CHAPITRE VII
À propos de quelques symboles
hermético-religieux(*)

Nous avons pensé qu’il ne serait pas sans intérêt de donner quelques explications complémentaires sur certains symboles dont il a déjà été question précédemment dans cette Revue. Ces explications, il est vrai, ne se rapportent pas directement au Sacré-Cœur ; mais, puisqu’il est des lecteurs qui ont demandé des études sur le symbolisme en général (voir juillet 1925, p. 169), nous voulons croire qu’elles ne seront pas tout à fait hors de propos ici.

L’un des symboles auxquels nous faisons allusion est le Janus bifrons qui a été reproduit par M. Charbonneau-Lassay à la suite de son article sur les cadrans solaires (mai 1925, p. 484)(**). L’interprétation la plus habituelle est celle qui considère les deux visages de Janus comme représentant respectivement le passé et l’avenir ; cette interprétation est d’ailleurs parfaitement exacte, mais elle ne correspond qu’à un des aspects du symbolisme fort complexe de Janus. À ce point de vue, d’ailleurs, il y a déjà une remarque très importante à faire : entre le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore, le véritable visage de Janus, celui qui regarde le présent, n’est, dit-on, ni l’un ni l’autre de ceux que l’on peut voir. Ce troisième visage, en effet, est invisible parce que le présent, dans la manifestation temporelle, n’est qu’un instant insaisissable(1) ; mais, lorsqu’on s’élève au-dessus des conditions de cette manifestation transitoire et contingente, le présent contient au contraire toute réalité. Le troisième visage de Janus correspond, dans un autre symbolisme, à l’œil frontal de Shiva, invisible aussi, puisqu’il n’est représenté par aucun organe corporel, et dont nous avons eu l’occasion de parler à propos du Saint Graal (août-septembre 1925, p. 187), comme figurant le « sens de l’éternité ». Selon la tradition hindoue, un regard de ce troisième œil réduit tout en cendres, c’est-à-dire qu’il détruit toute manifestation ; mais, lorsque la succession est transmuée en simultanéité, le temporel en intemporel, toutes choses demeurent dans l’« éternel présent », de sorte que la destruction apparente n’est véritablement qu’une « transformation ». Il est facile de comprendre par ces considérations pourquoi Janus peut légitimement être pris pour une figure de Celui qui est, non seulement le « Maître du triple temps » (désignation qui est également appliquée à Shiva), mais aussi, et avant tout, le « Seigneur de l’Éternité ». D’ailleurs, le « Maître des temps » ne peut être lui-même soumis au temps, de même que, suivant l’enseignement d’Aristote, le premier moteur de toutes choses, ou le principe du mouvement universel, est nécessairement immobile. C’est le Verbe Éternel que l’Écriture Sainte désigne comme l’« Ancien des Jours », le Père des âges ou des cycles d’existence (c’est là le sens propre du latin sæculum) ; et la tradition hindoue lui donne aussi le titre équivalent de Purâna-Purusha.

Dans les deux visages du Janus dont il parlait dans son article, M. Charbonneau avait vu « celui d’un homme âgé, tourné vers les temps écoulés, et l’autre, plus jeune, fixé sur l’avenir » ; et cela, d’après ce que nous venons de dire, était effectivement fort plausible. Cependant, il nous a semblé que, dans le cas actuel, il s’agissait plutôt d’un Janus androgyne, dont on trouve aussi de fréquents exemples ; nous avons fait part de cette remarque à M. Charbonneau, qui, après avoir examiné de nouveau la figure en question, a pensé comme nous que le visage tourné à droite devait bien être un visage féminin. Sous cet aspect, Janus est comparable au Rebis des hermétistes du moyen âge (de res bina, chose double, conjonction de deux natures en un être unique), qui est représenté aussi sous la forme d’un personnage à deux têtes, l’une d’homme et l’autre de femme ; la seule différence est que ce Rebis est Sol-Luna, comme l’indiquent les emblèmes accessoires qui l’accompagnent d’ordinaire, tandis que Janus-Jana est plutôt Lunus-Luna. À ce titre, sa tête est souvent surmontée du croissant, au lieu de la couronne qu’il porte dans la figuration reproduite dans Regnabit (il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les relations de cette couronne et de ce croissant) ; et il y a lieu de noter encore que le nom de Diana, la déesse lunaire, n’est qu’une autre forme de Jana, l’aspect féminin de Janus. Nous ne faisons que signaler ce côté du symbolisme de l’antique dieu latin, sans nous y étendre davantage, car il en est d’autres encore sur lesquels nous croyons plus utile d’insister ici quelque peu.

