CHAPITRE XVI
La Terre Sainte
et le Cœur du Monde(*)
Nous parlions, en terminant notre dernier article(**), de la Shekinah, qui est, dans la tradition hébraïque, la présence réelle de la Divinité ; le terme qui la désigne dérive de zhakan, qui signifie « habiter » ou « résider ». C’est la manifestation divine en ce monde, ou, en quelque sorte, Dieu habitant parmi les hommes ; de là son rapport très étroit avec le Messie, qui est Emmanuel, « Dieu avec nous » : Et habitavit in nobis, dit saint Jean (I, 14). Il faut d’ailleurs remarquer que les passages de l’Écriture où il est fait tout spécialement mention de la Shekinah sont surtout ceux où il s’agit de l’institution d’un centre spirituel : la construction du Tabernacle, qui est lui-même appelé en hébreu mishkan, mot de même racine et signifiant proprement l’habitacle divin ; l’édification du Temple de Salomon, puis de celui de Zorobabel. Un tel centre, en effet, était essentiellement destiné à être la résidence de la Shekinah, c’est-à-dire le lieu de la manifestation divine, toujours représentée comme « Lumière » ; et la Shekinah est parfois désignée comme la « Lumière du Messie » : Erat Lux vera quæ illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum, dit encore saint Jean (I, 9) ; et le Christ dit de lui-même : « Je suis la Lumière du monde » (ibid., VIII, 12).
Cette illumination dont parle saint Jean se produit au centre de l’être, qui est représenté par le Cœur, ainsi que nous l’avons déjà expliqué(1), et qui est le point de contact de l’individu avec l’Universel, ou, en d’autres termes, de l’humain avec le Divin. La Shekinah « porte ce nom, dit l’hébraïsant Louis Cappel(2), parce qu’elle habite dans le cœur des fidèles, laquelle habitation fut symbolisée par le Tabernacle où Dieu est censé résider ». À la vérité, ce symbole est en même temps une réalité, et l’on peut parler de la résidence de la Shekinah, non seulement dans le cœur des fidèles, mais aussi dans le Tabernacle, qui, pour cette raison, était considéré comme le « Cœur du Monde ». Il y a ici, en effet, plusieurs points de vue à distinguer ; mais, tout d’abord, nous pouvons remarquer que ce qui précède suffirait en somme à justifier entièrement le culte du Sacré-Cœur. En effet, si nous appliquons au Christ, en lui donnant la plénitude de sa signification, ce qui, en un certain sens et au moins virtuellement, est vrai de tout être humain (l’omnem hominem de saint Jean en est la déclaration explicite), nous pouvons dire que la « Lumière du Messie » était en quelque sorte concentrée dans son Cœur, d’où elle s’irradiait comme d’un foyer resplendissant ; et c’est ce qu’exprime précisément la figure du « Cœur rayonnant ». D’autre part, nous voyons aussi, par ce qui vient d’être dit, que le Sacré-Cœur est pour ainsi dire le lieu où se réalise proprement le mystère de l’être théandrique, où s’opère l’union des deux natures divine et humaine dans la personne du Christ. Dans l’Évangile, l’humanité du Christ est comparée au Temple(3) : « Détruisez le Temple de Dieu et je le rebâtirai en trois jours » (St Jean, II, 19 ; cf. St Matthieu, XXVI, 61, et St Marc, XIV, 58) ; et le Cœur est, dans son humanité, ce qu’est dans le Temple le Tabernacle ou le « Saint des Saints ».
Revenons maintenant à la distinction à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure : elle résulte immédiatement de ce que la religion, au sens propre et étymologique de ce mot, c’est-à-dire « ce qui relie » l’homme à son Principe divin, concerne non seulement chaque homme en particulier, mais aussi l’humanité envisagée collectivement ; autrement dit, elle a à la fois un aspect individuel et un aspect social(4). La résidence de la Shekinah dans le cœur du fidèle correspond au premier de ces deux points de vue ; sa résidence dans le Tabernacle correspond au second. Du reste, le nom d’Emmanuel signifie également ces deux choses : « Dieu en nous », c’est-à-dire dans le cœur de l’homme, et « Dieu avec nous », c’est-à-dire au milieu des hommes ; et le in nobis de saint Jean, que nous rappelions plus haut, peut s’interpréter aussi dans ces deux sens. C’est au second point de vue que se place la tradition judaïque lorsqu’elle dit que, « quand deux personnes s’entretiennent des mystères divins, la Shekinah se tient entre elles » ; et le Christ a dit exactement la même chose, et presque dans les mêmes termes : « Quand deux ou trois sont assemblés en mon nom, je me trouve au milieu d’eux » (St Matthieu, XVIII, 20). Cela est d’ailleurs vrai, comme le précise le texte évangélique, « en quelque lieu qu’ils se trouvent assemblés » ; mais ceci, au point de vue judaïque, ne se rapporte qu’à des cas spéciaux, et, pour le peuple d’Israël en tant que collectivité organisée (et organisée théocratiquement, dans l’acception la plus vraie de ce terme), le lieu où la Shekinah résidait d’une façon constante, normale en quelque sorte, était le Temple de Jérusalem ; c’est pourquoi les sacrifices, constituant le culte public, ne pouvaient être offerts nulle part ailleurs.
