CHAPITRE X
Les Arbres du Paradis(*)

Dans son remarquable article d’août-septembre 1925, M. Charbonneau-Lassay a montré que l’arbre, d’une façon générale, est, dans le Christianisme aussi bien que dans l’antiquité préchrétienne, un emblème de résurrection. De notre côté, nous avons indiqué (décembre 1925) que l’arbre est aussi une figure de l’« Axe du Monde » ; et ces deux significations, qui d’ailleurs ne sont pas sans avoir entre elles un rapport assez étroit et qui se complètent admirablement, sont propres l’une et l’autre à faire de l’arbre, ainsi que cela s’est produit effectivement, un symbole du Christ.

Nous avons, à ce propos, fait plus particulièrement allusion à l’« Arbre de Vie », qui était placé au centre du Paradis terrestre, et qui unit manifestement en lui les deux sens dont il s’agit. Nous pensons même que beaucoup d’arbres emblématiques, d’espèces diverses suivant les pays, ou parfois n’appartenant à aucune espèce qui se trouve dans la nature, ont été pris tout d’abord pour représenter l’« Arbre de Vie » ou l’« Arbre du Monde », bien que cette signification première ait pu, dans quelques cas, être plus ou moins oubliée par la suite. N’est-ce pas par là que peut s’expliquer notamment le nom de l’arbre Paradision du moyen âge, nom qui a été parfois déformé assez étrangement en Peridexion, comme si l’on avait cessé de le comprendre à un certain moment ?

Mais, dans le Paradis terrestre, il n’y avait pas que l’Arbre de Vie ; il en est un autre qui joue un rôle non moins important, et même plus généralement connu : c’est l’Arbre de la Science du bien et du mal. Les relations qui existent entre ces deux arbres sont très mystérieuses ; et, d’après le texte du récit biblique, ils étaient situés fort près l’un de l’autre. En effet, la Genèse, immédiatement après avoir désigné l’Arbre de Vie comme étant « au milieu du jardin », nomme l’Arbre de la Science du bien et du mal (II, 9) ; plus loin, il est dit que ce dernier était également « au milieu du jardin » (III, 3) ; et enfin Adam, après avoir mangé le fruit de l’Arbre de la Science, n’aurait eu qu’à « avancer sa main » pour prendre aussi du fruit de l’Arbre de Vie (III, 22). Dans le second de ces trois passages, la défense faite par Dieu est même rapportée uniquement à « l’arbre qui est au milieu du jardin », et qui n’est pas autrement spécifié ; mais, en se reportant à l’autre passage où cette défense a été déjà énoncée (II, 17), on voit que c’est évidemment de l’Arbre de la Science du bien et du mal qu’il s’agit en ce cas. Est-ce en raison de cette proximité des deux arbres qu’ils sont étroitement unis dans le symbolisme à tel point que certains arbres emblématiques présentent des traits qui évoquent l’un et l’autre à la fois ? C’est sur ce point que nous voudrions maintenant appeler l’attention pour compléter ce que nous avons dit précédemment, sans avoir d’ailleurs aucunement la prétention d’épuiser une question qui nous apparaît comme extrêmement complexe.

La nature de l’Arbre de la Science du bien et du mal peut, comme son nom même l’indique, être caractérisée par la dualité ; il n’en saurait être de même pour l’Arbre de Vie, dont la fonction d’« Axe du Monde » implique essentiellement l’unité. Donc, quand nous trouvons dans un arbre emblématique une image de la dualité, il semble bien qu’il faille voir là une allusion à l’Arbre de la Science, alors même que, à d’autres égards, le symbole considéré serait incontestablement une figure de l’Arbre de Vie. Ainsi, l’« Arbre des Vifs et des Morts », par ses deux côtés dont les fruits représentent respectivement les œuvres bonnes et mauvaises, s’apparente nettement à l’Arbre de la Science du bien et du mal ; et en même temps son tronc, qui est le Christ lui-même, l’identifie à l’Arbre de Vie. Nous avons déjà rapproché ce symbole médiéval de l’arbre séphirothique de la Kabbale hébraïque, qui est expressément désigné comme l’Arbre de Vie, et où cependant la « colonne de droite » et la « colonne de gauche » figurent une dualité analogue ; mais entre les deux est la « colonne du milieu », où s’équilibrent les deux tendances opposées, et où se retrouve ainsi l’unité véritable de l’Arbre de Vie.