Janus est le Janitor qui ouvre et ferme le cycle annuel, et les deux clefs qu’il porte le plus fréquemment sont celles des deux portes solsticiales. D’autre part, il était aussi le dieu de l’initiation aux mystères (initiatio dérive de in-ire, et, suivant Cicéron, le nom même de Janus a la même racine que le verbe ire) ; sous ce nouveau rapport, les deux mêmes clefs, l’une d’or et l’autre d’argent, étaient celles des « grands mystères » et des « petits mystères » ; n’est-il pas naturel qu’on y ait vu une préfiguration des clefs qui ouvrent et ferment le Royaume des Cieux ? Du reste, en vertu d’un certain symbolisme astronomique qui semble avoir été commun à tous les peuples anciens, il y a des liens fort étroits entre les deux sens que nous venons d’indiquer ; ce symbolisme auquel nous faisons allusion est celui du cycle zodiacal, et ce n’est pas sans raison que celui-ci, avec ses deux moitiés ascendante et descendante qui ont leurs points de départ respectifs aux deux solstices d’hiver et d’été, se trouve figuré au portail de tant d’églises du moyen âge. On voit apparaître ici une autre signification des deux visages de Janus : il est le « Maître des deux voies » auxquelles donnent accès les deux portes solsticiales, ces deux voies de droite et de gauche que les Pythagoriciens représentaient par la lettre Y(2), et que la tradition hindoue, de son côté, désigne comme la « voie des dieux » et la « voie des ancêtres » (dêva-yâna et pitri-yâna ; le mot sanscrit yâna a la même racine encore que le latin ire, et sa forme le rapproche singulièrement du nom de Janus). Ces deux voies sont aussi, en un sens, celle des Cieux et celle des Enfers ; et l’on remarquera que les deux côtés auxquels elles correspondent, la droite et la gauche, sont ceux où se répartissent les élus et les damnés dans les représentations du Jugement dernier, qui, elles aussi, par une coïncidence bien significative, se rencontrent si fréquemment au portail des églises.

D’un autre côté, à la droite et à la gauche correspondent respectivement, suivant la Kabbale hébraïque, deux attributs divins : la Miséricorde (Hesed) et la Justice (Din) ; ces deux attributs conviennent manifestement au Christ, et plus spécialement lorsqu’on l’envisage dans son rôle de Juge des vivants et des morts. Les Arabes, faisant une distinction analogue, disent « Beauté » (Djemâl) et « Majesté » (Djelâl) ; et l’on pourrait comprendre, avec ces dernières désignations, que ces deux aspects aient été représentés par un visage féminin et un visage masculin. Si nous nous reportons à la figuration qui est l’occasion de cette note, nous voyons que, du côté du visage masculin, Janus porte précisément un sceptre, insigne de majesté, tandis que, du côté du visage féminin, il tient une clef ; cette clef et ce sceptre se substituent donc ici à l’ensemble de deux clefs qui est un emblème plus habituel du même Janus, et ils rendent peut-être plus clair encore un des sens de cet emblème, qui est celui d’un double pouvoir procédant d’un principe unique : pouvoir sacerdotal et pouvoir royal. C’est là, en effet, une autre encore des significations multiples, et d’ailleurs concordantes, qui se trouvent impliquées dans le symbolisme de Janus, et celle-là aussi le rend bien propre à être regardé comme une figure du Christ ; ce n’est pas aux lecteurs de Regnabit qu’il est nécessaire d’expliquer qu’au Christ appartiennent éminemment et par excellence le Sacerdoce et la Royauté suprêmes.