Comme centre spirituel, le Temple, et plus spécialement la partie appelée le « Saint des Saints », était une image du « Centre du Monde », que la Kabbale décrit comme le « Saint Palais » ou « Palais intérieur », ainsi que nous l’avons vu dans notre précédent article ; et nous avons fait remarquer alors que ce « Saint Palais » était aussi appelé le « Saint des Saints ». Du reste, comme nous l’avons déjà dit dans notre étude sur l’Omphalos (juin 1926), la « maison de Dieu », le lieu de la manifestation divine, quel qu’il soit, s’identifie naturellement au « Centre du Monde », qu’il représente symboliquement, mais aussi réellement.
Le centre spirituel, pour un certain peuple, n’est d’ailleurs pas forcément un lieu fixe ; il ne peut l’être que si ce peuple est lui-même établi à demeure dans un pays déterminé. Lorsqu’il s’agit d’un peuple nomade, les conditions sont tout autres, et son centre spirituel doit se déplacer avec lui, tout en demeurant cependant toujours le même au cours de ce déplacement ; tel fut précisément le cas du Tabernacle tant qu’Israël fut errant. Voici ce que dit à ce sujet M. Vulliaud, dans l’ouvrage que nous avons déjà cité : « Jusqu’à la venue d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, les patriarches, en attirant la Shekinah ici-bas, lui préparèrent trois trônes. Mais sa résidence n’était pas fixe. Dès lors Moïse construisit le Tabernacle, mais elle était pérégrine comme son peuple. Aussi dit-on qu’elle ne résidait pas ici-bas (en un lieu déterminé), mais au milieu des Israélites. Elle n’eut de fixité que le jour où le Temple fut construit, pour lequel David avait préparé l’or, l’argent, et tout ce qui était nécessaire à Salomon pour parachever l’ouvrage(5). Le Tabernacle de la Sainteté de Jehovah, la résidence de la Shekinah, est le Saint des Saints qui est le cœur du Temple, qui est lui-même le centre de Sion (Jérusalem), comme la sainte Sion est le centre de la Terre d’Israël, comme la Terre d’Israël est le centre du monde »(6). L’expression de « Cœur du Monde », appliquée à Sion, se trouve notamment dans le Zohar, et aussi dans le Kuzari de Jehudah Halévi(7) ; et, dans la dernière phrase que nous venons de citer, on peut remarquer qu’il y a comme une série d’extensions données graduellement à l’idée du centre dans les applications qui en sont faites successivement.
On peut aussi prendre les choses dans l’ordre inverse, et même en les poussant encore plus loin que ce qui vient d’être dit : non seulement tout ce qui a été énuméré, c’est-à-dire la Terre d’Israël, la montagne de Sion, le Temple, le Saint des Saints ou le Tabernacle, mais encore, après celui-ci, l’Arche d’Alliance qui était dans le Tabernacle, et enfin, sur l’Arche d’Alliance elle-même, le lieu précis de la manifestation de la Shekinah, situé entre les deux Kerubim, représentent comme autant d’approximations successives de ce que nous pouvons appeler le « Pôle spirituel », suivant un symbolisme commun à toutes les traditions et que nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer précédemment(8) : c’est, pourrait-on dire, comme le point de contact du Ciel et de la Terre. Nous avons expliqué ailleurs(9) que Dante, de son côté, a présenté précisément Jérusalem comme le « Pôle spirituel » de notre monde ; c’est qu’elle l’est encore en un autre sens, et plus effectivement que jamais, depuis le Christianisme, comme étant le lieu où s’est élevée la croix du Sauveur, qui s’identifie à l’« Arbre de Vie » c’est-à-dire à l’« Axe du Monde »(10) ; son rôle, qui jadis se rapportait spécialement au peuple hébreu, s’est en quelque sorte universalisé par là même que s’y est accompli le mystère de la Rédemption.
Nous venons de voir que l’appellation de « Cœur du Monde » ou de « Centre du Monde » est étendue à la Terre d’Israël tout entière, en tant que celle-ci est considérée comme la « Terre Sainte » ; et il faut noter aussi qu’elle reçoit, sous le même rapport, diverses autres dénominations, parmi lesquelles celle de « Terre des Vivants » est une des plus remarquables. Il est parlé de « la Terre des Vivants comprenant sept terres », et M. Vulliaud observe que « cette Terre est Chanaan dans lequel il y avait sept peuples »(11), ce qui est exact au sens littéral, bien qu’une interprétation symbolique soit également possible ; et c’est pourquoi il est dit : « Je marcherai devant le Seigneur dans les Terres des Vivants (be-aretsoth ha-hayim) » (Ps., CXVI, 9). On sait que la liturgie catholique applique cette appellation de « Terre des Vivants » au séjour céleste des élus(12), qui était en effet figuré par la Terre promise, puisque Israël, en pénétrant dans celle-ci, devait voir la fin de ses tribulations ; et, à un autre point de vue encore, la Terre Sainte, en tant que centre spirituel, était une image du Ciel, car, selon la tradition judaïque, « tout ce que font les Israélites sur terre est accompli d’après les types de ce qui se passe dans le monde céleste »(13).
