CHAPITRE III
Le Siphra di-Tzeniutha(*)

M. Paul Vulliaud vient de donner, comme début d’une série de « textes fondamentaux de la Kabbale », une traduction du Siphra di-Tzeniutha, précédée d’une longue introduction, beaucoup plus longue que la traduction elle-même, et même que les deux traductions, car il y a en réalité, dans ce volume, deux versions successives du texte, l’une littérale et l’autre paraphrasée. Cette introduction paraît destinée surtout à montrer que, même après le Zohar de Jean de Pauly, un tel travail était loin d’être inutile ; aussi la plus grande partie en est-elle consacrée à un historique détaillé de ladite traduction française du Zohar, historique contenant, semble-t-il, à peu près tout ce qu’il est possible de savoir de la vie du traducteur lui-même, personnage véritablement fort énigmatique, et dont les origines ne sont pas encore définitivement éclaircies. Toute cette histoire est fort curieuse, et il n’est pas indifférent, pour s’expliquer les lacunes et les imperfections de cette œuvre, de savoir dans quelles conditions elle fut réalisée et quelles étranges difficultés eut l’éditeur avec le malheureux Jean de Pauly, quelque peu atteint de la manie de la persécution. Pourtant, nous nous permettrons de trouver que ces détails tiennent ici une trop grande place ; pour un peu, en les lisant, on se prendrait à regretter que M. Vulliaud ne se soit pas consacré à ce qu’on peut appeler les petits côtés de l’histoire, car il y eût sûrement apporté une verve peu ordinaire ; mais les études kabbalistiques y auraient grandement perdu.

Sur l’état présent de ces études, la même introduction contient des considérations générales au cours desquelles M. Vulliaud s’attaque, comme il sait le faire, aux « Docteurs », c’est-à-dire aux « officiels », à qui il avait déjà dit de dures vérités dans sa Kabbale juive, puis à un Père jésuite, le P. Bonsirven, que certains, paraît-il, s’efforcent actuellement de présenter comme une autorité incomparable en matière de Judaïsme. Cette discussion est l’occasion d’un certain nombre de remarques fort intéressantes, notamment sur les procédés des Kabbalistes et sur la façon, jugée « stupéfiante » par les critiques, dont ils citent les textes scripturaires ; et M. Vulliaud ajoute à ce propos : « L’exégèse contemporaine s’est montrée incapable, notamment, d’analyser convenablement les “citations” des Évangiles, parce qu’elle s’est résolue à ignorer les procédés de l’herméneutique juive ; il faut se transporter en Palestine, puisque l’œuvre évangélique s’est élaborée dans cette contrée. » Ceci semble s’accorder, en tendance tout au moins, avec les travaux d’un autre Père jésuite, le P. Marcel Jousse ; et il est dommage que celui-ci ne soit pas mentionné, car il eût été piquant de le mettre ainsi en face de son confrère… D’autre part, M. Vulliaud signale très justement que les Catholiques qui tournent en dérision les formules magiques, ou soi-disant telles, contenues dans les ouvrages kabbalistiques, et qui se hâtent de les qualifier de « superstitieuses », devraient bien prendre garde que leurs propres rituels sont remplis de choses du même genre. De même en ce qui concerne l’accusation d’« érotisme » et d’« obscénité » portée contre un certain genre de symbolisme : « Les critiques qui appartiennent au Catholicisme devraient réfléchir, avant de joindre leur voix à celle des Juifs et des Protestants rationalistes, que la théologie catholique est susceptible, comme la Kabbale, d’être aisément tournée en dérision à propos de ce qui nous occupe. » Il est bon que ces choses soient dites par un écrivain qui fait lui-même profession de Catholicisme ; et, tout spécialement, certains antijuifs et antimaçons fanatiques devraient bien faire leur profit de cette excellente leçon.

Il y aurait encore bien d’autres choses à signaler dans l’introduction, notamment sur l’interprétation chrétienne du Zohar : M. Vulliaud fait de justes réserves sur certains rapprochements plutôt forcés établis par Drach et acceptés par Jean de Pauly. Il revient aussi sur la question de l’antiquité du Zohar, que les adversaires de la Kabbale s’acharnent à contester avec de bien mauvaises raisons. Mais il y a autre chose que nous nous faisons un plaisir de souligner : M. Vulliaud déclare que, « pour traduire convenablement certains passages essentiels, il était nécessaire d’être initié aux mystères de l’Ésotérisme juif », et que « de Pauly a abordé la version du Zohar sans posséder cette initiation » ; plus loin, il note que l’Évangile de saint Jean, aussi bien que l’Apocalypse, « s’adressait à des initiés » ; et nous pourrions relever encore d’autres phrases similaires. Il y a donc, chez M. Vulliaud, un certain changement d’attitude dont nous ne pouvons que le féliciter, car, jusqu’ici, il semblait éprouver un étrange scrupule à prononcer le mot d’« initiation », ou du moins, s’il le faisait, ce n’était guère que pour se moquer de certains « initiés » qu’il aurait dû, pour éviter toute confusion fâcheuse, qualifier plutôt de « pseudo-initiés ». Ce qu’il écrit maintenant est l’exacte vérité : c’est bien d’« initiation » qu’il s’agit, au sens propre du mot, en ce qui concerne la Kabbale aussi bien que tout autre ésotérisme vraiment digne de ce nom ; et nous devons ajouter que cela va beaucoup plus loin que le déchiffrement d’une sorte de cryptographie, qui est ce que M. Vulliaud semble avoir surtout en vue quand il parle comme nous venons de le voir. Cela existe aussi sans doute, mais ce n’est là encore qu’une question de forme extérieure, qui est d’ailleurs loin d’être négligeable, puisqu’il faut passer par là pour arriver à la compréhension de la doctrine ; mais il ne faudrait pas confondre les moyens avec la fin, ni les mettre sur le même plan que celle-ci.