*
*  *

La Kabbale hébraïque synthétise le symbolisme dont nous venons de parler dans la figure de l’arbre séphirothique, qui représente l’ensemble des attributs divins, et où la « colonne de droite » et la « colonne de gauche » ont le sens que nous indiquions tout à l’heure ; cet arbre est aussi désigné comme l’« Arbre de Vie » (Ets ha-Hayim). Il est bien remarquable qu’une figuration strictement équivalente se retrouve dans le symbole médiéval de l’« Arbre des Vifs et des Morts », décrit par M. Charbonneau-Lassay dans son récent article sur les Arbres emblématiques (août-septembre 1925, p. 178), et qui évoque en outre l’idée de « postérité spirituelle », fort importante dans diverses doctrines traditionnelles.

Selon l’Écriture, l’« Arbre de Vie » était placé au milieu de l’Éden (Genèse, II, 9), et, comme nous l’avons expliqué dans notre étude sur la légende du Saint Graal, l’Éden était lui-même le Centre spirituel du Monde. Cet arbre représentait donc l’axe invariable autour duquel s’accomplit la révolution de toutes choses (révolution à laquelle se rapporte également le cycle zodiacal) ; et c’est pourquoi l’« Arbre de Vie », dans d’autres traditions, est encore désigné comme l’« Arbre du Monde ». Nous énumérerons seulement quelques-uns des arbres qui, chez les différents peuples, ont été pris pour symboliser cet « Arbre du Monde » : le figuier dans l’Inde, le chêne chez les Celtes et à Dodone, le frêne chez les Scandinaves, le tilleul chez les Germains. Nous pensons qu’il faut voir aussi une figure de l’« Arbre du Monde » ou de l’« Arbre de Vie » dans l’ex-libris hermétique du xviiie siècle que M. Charbonneau a reproduit dans le même article (p. 179)(***) : ici, il est représenté par l’acacia, symbole hébraïque d’immortalité et d’incorruptibilité, donc de résurrection. C’est précisément, suivant la tradition hébraïque encore, de l’« Arbre de Vie » qu’émane cette « rosée céleste » dont nous avons eu l’occasion de parler déjà à diverses reprises, et par laquelle doit s’opérer la résurrection des morts.

Malgré la présence de l’acacia, l’ex-libris en question n’a aucun caractère spécifiquement maçonnique ; les deux colonnes de droite et de gauche de l’arbre séphirothique n’y sont pas représentées, comme elles le seraient en pareil cas, par les deux colonnes du Temple de Salomon. La place de celles-ci est tenue par deux prismes triangulaires à terminaison pyramidale, placés en sens inverse l’un de l’autre, et surmontés respectivement du soleil et de la lune. Ces deux astres ainsi rapprochés, constituant le sigle Sol et Luna qui accompagne les anciennes crucifixions(3), évoquent en même temps l’idée du Rebis hermétique ; et ceci est encore une confirmation du rapport très étroit qui existe entre tous les symboles que nous envisageons ici. Quant aux deux prismes eux-mêmes, ils offrent l’image des deux ternaires opposés formant le « sceau de Salomon », dont nous avons parlé dans notre article sur les marques corporatives (novembre 1925) ; et ces deux mêmes ternaires se retrouvent aussi dans la disposition, évidemment voulue, des branches et des racines de l’arbre lui-même, disposition qui rappelle assez nettement celle de la fleur de lys et des autres figures héraldiques ayant pour schéma général le Chrisme.

Tout cela est assurément fort curieux et propre à susciter bien des réflexions ; nous espérons que nous aurons du moins, en signalant tous ces rapprochements, réussi à faire sentir dans une certaine mesure l’identité foncière de toutes les traditions, preuve manifeste de leur unité originelle, et la parfaite conformité du Christianisme avec la tradition primordiale dont on retrouve ainsi partout les vestiges épars.

