CHAPITRE XI
Le Cœur rayonnant
et le Cœur enflammé(*)

Il est des mots qui, sous l’influence de conceptions toutes modernes, ont subi, dans l’usage courant, une étrange déviation et comme un amoindrissement de leur signification originelle ; le mot « cœur » est de ceux-là. N’a-t-on pas aujourd’hui l’habitude, en effet, de faire « cœur », quand on le prend au figuré, exclusivement synonyme de « sentiment » ? Et n’est-ce pas pour cela que, comme l’a fait très justement observer le R. P. Anizan (Regnabit, février 1926), on n’envisage généralement le Sacré-Cœur que sous l’angle restreint de la « dévotion », entendue comme quelque chose de purement affectif ? Cette façon de voir s’est même tellement imposée qu’on en est arrivé à ne plus s’apercevoir que le mot « cœur » a eu autrefois de tout autres acceptions ; ou du moins, quand on rencontre celles-ci dans certains textes où elles sont par trop évidentes, on se persuade que ce ne sont là que des significations exceptionnelles et, pour ainsi dire, accidentelles. C’est ainsi que, dans un livre récent sur le Sacré-Cœur, nous avons eu la surprise de constater ceci : après avoir indiqué que le mot « cœur » est employé pour désigner les sentiments intérieurs, le siège du désir, de la souffrance, de l’affection, de la conscience morale, de la force de l’âme(1), toutes choses d’ordre émotif, on ajoute simplement, en dernier lieu, qu’il « signifie même quelquefois l’intelligence »(2). Or c’est ce dernier sens qui est en réalité le premier, et qui, chez les anciens, a été regardé partout et toujours comme le sens principal et fondamental, alors que les autres, quand ils se rencontrent également, ne sont que secondaires et dérivés et ne représentent guère qu’une extension de l’acception primitive.

Pour les anciens, en effet, le cœur était le « centre vital », ce qu’il est effectivement tout d’abord dans l’ordre physiologique, et en même temps, par transposition ou, si l’on veut, par correspondance analogique, il représentait le centre de l’être à tous les points de vue, mais en premier lieu sous le rapport de l’intelligence ; il symbolisait le point de contact de l’individu avec l’Universel, le lieu de sa communication avec l’Intelligence divine elle-même. Une telle conception se trouve même chez les Grecs, chez Aristote par exemple ; et, d’autre part, elle est commune à toutes les doctrines traditionnelles de l’Orient, où elle joue un rôle des plus importants. Nous pensons avoir l’occasion de montrer, dans d’autres études, qu’il en est ainsi particulièrement chez les Hindous ; nous nous contentons donc, pour le moment, de signaler ce fait sans nous y arrêter davantage. On a reconnu que, « pour les anciens Égyptiens, le cœur était aussi bien le siège de l’intelligence que de l’affection »(3) ; c’est ce que M. Charbonneau-Lassay rappelait dernièrement ici même (février 1926, p. 210) : « Le sage d’Égypte ne regardait pas seulement le cœur comme l’organe affectif de l’homme, mais encore comme la vraie source de son intelligence ; pour lui, la pensée naissait d’un mouvement du cœur, et s’extériorisait par la parole ; le cerveau n’était considéré que comme un relai où la parole peut s’arrêter, mais qu’elle franchit souvent d’un élan spontané. » Chez les Arabes aussi, le cœur est regardé comme le siège de l’intelligence, non pas de cette faculté tout individuelle qu’est la raison, mais de l’Intelligence universelle (El-Aqlu) dans ses rapports avec l’être humain qu’elle pénètre par l’intérieur, puisqu’elle réside ainsi en son centre même, et qu’elle illumine de son rayonnement.

Ceci donne l’explication d’un symbolisme qui se rencontre très fréquemment, et suivant lequel le cœur est assimilé au soleil et le cerveau à la lune. C’est que, en effet, la pensée rationnelle et discursive, dont le cerveau est l’organe ou l’instrument, n’est qu’un reflet de l’intelligence véritable, comme la lumière de la lune n’est qu’un reflet de celle du soleil. Celui-ci, même au sens physique, est véritablement le « Cœur du Monde » qu’il éclaire et vivifie : « Ô toi dont la figure est un cercle éblouissant qui est le Cœur du Monde… », dit Proclus dans son Hymne au Soleil. Et, conformément à l’analogie constitutive qui existe entre l’être humain et le Monde, entre le « Microcosme » et le « Macrocosme », comme disaient les hermétistes, la transposition que nous indiquions tout à l’heure s’effectue également ici : le soleil représente le « Centre du Monde » dans tous les ordres d’existence ; de là le symbole du « Soleil spirituel », dont nous aurons à reparler dans la suite de ces études.

