tant soit peu rigoureuse. En outre, l’hypothèse même d’une origine commune immédiate doit également être écartée, car nous voyons la tradition dont cette science fait partie intégrante remonter, d’une part, à une source « apollinienne », c’est-à-dire directement hyperboréenne, et, de l’autre, à une source « abrahamique », qui se rattache vraisemblablement surtout elle-même (comme le suggèrent d’ailleurs les noms mêmes des Hébreux et des Arabes) au courant traditionnel venu de l’« île perdue de l’Occident »(13).