CHAPITRE XVII
Considérations sur le Symbolisme(*)

Nous avons déjà exposé ici quelques considérations générales sur le symbolisme, notamment dans notre article sur Le Verbe et le Symbole (janvier 1926), où nous nous sommes surtout attaché à montrer la raison d’être fondamentale de ce mode d’expression si méconnu à notre époque. Cette méconnaissance même, cette ignorance générale des modernes à l’égard des questions qui s’y rapportent, exige qu’on y revienne avec insistance pour les envisager sous tous leurs aspects ; les vérités les plus élémentaires, dans cet ordre d’idées, semblent avoir été à peu près entièrement perdues de vue, de sorte qu’il est toujours opportun de les rappeler chaque fois que l’occasion s’en présente. C’est ce que nous nous proposons de faire aujourd’hui, et sans doute aussi par la suite, dans la mesure où les circonstances nous le permettront, et ne serait-ce qu’en rectifiant les opinions erronées qu’il nous arrive de rencontrer çà et là sur ce sujet ; nous en avons, en ces derniers temps, trouvé particulièrement deux qui nous semblent mériter d’être relevées comme susceptibles de donner lieu à quelques précisions intéressantes, et c’est leur examen qui fera l’objet du présent article et de celui qui suivra.

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I. – Mythes et Symboles

Une revue consacrée plus spécialement à l’étude du symbolisme maçonnique a publié un article sur l’« interprétation des mythes », dans lequel il se trouve d’ailleurs certaines vues assez justes, parmi d’autres qui sont beaucoup plus contestables ou même tout à fait faussées par les préjugés ordinaires de l’esprit moderne ; mais nous n’entendons nous occuper ici que d’un seul des points qui y sont traités. L’auteur de cet article établit, entre « mythes » et « symboles », une distinction qui ne nous paraît pas fondée : pour lui, tandis que le mythe est un récit présentant un autre sens que celui que les mots qui le composent expriment directement, le symbole serait essentiellement une représentation figurative de certaines idées par un schéma géométrique ou par un dessin quelconque ; le symbole serait donc proprement un mode graphique d’expression, et le mythe un mode verbal. Il y a là, en ce qui concerne la signification donnée au symbole, une restriction que nous croyons inacceptable : en effet, toute image qui est prise pour représenter une idée, pour l’exprimer ou la suggérer d’une façon quelconque, peut être regardée comme un signe ou, ce qui revient au même, un symbole de cette idée ; peu importe qu’il s’agisse d’une image visuelle ou de toute autre sorte d’image, car cela n’introduit ici aucune différence essentielle et ne change absolument rien au principe même du symbolisme. Celui-ci, dans tous les cas, se base toujours sur un rapport d’analogie ou de correspondance entre l’idée qu’il s’agit d’exprimer et l’image, graphique, verbale ou autre, par laquelle on l’exprime ; et c’est pourquoi nous avons dit, dans l’article auquel nous faisions allusion au début, que les mots eux-mêmes ne sont et ne peuvent être autre chose que des symboles. On pourrait même, au lieu de parler d’une idée et d’une image comme nous venons de le faire, parler plus généralement encore de deux réalités quelconques, d’ordres différents, entre lesquelles il existe une correspondance ayant son fondement à la fois dans la nature de l’une et de l’autre : dans ces conditions, une réalité d’un certain ordre peut être représentée par une réalité d’un autre ordre, et celle-ci est alors un symbole de celle-là.

Le symbolisme, ainsi entendu (et, son principe étant établi de la façon que nous venons de rappeler, il n’est guère possible de l’entendre autrement), est évidemment susceptible d’une multitude de modalités diverses ; le mythe n’en est qu’un simple cas particulier, constituant une de ces modalités ; on pourrait dire que le symbole est le genre, et que le mythe en est une des espèces. En d’autres termes, on peut envisager un récit symbolique, aussi bien et au même titre qu’un dessin symbolique, ou que beaucoup d’autres choses encore qui ont le même caractère et qui jouent le même rôle ; les mythes sont des récits symboliques, comme les paraboles évangéliques le sont également ; il ne nous semble pas qu’il y ait là matière à la moindre difficulté, dès lors qu’on a bien compris la notion générale du symbolisme.