*
*  *

Pour terminer, nous tenons à dire quelques mots d’une objection qui nous a été adressée à propos des rapports que nous avons envisagés entre le Saint Graal et le Sacré-Cœur, bien que, à vrai dire, la réponse qui y a été faite en même temps nous paraisse pleinement satisfaisante (voir Regnabit, octobre 1925, pp. 358-359).

Peu importe, en effet, que Chrestien de Troyes et Robert de Boron n’aient pas vu, dans l’antique légende dont ils n’ont été que les adaptateurs, toute la signification qui y était contenue ; cette signification ne s’y trouvait pas moins réellement, et nous prétendons n’avoir rien fait autre chose que de la rendre explicite, sans introduire quoi que ce soit de « moderne » dans notre interprétation. Du reste, il est bien difficile de dire au juste ce que les écrivains du xiie siècle voyaient ou ne voyaient pas dans la légende ; et, étant donné qu’ils ne jouaient en somme qu’un simple rôle de « transmetteurs », nous accordons très volontiers qu’ils ne devaient sans doute pas y voir tout ce qu’y voyaient leurs inspirateurs, nous voulons dire les véritables détenteurs de la doctrine traditionnelle.

D’autre part, pour ce qui est des Celtes, nous avons eu soin de rappeler quelles précautions s’imposent lorsqu’on veut en parler, en l’absence de tout document écrit ; mais pourquoi voudrait-on supposer, en dépit des indices contraires que nous avons malgré tout, qu’ils aient été moins favorisés que les autres peuples anciens ? Or nous voyons partout, et non pas seulement en Égypte, l’assimilation symbolique établie entre le cœur et la coupe ou le vase ; partout, le cœur est envisagé comme le centre de l’être, centre à la fois divin et humain dans les applications multiples auxquelles il donne lieu ; partout aussi, la coupe sacrificielle représente le Centre ou le Cœur du Monde, le « séjour d’immortalité »(4) ; que faut-il de plus ? Nous savons bien que la coupe et la lance, ou leurs équivalents, ont eu encore d’autres significations que celles que nous avons indiquées ; mais, sans nous y attarder, nous pouvons dire que toutes ces significations, si étranges que certaines puissent paraître aux yeux des modernes, sont parfaitement concordantes entre elles, et qu’elles expriment en réalité les applications d’un même principe à des ordres divers, suivant une loi de correspondance sur laquelle se fonde l’harmonieuse multiplicité des sens qui sont inclus en tout symbolisme.

Maintenant, que non seulement le Centre du Monde s’identifie effectivement au Cœur du Christ, mais que cette identité ait été nettement indiquée dans les doctrines antiques, c’est ce que nous espérons pouvoir montrer dans d’autres études. Évidemment, l’expression de « Cœur du Christ », en ce cas, doit être prise en un sens qui n’est pas précisément celui que nous pourrions appeler le sens « historique » ; mais encore faut-il dire que les faits historiques eux-mêmes, comme tout le reste, traduisent selon leur mode propre les réalités supérieures et se conforment à cette loi de correspondance à laquelle nous venons de faire allusion, loi qui seule permet de s’expliquer certaines « préfigurations ». Il s’agit, si l’on veut, du Christ-principe, c’est-à-dire du Verbe manifesté au point central de l’Univers ; mais qui oserait prétendre que le Verbe Éternel et sa manifestation historique, terrestre et humaine, ne sont pas réellement et substantiellement un seul et même Christ sous deux aspects différents ? Nous touchons encore ici aux rapports du temporel et de l’intemporel ; peut-être ne convient-il pas d’y insister davantage, car ces choses sont justement de celles que le symbolisme seul permet d’exprimer dans la mesure où elles sont exprimables. En tout cas, il suffit de savoir lire les symboles pour y trouver tout ce que nous y trouvons nous-même ; mais malheureusement, à notre époque surtout, tout le monde ne sait pas les lire.