CHAPITRE XIV
L’Omphalos,
symbole du Centre(*)
Nous avons, dans notre dernier article(**), indiqué divers symboles qui, dans les traditions antiques, représentent le Centre et les idées qui s’y rattachent ; mais il en est d’autres encore, et un des plus remarquables est peut-être celui de l’Omphalos, que l’on retrouve également chez presque tous les peuples, et cela dès les temps les plus reculés(1).
Le mot grec omphalos signifie proprement « ombilic », mais il désigne aussi, d’une façon générale, tout ce qui est centre, et plus spécialement le moyeu d’une roue. Il y a pareillement, dans d’autres langues, des mots qui réunissent ces différentes significations ; tels sont, dans les langues celtiques et germaniques, les dérivés de la racine nab ou nav : en allemand, nabe, moyeu, et nabel, ombilic ; de même, en anglais, nave et navel, ce dernier mot ayant aussi le sens général de centre ou de milieu ; et, en sanscrit, le mot nâbhi, dont la racine est la même, a à la fois les deux acceptions(2). D’autre part, en gallois, le mot nav ou naf, qui est évidemment identique aux précédents, a le sens de « chef » et s’applique même à Dieu ; c’est donc l’idée du Principe central que nous retrouvons ici(3).
Il nous semble que, parmi les idées exprimées par ces mots, celle du moyeu a, à cet égard, une importance toute particulière : le Monde étant symbolisé par la roue comme nous l’avons expliqué précédemment, le moyeu représente naturellement le « Centre du Monde ». Ce moyeu, autour duquel tourne la roue, en est d’ailleurs la pièce essentielle ; et nous pouvons nous référer sur ce point à la tradition extrême-orientale : « Trente rais réunis, dit Lao-tseu, forment un assemblage de roue ; seuls, ils sont inutilisables ; c’est le vide qui les unit, qui fait d’eux une roue dont on peut se servir »(4). On pourrait croire, à première vue, qu’il s’agit dans ce texte de l’espace qui demeure vide entre les rayons ; mais on ne peut dire que cet espace les unit, et, en réalité, c’est du vide central qu’il est question. En effet, le vide, dans les doctrines orientales, représente l’état principiel de « non-manifestation » ou de « non-agir » : l’« Activité du Ciel », dit-on, est une « activité non-agissante » (wei wu-wei), et pourtant elle est la suprême activité, principe de toutes les autres, et sans laquelle rien ne pourrait agir ; c’est donc bien l’équivalent du « moteur immobile » d’Aristote(5).
Revenons à l’Omphalos : ce symbole représentait essentiellement le « Centre du Monde », et cela même lorsqu’il était placé en un lieu qui était simplement le centre d’une région déterminée, centre spirituel, d’ailleurs, bien plutôt que centre géographique, quoique les deux aient pu coïncider en certains cas. Il faut, pour le comprendre, se rappeler que tout centre spirituel régulièrement constitué était considéré comme l’image d’un Centre suprême, où se conservait intact le dépôt de la Tradition primordiale ; nous avons fait allusion à ce fait dans notre étude sur la légende du Saint Graal (août-septembre 1925). Le centre d’une certaine région était donc véritablement, pour le peuple qui habitait cette région, l’image visible du « Centre du Monde », de même que la tradition propre à ce peuple n’était en principe qu’une adaptation, sous la forme qui convenait le mieux à sa mentalité et à ses conditions d’existence, de la Tradition primordiale, qui fut toujours, quoi que puissent en penser ceux qui s’arrêtent aux apparences extérieures, l’unique vraie Religion de l’humanité tout entière.
On connaît surtout, d’ordinaire, l’Omphalos du temple de Delphes ; ce temple était bien réellement le centre spirituel de la Grèce antique, et, sans insister sur toutes les raisons qui pourraient justifier cette assertion, nous ferons seulement remarquer que c’est là que s’assemblait, deux fois par an, le conseil des Amphictyons, composé des représentants de tous les peuples helléniques, et qui formait d’ailleurs le seul lien effectif entre ces peuples, politiquement indépendants les uns des autres. La force de ce lien résidait précisément dans son caractère essentiellement religieux et traditionnel, seul principe d’unité possible pour une civilisation constituée sur des bases normales : que l’on songe par exemple à ce qu’était la Chrétienté au moyen âge, et, à moins d’être aveuglé par les préjugés modernes, on pourra comprendre que ce ne sont pas là de vains mots.