Maintenant, comment se fait-il que tout cela soit si complètement oublié des modernes, et que ceux-ci en soient arrivés à changer la signification attribuée au cœur comme nous le disions tout d’abord ? La faute en est sans doute pour une grande part au « rationalisme », nous voulons dire à la tendance à identifier purement et simplement raison et intelligence, à faire de la raison le tout de l’intelligence, ou tout au moins sa partie supérieure, à croire qu’il n’est rien au-dessus de la raison. Ce rationalisme, dont Descartes est le premier représentant nettement caractérisé, a pénétré depuis trois siècles toute la pensée occidentale ; et nous ne parlons pas seulement de la pensée proprement philosophique, mais aussi de la pensée commune, qui en a été influencée plus ou moins indirectement. C’est Descartes qui a prétendu situer dans le cerveau le « siège de l’âme », parce qu’il y voyait le siège de la pensée rationnelle ; et, en effet, c’était la même chose à ses yeux, l’âme étant pour lui la « substance pensante » et n’étant que cela. Cette conception est loin d’être aussi naturelle qu’elle le semble à nos contemporains, qui, par l’effet de l’habitude, sont devenus pour la plupart aussi incapables de s’en affranchir que de sortir du point de vue général du dualisme cartésien, entre les deux termes duquel oscille toute la philosophie ultérieure.

La conséquence immédiate du rationalisme, c’est la négation ou l’ignorance de l’intellect pur et supra-rationnel, de l’« intuition intellectuelle » qu’avaient connue l’antiquité et le moyen âge ; en fait, quelques philosophes de notre époque essaient bien d’échapper au rationalisme et parlent même d’« intuition », mais, par un singulier renversement des choses, ils n’ont en vue qu’une intuition sensible et infra-rationnelle. L’intelligence qui réside dans le cœur étant ainsi méconnue, et la raison qui réside dans le cerveau ayant usurpé son rôle illuminateur, il ne restait plus au cœur que la seule possibilité d’être le siège de l’affectivité ; et c’est ainsi que Pascal entend déjà le « cœur » au sens exclusif de « sentiment ». D’ailleurs, il est arrivé ceci : le monde moderne a vu naître une autre tendance solidaire du rationalisme et qui en est comme la contre-partie, ce que nous pouvons appeler le « sentimentalisme », c’est-à-dire la tendance à voir dans le sentiment ce qu’il y a de plus profond et de plus élevé dans l’être, à affirmer sa suprématie sur l’intelligence ; et une telle chose n’a pu se produire que parce que l’intelligence avait été tout d’abord réduite à la seule raison. En cela comme en beaucoup d’autres domaines, les modernes ont perdu la notion de l’ordre normal et le sens de toute vraie hiérarchie ; ils ne savent plus mettre chaque chose à sa juste place ; comment s’étonner que tant d’entre eux ne puissent reconnaître le « Centre » véritable vers lequel devraient s’orienter toutes les puissances de l’être ?

Peut-être certains trouveront-ils que, en présentant les choses en raccourci comme nous venons de le faire, nous les simplifions un peu trop ; et, assurément, il y a là quelque chose de trop complexe en réalité pour que nous prétendions l’exposer complètement en quelques lignes ; mais nous pensons pourtant que ce résumé n’altère pas la vérité historique dans ses traits essentiels. Nous reconnaissons volontiers qu’on aurait tort de considérer Descartes comme l’unique responsable de toute la déviation intellectuelle de l’Occident moderne, et que même, s’il a pu exercer une si grande influence, c’est que ses conceptions correspondaient à un état d’esprit qui était déjà celui de son époque, et auquel il n’a fait en somme que donner une expression définie et systématique ; mais c’est précisément pour cela que le nom de Descartes prend en quelque sorte figure de symbole, et qu’il peut servir mieux que tout autre à représenter des tendances qui existaient sans doute avant lui, mais qui n’avaient pas encore été formulées comme elles le furent dans sa philosophie.