Mais il y a encore lieu de faire, à ce propos, d’autres remarques qui ne sont pas sans importance : nous voulons parler de la signification originelle du mot « mythe » lui-même. On regarde communément ce mot comme synonyme de « fable », en entendant simplement par là une fiction quelconque, le plus souvent revêtue d’un caractère plus ou moins poétique. Il semble bien que les Grecs, à la langue desquels ce terme est emprunté, aient eux-mêmes leur part de responsabilité dans ce qui est, à vrai dire, une altération profonde et une déviation du sens primitif ; chez eux, en effet, la fantaisie individuelle commença assez tôt à se donner libre cours dans toutes les formes de l’art, qui, au lieu de demeurer proprement hiératique et symbolique comme chez les Égyptiens et les peuples de l’Orient, prit bientôt par là une tout autre direction, visant beaucoup moins à instruire qu’à plaire, et aboutissant à des productions dont la plupart sont à peu près dépourvues de toute signification réelle ; c’est ce que nous pouvons appeler l’art profane. Cette fantaisie esthétique s’exerça en particulier sur les mythes : les poètes, en les développant et les modifiant au gré de leur imagination, en les entourant d’ornements superflus et vains, les obscurcirent et les dénaturèrent, si bien qu’il devint souvent fort difficile d’en retrouver le sens et d’en dégager les éléments essentiels, et qu’on pourrait dire que finalement le mythe ne fut plus, au moins pour le plus grand nombre, qu’un symbole incompris, ce qu’il est resté pour les modernes. Mais ce n’est là que l’abus ; ce qu’il faut considérer, c’est que le mythe, avant toute déformation, était proprement et essentiellement un récit symbolique, comme nous l’avons dit plus haut ; et, à ce point de vue déjà, « mythe » n’est pas entièrement synonyme de « fable », car ce dernier mot (en latin fabula, de fari, parler) ne désigne étymologiquement qu’un récit quelconque, sans en spécifier aucunement l’intention ou le caractère ; ici aussi, d’ailleurs, le sens de « fiction » n’est venu s’y attacher qu’ultérieurement. Il y a plus : ces deux termes de « mythe » et de « fable », qu’on en est arrivé à prendre pour équivalents, sont dérivés de racines qui ont, en réalité, une signification tout opposée, car, tandis que la racine de « fable » désigne la parole, celle de « mythe », si étrange que cela puisse sembler à première vue lorsqu’il s’agit d’un récit, désigne au contraire le silence.

En effet, le mot grec muthos, « mythe », vient de la racine mu, et cette racine (qui se retrouve dans le latin mutus, muet) représente la bouche fermée, et par suite le silence. C’est là le sens du verbe muein, fermer la bouche, se taire (et, par une extension analogique, il en arrive à signifier aussi fermer les yeux, au propre et au figuré) ; l’examen de quelques-uns des dérivés de ce verbe est particulièrement instructif(1). Mais, dira-t-on, comment se fait-il qu’un mot ayant cette origine ait pu servir à désigner un récit d’un certain genre ? C’est que cette idée de « silence » doit être rapportée ici aux choses qui, en raison de leur nature même, sont inexprimables, tout au moins directement et par le langage ordinaire ; une des fonctions générales du symbolisme est effectivement de suggérer l’inexprimable, de le faire pressentir, ou mieux « assentir », par les transpositions qu’il permet d’effectuer d’un ordre à un autre, de l’inférieur au supérieur, de ce qui est le plus immédiatement saisissable à ce qui ne l’est que beaucoup plus difficilement ; et telle est précisément la destination première des mythes. C’est ainsi, par exemple, que Platon a recours à l’emploi des mythes lorsqu’il veut exposer des conceptions qui dépassent la portée de ses procédés dialectiques habituels ; et ces mythes, bien loin de n’être que les ornements littéraires plus ou moins négligeables qu’y voient trop souvent ses commentateurs modernes, répondent au contraire à ce qu’il y a de plus profond dans sa pensée, et qu’il ne peut, à cause de cette profondeur même, exprimer que symboliquement. Dans le mythe, ce qu’on dit est donc autre que ce qu’on veut dire(2), mais le suggère par cette correspondance analogique qui est l’essence même de tout symbolisme ; ainsi, pourrait-on dire, on garde le silence tout en parlant, et c’est de là que le mythe a reçu sa désignation. Du reste, c’est là ce que signifient aussi ces paroles du Christ : « Pour ceux qui sont du dehors, je leur parle en paraboles, de sorte qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils n’entendent point » (St Matthieu, XIII, 13 ; St Marc, IV, 11-12 ; St Luc, VIII, 10). Il s’agit ici de ceux qui ne saisissent que ce qui est dit littéralement, qui sont incapables d’aller au delà pour atteindre l’inexprimable, et à qui, par conséquent, « il n’a pas été donné de connaître le mystère du Royaume des Cieux ».