La représentation matérielle de l’Omphalos était généralement une pierre sacrée, ce qu’on appelle souvent un « bétyle » ; et ce dernier mot est encore des plus remarquables. Il semble, en effet, que ce ne soit pas autre chose que l’hébreu Beith-El, « maison de Dieu », le nom même que Jacob donna au lieu où le Seigneur s’était manifesté à lui dans un songe : « Et Jacob s’éveilla de son sommeil et dit : Sûrement le Seigneur est en ce lieu, et je ne le savais pas. Et il fut effrayé et dit : Que ce lieu est redoutable ! c’est la maison de Dieu et la porte du Ciel. Et Jacob se leva tôt le matin, et il prit la pierre sur laquelle il avait reposé sa tête, la dressa comme un pilier, et versa de l’huile sur son sommet (pour la consacrer). Et il donna à ce lieu le nom de Beith-El ; mais le premier nom de cette ville était Luz » (Genèse, XXVIII, 16-19). Ce nom de Luz a aussi une importance considérable dans la tradition hébraïque ; mais nous ne pouvons nous y arrêter actuellement, car cela nous entraînerait dans une trop longue digression. De même, nous ne pouvons que rappeler brièvement qu’il est dit que Beith-El, « maison de Dieu », devint par la suite Beith-Lehem, « maison du pain », la ville où naquit le Christ ; la relation symbolique qui existe entre la pierre et le pain serait cependant digne d’attention, mais nous devons nous borner(6). Ce qu’il faut remarquer encore, c’est que le nom de Beith-El ne s’applique pas seulement au lieu, mais aussi à la pierre elle-même : « Et cette pierre, que j’ai dressée comme un pilier, sera la maison de Dieu » (ibid., 22). C’est donc cette pierre qui doit être proprement l’« habitacle divin » (mishkan), suivant la désignation qui sera donnée plus tard au Tabernacle ; et, quand on parle du « culte des pierres », qui fut commun à tant de peuples anciens, il faut bien comprendre que ce culte ne s’adressait pas aux pierres, mais à la Divinité dont elles étaient la résidence(7).
La pierre représentant l’Omphalos pouvait avoir la forme d’un pilier, comme la pierre de Jacob ; il est très probable que, chez les peuples celtiques, certains menhirs n’étaient pas autre chose que des représentations de l’Omphalos. C’est notamment le cas de la pierre d’Ushnagh, en Irlande, dont nous reparlerons plus loin ; et les oracles étaient rendus auprès de ces pierres, comme à Delphes, ce qui s’explique aisément, dès lors qu’elles étaient considérées comme la demeure de la Divinité ; la « maison de Dieu », d’ailleurs, s’identifie tout naturellement au « Centre du Monde »(8).
L’Omphalos pouvait aussi être représenté par une pierre de forme conique, comme la pierre noire de Cybèle, ou ovoïde. Le cône rappelait la montagne sacrée, symbole du « Pôle » ou de l’« Axe du Monde », ainsi que nous l’avons dit précédemment (mars et mai 1926) ; quant à la forme ovoïde, elle se rapporte directement à un autre symbole, celui de l’« Œuf du Monde », que nous aurons à envisager aussi dans la suite de ces études. Parfois, et en particulier sur certains omphaloi grecs, la pierre était entourée d’un serpent ; on voit aussi ce serpent enroulé à la base ou au sommet des bornes chaldéennes, qui doivent être considérées comme de véritables « bétyles »(9). D’ailleurs, comme nous l’avons déjà fait remarquer, le symbole de la pierre est, d’une façon générale, en connexion assez étroite avec celui du serpent, et il en est de même de celui de l’œuf, notamment chez les Celtes et chez les Égyptiens.