Ceci amène une remarque qui nous semble assez importante : lorsque nous sommes en présence d’un arbre qui affecte une forme ternaire, comme celui de l’ex-libris hermétique dont M. Charbonneau-Lassay a donné la reproduction (août-septembre 1925, p. 179), il peut se faire que ce ternaire, outre son sens propre en tant que ternaire, en ait un autre qui résulte du fait qu’il est décomposable en l’unité et la dualité dont il vient d’être question. Dans l’exemple que nous rappelons, l’idée de la dualité est d’ailleurs exprimée clairement par les deux colonnes ou plutôt les deux prismes triangulaires surmontés du soleil et de la lune (la corrélation de ces deux astres correspondant aussi à un des aspects de cette dualité envisagée dans l’ordre cosmique). Un tel arbre pourrait donc fort bien synthétiser en lui, en quelque sorte, les natures de l’Arbre de Vie et de l’Arbre de la Science du bien et du mal, comme si ceux-ci se trouvaient réunis en un seul(1). Au lieu d’un arbre unique, soit seul, soit accompagné de quelques emblèmes de la dualité, on pourrait avoir aussi, avec la même signification, trois arbres unis par leurs racines et disposés comme les trois colonnes de l’arbre séphirothique (ou comme les trois portails et les trois nefs d’une cathédrale, et c’est à cette disposition que nous faisions allusion à la fin de notre dernier article) ; il serait intéressant de rechercher s’il existe effectivement, dans la symbolique chrétienne, des exemples iconographiques d’une semblable figuration.

La nature duelle de l’Arbre de la Science n’apparaît à Adam qu’au moment même de la chute, puisque c’est alors qu’il devient « connaissant le bien et le mal » (III, 22)(2). C’est alors aussi qu’il est éloigné du centre qui est le lieu de l’unité première, à laquelle correspond l’Arbre de Vie ; et c’est précisément « pour garder le chemin de l’Arbre de Vie » que les Chérubins, armés de l’épée flamboyante, sont placés à l’entrée de l’Éden (III, 24). Ce centre est devenu inaccessible pour l’homme déchu, ayant, comme nous l’avons dit précédemment (août-septembre 1925), perdu le « sens de l’éternité », qui est aussi le « sens de l’unité ».

Ce que nous venons d’indiquer se retrouve d’autre part dans le symbolisme de Janus : le troisième visage de celui-ci, qui est le véritable(3), est invisible, de même que l’Arbre de Vie est inaccessible dans l’état de déchéance de l’humanité ; voir ce troisième visage de Janus, ou atteindre l’Arbre de Vie, c’est recouvrer le « sens de l’éternité ». Les deux faces visibles, c’est la même dualité qui constitue la nature de l’Arbre de la Science ; et nous avons déjà expliqué que la condition temporelle, dans laquelle l’homme se trouve enfermé par la chute, répond précisément à l’un des aspects de Janus, celui où les deux visages sont considérés comme regardant respectivement le passé et l’avenir (voir notre article de décembre 1925). Ces observations achèvent de justifier le rapprochement que nous faisions alors entre des symboles qui, à première vue, peuvent sembler entièrement différents, mais entre lesquels existent pourtant des liens très étroits, qui deviennent manifestes dès qu’on s’applique quelque peu à en approfondir le sens.