Cela dit, on peut se poser cette question : pour les modernes, le cœur se trouve réduit à ne plus désigner que le centre de l’affectivité ; mais ne peut-il pas légitimement être considéré comme tel, même par ceux pour qui il représente avant tout le centre de l’intelligence ? En effet, s’il est le centre de l’être intégral, il doit l’être aussi bien sous le rapport dont il s’agit qu’à tout autre point de vue, et nous ne voyons nul inconvénient à le reconnaître ; ce qui nous paraît inacceptable, c’est qu’une telle interprétation devienne exclusive ou même simplement prédominante. Pour nous, le rapport établi avec l’affectivité résulte directement de la considération du cœur comme « centre vital », vie et affectivité étant deux choses très proches l’une de l’autre, sinon tout à fait connexes, tandis que le rapport avec l’intelligence implique une transposition dans un autre ordre. Il en est ainsi si l’on prend un point de départ dans l’ordre sensible ; mais, si l’on descend au contraire du supérieur à l’inférieur, du principe aux conséquences, c’est le dernier rapport qui, comme nous le disions au début, est le premier, puisque c’est le Verbe, c’est-à-dire l’Intelligence divine, qui est véritablement le « Soleil spirituel », le « Cœur du Monde ». Tout le reste, y compris le rôle physiologique du cœur, aussi bien que le rôle physique du soleil, n’est que reflet et symbole de cette réalité suprême ; et l’on pourra se souvenir, à ce propos, de ce que nous avons dit précédemment (janvier 1926)(**) sur la nature envisagée comme symbole du surnaturel.

Il convient d’ajouter que, dans ce que nous venons d’indiquer, nous n’avons entendu l’affectivité que dans son sens immédiat, littéral si l’on veut, et uniquement humain ; et ce sens est d’ailleurs le seul auquel pensent les modernes quand ils emploient le mot « cœur » ; mais certains termes empruntés à l’affectivité ne sont-ils pas susceptibles d’être transposés analogiquement dans un ordre supérieur ? Cela nous semble incontestable pour des mots comme Amour et Charité : ils ont été employés ainsi, manifestement, dans certaines doctrines du moyen âge, se basant d’ailleurs à cet égard sur l’Évangile même(4) ; et d’autre part, chez beaucoup de mystiques, le langage affectif apparaît surtout comme un mode d’expression symbolique pour des choses qui, en elles-mêmes, sont inexprimables. Certains trouveront peut-être que nous ne faisons qu’énoncer ici une vérité très élémentaire ; mais pourtant il n’est pas inutile de la rappeler, car, sur le dernier point, nous voulons dire en ce qui concerne les mystiques, les méprises des psychologues ne montrent que trop bien quel est l’état d’esprit de la plupart de nos contemporains : ils ne voient là rien d’autre que du sentiment au sens le plus étroit de ce mot, des émotions et des affections purement humaines rapportées telles quelles à un objet supra-humain.

À ce nouveau point de vue et avec une semblable transposition, l’attribution simultanée au cœur de l’intelligence et de l’amour se légitime beaucoup mieux et prend une signification beaucoup plus profonde qu’au point de vue ordinaire, car il y a alors, entre cette intelligence et cet amour, une sorte de complémentarisme, comme si ce qui est ainsi désigné ne représentait au fond que deux aspects d’un principe unique ; ceci pourra être mieux compris, pensons-nous, en se référant au symbolisme du feu. Ce symbolisme est d’autant plus naturel et convient d’autant mieux, lorsqu’il s’agit du cœur, que celui-ci, en tant que « centre vital », est proprement le séjour de la « chaleur animatrice » ; c’est en échauffant le corps qu’il le vivifie, comme le fait le soleil à l’égard de notre monde. Aristote assimile la vie organique à la chaleur, et il est d’accord en cela avec toutes les doctrines orientales ; Descartes lui-même place dans le cœur un « feu sans lumière », mais qui n’est pour lui que le principe d’une théorie physiologique exclusivement « mécaniste » comme toute sa physique, ce qui, bien entendu, ne correspond aucunement au point de vue des anciens.