Un exemple remarquable de figuration de l’Omphalos est le bétyle de Kermaria, près Pont-l’Abbé (Finistère), dont la forme générale est celle d’un cône irrégulier, arrondi au sommet(10). À la partie inférieure est une ligne sinueuse, qui paraît n’être autre chose qu’une forme stylisée du serpent dont nous venons de parler ; le sommet est entouré d’une grecque. Sur une des faces est un swastika (voir notre article de mai 1926) ; et la présence de ce signe (dont la grecque est d’ailleurs un dérivé) suffirait à confirmer, d’une façon aussi nette que possible, la signification de ce curieux monument. Sur une autre face est encore un symbole qui n’est pas moins intéressant : c’est une figure à huit rayons, circonscrite par un carré, au lieu de l’être par un cercle comme la roue ; cette figure est donc tout à fait comparable à ce qu’est, dans le type à six rayons, celle qui occupe l’angle supérieur du pavillon britannique (voir novembre 1925, p. 395), et qui doit être pareillement d’origine celtique. Ce qui est le plus étrange, c’est que ce signe du bétyle de Kermaria se trouve exactement reproduit, à plusieurs exemplaires, dans le graffite du donjon de Chinon, bien connu des lecteurs de Regnabit ; et, dans le même graffite(***), on voit encore la figure à huit rayons tracée sur le bouclier ovale que tient un personnage agenouillé(11). Ce signe doit avoir joué un assez grand rôle dans le symbolisme des Templiers(12), car « il se trouve aussi en d’anciennes commanderies du Temple ; il se voit également, comme signe héraldique, sur un grand écusson à la tête de la statue funéraire d’un Templier, du xiiie siècle, de la commanderie de la Roche-en-Cloué (Vienne), et sur une pierre sculptée, en la commanderie de Mauléon, près Châtillon-sur-Sèvre (Deux-Sèvres) »(13). Cette dernière figuration est d’ailleurs celle d’une roue proprement dite(14) ; et ce n’est là qu’un exemple, entre beaucoup d’autres, de la continuation des traditions celtiques à travers le moyen âge. Nous avons omis de signaler précédemment, à propos de ce symbole, qu’une des significations principales du nombre 8 est celle de « justice » et d’« équilibre », idées qui, comme nous l’avons montré, se rattachent directement à celle du Centre(15).
Pour ce qui est de l’Omphalos, il faut encore ajouter que, s’il était représenté le plus habituellement par une pierre, il a pu l’être aussi parfois par un tertre, une sorte de tumulus. Ainsi, en Chine, au centre de chaque royaume ou État féodal, on élevait autrefois un tertre en forme de pyramide quadrangulaire, formé de la terre des « cinq régions » : les quatre faces correspondaient aux quatre points cardinaux, et le sommet au centre lui-même(16). Chose singulière, nous allons retrouver ces cinq régions en Irlande, où la « pierre debout du chef » était, d’une façon semblable, élevée au centre de chaque domaine(17).
C’est l’Irlande, en effet, qui, parmi les pays celtiques, fournit le plus grand nombre de données relatives à l’Omphalos ; elle était autrefois divisée en cinq royaumes, dont l’un portait le nom de Mide (resté sous la forme anglicisée Meath), qui est l’ancien mot celtique medion, « milieu », identique au latin medius. Ce royaume de Mide, qui avait été formé de portions prélevées sur les territoires des quatre autres, était devenu l’apanage propre du roi suprême d’Irlande, auquel les autres rois étaient subordonnés. À Ushnagh, qui représente assez exactement le centre du pays, était dressée une pierre gigantesque appelée « nombril de la Terre », et désignée aussi sous le nom de « pierre des portions » (ail-na-meeran), parce qu’elle marquait l’endroit où convergeaient les lignes séparatives des cinq royaumes. Il s’y tenait annuellement, le premier mai, une assemblée générale tout à fait comparable à la réunion annuelle des Druides dans le « lieu consacré central » (medio-lanon ou medio-nemeton) de la Gaule, au pays des Carnutes.