Il y a encore autre chose qui est très digne d’être noté : nous avons rappelé, ce que tout le monde sait d’ailleurs et ce qui se comprend de soi-même, que la croix du Sauveur est identifiée symboliquement à l’Arbre de Vie ; mais, d’autre part, d’après une « légende de la Croix » qui avait cours au moyen âge, la croix aurait été faite du bois de l’Arbre de la Science, de sorte que celui-ci, après avoir été l’instrument de la chute, serait ainsi devenu celui de la Rédemption. Il y a là comme une allusion au rétablissement de l’ordre primordial par la Rédemption ; et, à cet égard, un tel symbolisme est à rapprocher de ce que saint Paul dit des deux Adam (I Cor., XV) ; mais, dans ce nouveau rôle, qui est inverse du premier, l’Arbre de la Science s’assimile en quelque façon à l’Arbre de Vie, qui redevient alors accessible à l’humanité : l’Eucharistie n’est-elle pas réellement comparable au fruit de l’Arbre de Vie ?

Ceci nous fait penser, d’un autre côté, au serpent d’airain élevé par Moïse dans le désert (Nombres, XXI), et que l’on sait être une figure du Christ Rédempteur, de même que la perche sur laquelle il est placé est une image de la croix et rappelle aussi l’Arbre de Vie. Cependant, le serpent est plus habituellement associé à l’Arbre de la Science ; mais c’est qu’il est alors envisagé sous son aspect maléfique, et nous avons déjà fait observer que, comme beaucoup d’autres symboles, il a deux significations opposées (août-septembre 1925, p. 191). Il ne faut pas confondre le serpent qui représente la vie et celui qui représente la mort, le serpent qui est un symbole du Christ et celui qui est un symbole de Satan (et cela même lorsqu’ils se trouvent aussi étroitement réunis que dans la curieuse figuration de l’« amphisbène » ou serpent à deux têtes) ; et ne pourrait-on dire que le rapport de ces deux aspects contraires n’est pas sans présenter quelque analogie avec celui des rôles que jouent respectivement l’Arbre de Vie et l’Arbre de la Science ?

Nous parlions plus haut d’une figuration possible de trois arbres dont celui du milieu représenterait l’Arbre de Vie, tandis que les deux autres évoqueraient la double nature de l’Arbre de la Science du bien et du mal. Voici précisément que, à propos de la croix, nous trouvons quelque chose de ce genre : n’est-ce pas là, en effet, l’idée qui doit nous venir à l’esprit en voyant la croix du Christ entre celles du bon et du mauvais larron ? Ceux-ci sont placés respectivement à la droite et à la gauche du Christ crucifié, comme les élus et les damnés le seront à la droite et à la gauche du Christ triomphant au Jugement dernier ; et, en même temps qu’ils représentent évidemment le bien et le mal, ils correspondent aussi, par rapport au Christ, à la Miséricorde et à la Rigueur, les attributs caractéristiques des deux colonnes latérales de l’arbre séphirothique. La croix du Christ occupe toujours la place centrale qui appartient proprement à l’Arbre de Vie ; et, lorsqu’elle est figurée entre le soleil et la lune, il en est encore de même : elle est alors véritablement l’« Axe du Monde ».