Quoi qu’il en soit, il est bien certain que les Kabbalistes peuvent, le plus souvent, parler en réalité de tout autre chose que de ce dont ils semblent parler ; et ces procédés ne leur sont pas particuliers, loin de là, car on les trouve aussi au moyen-âge occidental ; nous avons eu l’occasion de le voir au sujet de Dante et des « Fidèles d’Amour », et nous en avons indiqué alors les principales raisons, qui ne sont pas toutes de simple prudence comme les « profanes » peuvent être tentés de le supposer. La même chose existe aussi dans l’ésotérisme islamique, et développée à un point que personne, croyons-nous, ne peut soupçonner dans le monde occidental ; la langue arabe, aussi bien que la langue hébraïque, s’y prête d’ailleurs admirablement. Ici, on ne trouve pas seulement ce symbolisme, le plus habituel, que M. Luigi Valli, dans l’ouvrage dont nous avons parlé, a montré être commun aux Soufis et aux « Fidèles d’Amour » ; il y a beaucoup mieux encore : est-il concevable, pour des esprits occidentaux, qu’un simple traité de grammaire, ou de géographie, voire même de commerce, possède en même temps un autre sens qui en fait un ouvrage initiatique de haute portée ? Cela est pourtant, et ce ne sont pas là des exemples donnés au hasard ; ces trois cas sont ceux de livres qui existent très réellement et que nous avons actuellement entre les mains.

Ceci nous amène à formuler une légère critique en ce qui concerne la traduction que M. Vulliaud donne du titre même du Siphra di-Tzeniutha : il écrit « Livre Secret », et non « Livre du Secret », et les raisons qu’il en donne nous paraissent peu concluantes. Il est assurément puéril de s’imaginer, comme l’ont fait certains, que « ce titre rappelait la fuite de Siméon ben Yohaï, pendant le temps de laquelle ce rabbi aurait composé en secret cet opuscule » ; mais ce n’est point là ce que veut dire « Livre du Secret », qui a en réalité une signification beaucoup plus haute et plus profonde que celle de « Livre Secret ». Nous entendons ici faire allusion au rôle important que joue dans certaines traditions initiatiques, celles-là mêmes qui nous occupent présentement, la notion d’un « secret » (en hébreu sôd, en arabe sirr) qui n’a rien à voir avec la discrétion ou la dissimulation, mais qui est tel par la nature même des choses ; devons-nous rappeler à ce propos que l’Église chrétienne elle-même, dans ses premiers temps, avait une « discipline du secret », et que le mot « mystère », dans son sens originel, désigne proprement l’inexprimable ?

Quant à la traduction elle-même, nous avons dit qu’il y avait deux versions, et elles ne font pas double emploi, car la version littérale, si utile qu’elle soit pour ceux qui veulent se reporter au texte et le suivre de près, est souvent inintelligible. Il en est d’ailleurs toujours ainsi, comme nous l’avons dit en bien des occasions, lorsqu’il s’agit des Livres sacrés ou des autres écrits traditionnels, et, si une traduction devait être nécessairement un « mot à mot » à la façon scolaire et universitaire, on devrait les déclarer véritablement intraduisibles. En réalité, pour nous qui nous plaçons à un tout autre point de vue que celui des linguistes, c’est la version paraphrasée et commentée qui constitue le sens du texte et qui permet de le comprendre, là où la version littérale fait parfois l’effet d’une sorte de « logogriphe », comme le dit M. Vulliaud, ou de divagation incohérente. Nous regrettons seulement que le commentaire ne soit pas plus étendu et plus explicite ; les notes, quoique nombreuses et fort intéressantes, ne sont pas toujours suffisamment « éclairantes », si l’on peut dire, et il est à craindre qu’elles ne puissent être comprises de ceux qui n’auraient pas déjà de la Kabbale une connaissance plus qu’élémentaire ; mais sans doute faut-il attendre la suite de ces « textes fondamentaux », qui, espérons-le, complétera heureusement ce premier volume. M. Vulliaud nous doit et se doit à lui-même de donner maintenant un travail similaire en ce qui concerne l’Iddra Rabba et l’Iddra Zuta, qui, avec le Siphra di-Tzeniutha, comme il le dit, loin d’être simplement « des annexes ou des appendices » du Zohar, « en sont, au contraire, les parties centrales », celles qui renferment en quelque sorte, sous la forme la plus concentrée, tout l’essentiel de la doctrine.