Cette division de l’Irlande en quatre royaumes, plus la région centrale qui était la résidence du chef suprême, se rattache à des traditions extrêmement anciennes. En effet, l’Irlande fut, pour cette raison, appelée l’« île des quatre Maîtres »(18) ; mais cette dénomination, de même d’ailleurs que celle d’« île verte » (Erin), s’appliquait antérieurement à une autre terre beaucoup plus septentrionale, aujourd’hui inconnue, disparue peut-être (Thulé ou Ogygie), et qui fut un des principaux centres spirituels des temps préhistoriques. Le souvenir de cette « île des quatre Maîtres » se retrouve jusque dans la tradition chinoise, ce qui semble n’avoir jamais été remarqué ; voici un texte taoïste qui en fait foi : « L’empereur Yao se donna beaucoup de peine, et s’imagina avoir régné idéalement bien. Après qu’il eut visité les quatre Maîtres, dans la lointaine île de Kou-chee (habitée par des hommes véritables, tchenn-jen), il reconnut qu’il avait tout gâté. L’idéal, c’est l’indifférence (le détachement) du sur-homme, qui laisse tourner la roue cosmique »(19).
La dernière phrase de ce passage nous ramène encore au symbole de la « roue du Monde » : l’« indifférence » dont il est question ne doit pas être entendue au sens ordinaire, mais elle est proprement le « non-agir » ; l’« homme transcendant », étant placé au Centre, ne participe plus au mouvement des choses, mais il dirige ce mouvement par sa seule présence, parce qu’en lui se reflète l’« Activité du Ciel »(20). On pourrait, si l’on traduisait ceci en termes du langage occidental, le rapporter très exactement à l’« habitat spirituel » dans le Cœur du Christ(21), à la condition, bien entendu, d’envisager cet habitat dans sa pleine réalisation effective, et non pas comme une simple aspiration plus ou moins sentimentale.
Peut-être certains ne verront-ils, dans quelques-uns des rapprochements que nous avons signalés ici, qu’une affaire de simple curiosité ; mais nous tenons à déclarer qu’ils ont pour nous une portée beaucoup plus grande, comme tout ce qui permet de retrouver et de réunir les vestiges épars de la Tradition primordiale.
P. S. — Pour compléter notre article sur le Cœur rayonnant et le Cœur enflammé (avril 1926), nous reproduisons ces lignes empruntées à M. Charbonneau-Lassay(22) : « Les rayons, dans l’héraldique et dans l’iconographie du moyen âge, étaient le signe spécial, le signe réservé de l’état glorieux ; les flammes symbolisaient l’amour ou l’ardeur (au sens humain et au sens mystique) qui consument comme le feu, mais non la gloire. Les rayons, éclat et lumière fulgurante, disaient le triomphe, la glorification suprême et totale. Dans l’ancienne héraldique française, si nettement expressive, les rayons étaient si bien l’emblème propre de la gloire ainsi entendue, et surtout, dans une composition religieuse, de la gloire céleste, que les croix rayonnantes portent, dans le langage si parlant du blason, le nom de croix divines » (voir la figure ci-contre, tirée du traité d’héraldique de Vulson de la Colombière, 1669)(23).
Il y a là encore une raison, s’ajoutant à celles que nous avons déjà dites, de l’importance prépondérante de la figuration du Cœur rayonnant antérieurement aux temps modernes : on voit en effet qu’elle correspondait à un aspect plus élevé, plus exclusivement divin en quelque sorte, du symbolisme du Cœur.
Pour les flammes, la signification héraldique est exactement celle que nous avons indiquée en nous basant sur des considérations d’un autre ordre ; pour les rayons, comme la concordance pourrait n’être pas saisie immédiatement, il faut une explication complémentaire, qui peut d’ailleurs tenir en quelques mots. En effet, la signification héraldique des rayons se rapporte essentiellement à la « lumière de gloire », dans et par laquelle s’opère la vision béatifique ; or celle-ci est bien de l’ordre intellectuel pur, elle est la connaissance la plus haute, la réalisation la plus complète de l’intelligence, puisqu’elle est la contemplation directe de la Vérité suprême.