Ces dernières réflexions nous obligent à rappeler ceci, qu’on perd de vue trop souvent : les faits historiques, avons-nous dit, ont, outre leur réalité propre, une valeur symbolique, parce qu’ils expriment et traduisent dans leur ordre les principes dont ils dépendent, et de la même façon que la nature tout entière, dont ils font partie, est comme un symbole du surnaturel (décembre 1925, p. 28, et janvier 1926, pp. 113-114). S’il en est ainsi d’une manière générale, cela doit être vrai surtout, et au plus haut degré, pour les faits de l’histoire sacrée, dont les moindres détails doivent revêtir une signification supérieure ; et il est bien évident, du reste, que cette interprétation ne saurait rien leur enlever de leur authenticité. Ainsi, la crucifixion du Christ entre les deux larrons n’est pas seulement un symbole, comme pourraient le supposer ceux qui comprennent mal un semblable point de vue ; elle est aussi et tout d’abord un fait ; mais c’est précisément ce fait lui-même qui, comme tous ceux de la vie du Christ, est en même temps un symbole, et c’est là ce qui lui confère une valeur universelle. Il nous semble que, si l’on envisageait les choses de cette façon, l’accomplissement des prophéties apparaîtrait avec un sens beaucoup plus profond que celui auquel on se borne ordinairement ; et, en parlant ici de prophéties, nous y comprenons également toutes les « préfigurations », qui ont, elles aussi, un caractère vraiment prophétique.

À propos de cette question des « préfigurations », on nous a signalé un fait remarquable : la croix, sous sa forme habituelle, celle de la croix même du Christ, se rencontre dans les hiéroglyphes égyptiens avec le sens de « salut » (par exemple dans le nom de Ptolémée Soter). Ce signe est nettement distinct de la « croix ansée », qui, de son côté, exprime l’idée de « vie », et qui fut d’ailleurs employée fréquemment comme symbole par les Chrétiens des premiers siècles. On peut se demander, du reste, si le premier de ces deux hiéroglyphes n’aurait pas un certain rapport avec la figuration de l’Arbre de Vie, ce qui relierait l’une à l’autre ces deux formes différentes de la croix, puisque leur signification serait ainsi en partie identique ; et, en tout cas, il y a entre les idées de « vie » et de « salut » une connexion évidente.

Après ces considérations, nous devons ajouter que, si l’arbre est un des symboles principaux de l’« Axe du Monde », il n’est pas le seul ; la montagne en est un également, et qui est commun à beaucoup de traditions différentes ; l’arbre et la montagne sont aussi parfois associés l’un à l’autre. La pierre elle-même (qui peut d’ailleurs être prise pour une représentation réduite de la montagne, bien qu’elle ne soit pas uniquement cela) joue aussi le même rôle dans certains cas ; et ce symbole de la pierre, comme celui de l’arbre, est très souvent en relation avec le serpent. Nous aurons sans doute l’occasion de reparler de ces diverses figures dans d’autres études ; mais nous tenons à signaler dès maintenant que, par là même qu’elles se rapportent toutes au « Centre du Monde », elles ne sont pas sans avoir un lien plus ou moins direct avec le symbole du cœur, de sorte que, en tout ceci, nous ne nous écartons pas tant de l’objet propre de cette Revue que certains pourraient le croire ; et nous allons d’ailleurs y revenir, d’une façon plus immédiate, par une dernière observation.

Nous disions que, en un certain sens, l’Arbre de Vie est rendu accessible à l’homme par la Rédemption ; en d’autres termes, on pourrait dire aussi que le véritable Chrétien est celui qui, virtuellement tout au moins, est réintégré dans les droits et dans la dignité de l’humanité primordiale, et qui a, par conséquent, la possibilité de rentrer dans le Paradis, dans le « séjour d’immortalité ». Sans doute, cette réintégration ne s’effectuera pleinement, pour l’humanité collective, que lorsque « la Jérusalem nouvelle descendra du ciel en terre » (Apocalypse, XXI), puisque ce sera la consommation parfaite du Christianisme, coïncidant avec la restauration non moins parfaite de l’ordre antérieur à la chute. Il n’en est pas moins vrai qu’actuellement déjà la réintégration peut être envisagée individuellement, sinon d’une façon générale ; et c’est là, pensons-nous, la signification la plus complète de l’« habitat spirituel » dans le Cœur du Christ, dont parlait récemment M. Charbonneau-Lassay (janvier 1926), puisque, comme le Paradis terrestre, le Cœur du Christ est véritablement le « Centre du Monde » et le « séjour d’immortalité ».