C’est à dessein que nous rappelons cette dernière phrase du texte évangélique, car c’est précisément sur la parenté des mots « mythe » et « mystère », issus tous deux de la même racine, qu’il nous reste maintenant à appeler l’attention. Le mot grec mustêrion, « mystère », se rattache directement, lui aussi, à l’idée de « silence » ; et ceci, d’ailleurs, peut s’interpréter en plusieurs sens différents, mais liés l’un à l’autre, et dont chacun a sa raison d’être à un certain point de vue. Au sens le plus immédiat, nous dirions volontiers le plus grossier ou du moins le plus extérieur, le mystère est ce dont on ne doit pas parler, ce sur quoi il convient de garder le silence, ou ce qu’il est interdit de faire connaître au dehors ; c’est ainsi qu’on l’entend le plus communément, notamment lorsqu’il s’agit des mystères antiques. Pourtant, nous pensons que cette interdiction de révéler un certain enseignement doit, tout en faisant la part des considérations d’opportunité qui ont pu assurément y jouer un rôle, être considérée comme ayant aussi en quelque sorte une valeur symbolique ; la « discipline du secret » qui était de rigueur, il ne faut pas l’oublier, tout aussi bien dans la primitive Église que dans ces anciens mystères, ne nous apparaît pas uniquement comme une précaution contre l’hostilité due à l’incompréhension du monde profane, et nous y voyons d’autres raisons d’un ordre beaucoup plus profond(3). Ces raisons vont nous être indiquées par les autres sens contenus dans le mot « mystère » : suivant le second sens, qui est déjà moins extérieur, ce mot désigne ce qu’on doit recevoir en silence, ce sur quoi il ne convient pas de discuter ; à ce point de vue, tous les dogmes de la religion peuvent être appelés mystères, parce que ce sont des vérités qui, par leur nature même, sont au-dessus de toute discussion. Or on peut dire que répandre inconsidérément parmi les profanes les mystères ainsi entendus, ce serait inévitablement les livrer à la discussion, avec tous les inconvénients qui peuvent en résulter et que résume parfaitement le mot « profanation », qui doit ici être pris dans son acception à la fois la plus littérale et la plus complète ; et c’est bien là le sens de ce précepte de l’Évangile : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas les perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que, se retournant contre vous, ils ne vous déchirent », (St Matthieu, VIII, 6). Enfin, il est un troisième sens, le plus profond de tous, suivant lequel le mystère est proprement l’inexprimable, qu’on ne peut que contempler en silence ; et, comme l’inexprimable est en même temps et par là même l’incommunicable, l’interdiction de révéler l’enseignement sacré symbolise, à ce nouveau point de vue, l’impossibilité d’exprimer par des paroles le véritable mystère dont cet enseignement n’est pour ainsi dire que le vêtement, le manifestant et le voilant tout ensemble. L’enseignement concernant l’inexprimable ne peut évidemment que le suggérer à l’aide d’images appropriées, qui seront comme les supports de la contemplation ; d’après ce que nous avons expliqué plus haut, cela revient à dire qu’un tel enseignement prend nécessairement la forme symbolique. Tel fut toujours, et chez tous les peuples, le caractère de l’initiation aux mystères, par quelque nom qu’on l’ait d’ailleurs désignée ; on peut donc dire que les symboles (et en particulier les mythes lorsque cet enseignement se traduisit en paroles) constituent véritablement le langage de cette initiation.

Il ne nous reste plus, pour compléter cette étude, qu’à rappeler encore un dernier terme étroitement apparenté à ceux dont nous venons d’établir le rapprochement : c’est le mot « mystique », qui, étymologiquement, s’applique à tout ce qui concerne les mystères(4). Nous n’avons pas à examiner ici les nuances plus ou moins spéciales qui sont venues, par la suite, restreindre quelque peu le sens de ce mot ; nous nous bornons à l’envisager dans son acception première, et, puisque la signification la plus essentielle et la plus centrale du mystère, c’est l’inexprimable, ne pourrait-on dire que ce qu’on appelle proprement les états mystiques, ce sont les états dans lesquels l’homme atteint directement cet inexprimable ? C’est précisément ce que déclare saint Paul, parlant d’après sa propre expérience : « Je connais un homme en Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel (si ce fut dans son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je ne sais : Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce fut dans son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait) fut enlevé dans le paradis, et qu’il a entendu des choses ineffables, qu’il n’est pas possible d’exprimer dans une langue humaine » (IIe Épître aux Corinthiens, XII, 2-3). Dans ces conditions, celui qui voudra traduire quelque chose de la connaissance qu’il aura acquise dans de tels états, dans la mesure où cela est possible, et tout en sachant combien toute expression sera imparfaite et inadéquate, devra inévitablement recourir à la forme symbolique ; et les véritables mystiques, lorsqu’ils ont écrit, n’ont jamais fait autre chose ; cela ne devrait-il pas donner à réfléchir à certains adversaires du symbolisme ?