On doit d’ailleurs remarquer que le peuple d’Israël n’est pas le seul qui ait assimilé son pays au « Cœur du Monde » et qui l’ait regardé comme une image du Ciel, deux idées qui, du reste, n’en font qu’une en réalité ; l’usage du même symbolisme se retrouve chez d’autres peuples qui possédaient également une « Terre Sainte », c’est-à-dire un pays où était établi un centre spirituel ayant pour eux un rôle comparable à celui du Temple de Jérusalem pour les Hébreux. Nous pouvons répéter à ce propos ce que nous avons déjà dit au sujet de l’Omphalos, qui était toujours l’image visible du « Centre du Monde » pour le peuple habitant la région où il était placé ; et nous renverrons aussi à ce que nous ajoutions alors (juin 1926, p. 46) sur les différentes traditions particulières et leur rattachement à la Tradition primordiale. On pourra comprendre par là que des contrées diverses aient été qualifiées symboliquement de « Cœur du Monde », les centres spirituels correspondants ayant tous d’ailleurs une constitution analogue, et souvent jusque dans des détails très précis, comme étant autant d’images d’un même Centre unique et suprême.
Le symbolisme dont il s’agit se rencontre notamment chez les anciens Égyptiens ; en effet, suivant Plutarque, « les Égyptiens donnent à leur contrée le nom de Chémia(14), et la comparent à un cœur »(15). La raison qu’en donne cet auteur est assez étrange : « Cette contrée est chaude en effet, humide, contenue dans les parties méridionales de la terre habitée, étendue au Midi, comme dans le corps de l’homme le cœur s’étend à gauche », car « les Égyptiens considèrent l’Orient comme le visage du monde, le Nord comme en étant la droite, et le Midi, la gauche »(16). Ce ne sont là que des similitudes assez superficielles, et la vraie raison doit être tout autre, puisque la même comparaison avec le cœur a été appliquée également à toute terre à laquelle était attribué un caractère sacré et « central », au sens spirituel, quelle que soit sa situation géographique. D’ailleurs, ce qui justifie encore l’interprétation que nous envisageons, c’est que, au rapport de Plutarque lui-même, le cœur, qui représentait l’Égypte, représentait en même temps le Ciel : « Les Égyptiens, dit-il, figurent le Ciel, qui ne saurait vieillir puisqu’il est éternel, par un cœur posé sur un brasier dont la flamme entretient l’ardeur »(17). Ainsi, tandis que le cœur est lui-même figuré hiéroglyphiquement par le vase(18), il est à son tour, et simultanément, l’hiéroglyphe de l’Égypte et celui du Ciel(19).
Nous avons encore à noter, à cette occasion, une curieuse remarque sur le symbolisme de l’ibis, qui était un des emblèmes de Thoth (appelé Hermès par les Grecs), c’est-à-dire de la Sagesse. Élien, indiquant les diverses raisons qui contribuaient à donner à cet oiseau un caractère sacré, dit que, « quand l’ibis ramène sa tête et son cou sous ses ailes, il prend la figure d’un cœur, et c’est par un cœur que les Égyptiens représentaient hiéroglyphiquement l’Égypte »(20). Enfin, puisque nous sommes revenu sur cette question du cœur dans l’antique Égypte, rappelons encore un dernier texte de Plutarque, déjà cité ici par M. Charbonneau-Lassay(21) : « De toutes les plantes qui croissent en Égypte, le perséa, dit-on, est celle qui est particulièrement consacrée à Isis, parce que son fruit ressemble à un cœur, et sa feuille à une langue »(22) ; et rapprochons-en ce que M. Charbonneau-Lassay indiquait aussi précédemment à propos de l’inscription funéraire d’un prêtre de Memphis, de laquelle « il ressort que les théologiens de l’école de Memphis distinguaient dans l’œuvre du Dieu Créateur le rôle de la pensée créatrice, qu’ils appellent la part du Cœur, et celui de l’instrument de la création, qu’ils appellent la part de la Langue »(23). Ce Cœur et cette Langue, c’est exactement ce que les textes kabbalistiques que nous reproduisions dans notre dernier article appellent la Pensée et la Voix, c’est-à-dire les deux aspects intérieur et extérieur du Verbe ; il y a là, entre la tradition hébraïque et la tradition égyptienne, une similitude aussi parfaite que possible. Cette concordance des traditions, que l’on pourrait assurément établir de même sur bien d’autres points, n’explique-t-elle pas qu’Hébreux et Égyptiens aient pu avoir, chacun l’appliquant spécialement à son propre pays, la même idée de la « Terre Sainte » comme « Cœur du Monde » et image du Ciel ?