Le feu, suivant toutes les traditions antiques concernant les éléments, se polarise en deux aspects complémentaires qui sont la lumière et la chaleur ; et, même au simple point de vue physique, cette façon de l’envisager se justifie parfaitement : ces deux qualités fondamentales sont pour ainsi dire, dans leur manifestation, en raison inverse l’une de l’autre, et c’est ainsi qu’une flamme est d’autant plus chaude qu’elle est moins éclairante. Mais le feu en lui-même, le principe igné dans sa nature complète, est à la fois lumière et chaleur, puisqu’il a la possibilité de se manifester également sous l’un et l’autre de ces deux aspects ; c’est de cette façon qu’on doit considérer le feu qui réside dans le cœur, lorsque celui-ci est pris symboliquement comme le centre de l’être total ; et nous trouvons encore ici une analogie avec le soleil, qui n’échauffe pas seulement, mais qui éclaire en même temps le monde. Or la lumière est partout et toujours le symbole de l’intelligence et de la connaissance ; quant à la chaleur, elle représente non moins naturellement l’amour. Même dans l’ordre humain, on parle couramment de la chaleur du sentiment ou de l’affection, et c’est là un des indices de la connexion qu’on établit spontanément entre la vie et l’affectivité(5) ; lorsqu’on effectuera une transposition à partir de cette dernière, le symbole de la chaleur continuera à être analogiquement applicable. D’ailleurs, il faut bien remarquer ceci : de même que la lumière et la chaleur, dans la manifestation physique du feu, se séparent l’une de l’autre, le sentiment n’est véritablement qu’une chaleur sans lumière (et c’est pourquoi les anciens représentaient l’amour comme aveugle) ; on peut aussi trouver dans l’homme une lumière sans chaleur, celle de la raison, qui n’est qu’une lumière réfléchie, froide comme la lumière lunaire qui la symbolise. Dans l’ordre des principes, au contraire, les deux aspects se rejoignent et s’unissent indissolublement, puisqu’ils sont constitutifs d’une même nature essentielle ; le feu qui est au centre de l’être est donc bien à la fois lumière et chaleur, c’est-à-dire intelligence et amour ; mais l’amour dont il s’agit alors diffère tout autant du sentiment auquel on donne le même nom que l’intelligence pure diffère de la raison(6).

On peut comprendre maintenant que le Verbe divin, qui est le « Cœur du Monde », soit à la fois Intelligence et Amour ; mais, si le Sacré-Cœur n’était pas Intelligence aussi bien qu’Amour, si même il n’était pas Intelligence avant tout, il ne serait pas vraiment le Verbe. D’ailleurs, si l’Intelligence n’était attribuée réellement au Cœur du Christ, nous ne voyons pas en quel sens il serait possible d’interpréter cette invocation des litanies : « Cor Jesu, in quo sunt omnes thesauri sapientiæ et scientiæ absconditi », sur laquelle nous nous permettons d’attirer spécialement l’attention de tous ceux qui ne veulent voir dans le Sacré-Cœur que l’objet d’une simple dévotion sentimentale.

Ce qui est fort remarquable, c’est que les deux aspects dont nous venons de parler ont l’un et l’autre leur représentation très nette dans l’iconographie du Sacré-Cœur, sous les formes respectives du Cœur rayonnant et du Cœur enflammé. Le rayonnement figure la lumière, c’est-à-dire l’Intelligence (et c’est là, disons-le en passant, ce qui, pour nous, donne au titre de la Société du Rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur toute sa signification). De même, les flammes figurent la chaleur, c’est-à-dire l’Amour ; on sait d’ailleurs que l’amour, même au sens ordinaire et humain, a été fréquemment représenté par l’emblème d’un cœur enflammé. L’existence de ces deux genres de représentations, pour le Sacré-Cœur, est donc parfaitement justifiée : on se servira de l’un ou de l’autre, non pas indifféremment, mais selon qu’on voudra mettre spécialement en relief l’aspect de l’Intelligence ou celui de l’Amour.

Ce qu’il convient de noter aussi, c’est que le type du Cœur rayonnant est celui auquel appartiennent les plus anciennes figurations connues du Sacré-Cœur, du Cœur de Chinon à celui de Saint-Denis d’Orques(7). Par contre, dans les représentations récentes (nous entendons par là celles qui ne remontent pas au delà du xviie siècle), c’est le Cœur enflammé que l’on rencontre d’une façon constante et à peu près exclusive. Ce fait nous paraît très significatif : n’est-il pas un indice de l’oubli dans lequel est tombé l’un des aspects du symbolisme du Cœur, et précisément celui-là même auquel les époques précédentes donnaient au contraire l’importance prédominante ? Encore faut-il s’estimer heureux quand cet oubli ne s’est pas accompagné de celui du sens supérieur de l’Amour, aboutissant à la conception « sentimentaliste », qui n’est plus seulement un amoindrissement, mais bien une véritable déviation, trop commune de nos jours. Pour réagir contre cette fâcheuse tendance, ce qu’il y a de mieux à faire, pensons-nous, c’est d’expliquer aussi complètement que possible l’antique symbolisme du Cœur, de lui restituer la plénitude de sa signification (ou plutôt de ses significations multiples, mais harmonieusement concordantes), et de remettre en honneur la figure du Cœur rayonnant, qui nous apparaît comme l’image d’un soleil radieux, source et foyer de la Lumière intelligible, de la pure et éternelle Vérité. Le soleil, d’ailleurs, n’est-il pas aussi un des symboles du Christ (Sol Justitiæ), et l’un de ceux qui ont les plus étroits rapports avec le Sacré-Cœur ?