CHAPITRE XVIII
Considérations sur le Symbolisme
II. – Symbolisme et Philosophie(*)
Nous avons rencontré, non plus cette fois dans une revue maçonnique, mais dans une revue catholique(1), une assertion qui peut sembler fort étrange : « Le symbolisme, y disait-on, ressortit non à la philosophie, mais à la littérature. » À vrai dire, nous ne sommes nullement disposé à protester, pour notre part, contre la première partie de cette assertion, et nous dirons pourquoi tout à l’heure ; mais ce que nous avons trouvé étonnant et même inquiétant, c’est sa seconde partie. Les paraboles évangéliques, les visions des prophètes, l’Apocalypse, bien d’autres choses encore parmi celles que contient l’Écriture sainte, tout cela, qui est du symbolisme le plus incontestable, ne serait donc que de la « littérature » ? Et nous nous sommes souvenu que précisément la « critique » universitaire et moderniste applique volontiers ce mot aux Livres sacrés, avec l’intention d’en nier implicitement par là le caractère inspiré, en les ramenant aux proportions d’une chose purement humaine. Cette intention, cependant, il est bien certain qu’elle n’est pas dans la phrase que nous venons de citer ; mais qu’il est donc dangereux d’écrire sans peser suffisamment les termes qu’on emploie ! Nous ne voyons qu’une seule explication plausible : c’est que l’auteur ignore tout du véritable symbolisme, et que ce terme n’a peut-être guère évoqué en lui que le souvenir d’une certaine école poétique qui, il y a une trentaine d’années, s’intitulait en effet « symboliste » on ne sait trop pourquoi ; assurément, ce prétendu symbolisme n’était bien que de la littérature ; mais prendre pour la vraie signification d’un mot ce qui n’en est qu’un emploi abusif, voilà une fâcheuse confusion de la part d’un philosophe. Pourtant, dans le cas présent, nous n’en sommes qu’à moitié surpris, justement parce qu’il s’agit d’un philosophe, d’un « spécialiste » qui s’enferme dans la philosophie et ne veut rien connaître en dehors de celle-ci ; c’est bien pour cela que tout ce qui touche au symbolisme lui échappe inévitablement.
C’est là le point sur lequel nous voulons insister : nous disons, nous aussi, que le symbolisme ne relève pas de la philosophie ; mais les raisons n’en sont pas tout à fait celles que peut donner notre philosophe. Celui-ci déclare que, s’il en est ainsi, c’est parce que le symbolisme est « une forme de la pensée »(2) ; nous ajouterons : et parce que la philosophie en est une autre, radicalement différente, opposée même à certains égards. Nous irons même plus loin : cette forme de pensée que représente la philosophie ne correspond qu’à un point de vue très spécial et n’est valable que dans un domaine assez restreint ; le symbolisme a une tout autre portée ; si ce sont bien deux formes de la pensée, ce serait une grave erreur que de vouloir les mettre sur le même plan. Que les philosophes aient d’autres prétentions, cela ne prouve rien ; pour mettre les choses à leur juste place, il faut avant tout les envisager avec impartialité, ce qu’ils ne peuvent faire en l’occurrence. Sans doute, nous n’entendons pas interdire aux philosophes de s’occuper du symbolisme s’il leur en prend fantaisie, comme il leur arrive de s’occuper des choses les plus diverses ; ils peuvent essayer par exemple de constituer une « psychologie du symbolisme », et certains ne s’en sont pas privés ; cela pourra toujours les amener à poser des questions intéressantes, même s’ils doivent les laisser sans solution ; mais nous sommes persuadé que, en tant que philosophes, ils n’arriveront jamais à pénétrer le sens profond du moindre symbole, parce qu’il y a là quelque chose qui est entièrement en dehors de leur façon de penser et qui dépasse leur compétence.
Nous ne pouvons songer à traiter ici la question avec tous les développements qu’elle comporterait ; mais nous donnerons du moins quelques indications qui, croyons-nous, justifieront suffisamment ce que nous venons de dire. Et, tout d’abord, ceux qui s’étonneraient de nous voir n’attribuer à la philosophie qu’une importance secondaire, une position subalterne en quelque sorte, n’auront qu’à réfléchir à ceci, que nous avons déjà exposé dans un de nos précédents articles (Le Verbe et le Symbole, janvier 1926) : au fond, toute expression, quelle qu’elle soit, a un caractère symbolique, au sens le plus général de ce terme ; les philosophes ne peuvent faire autrement que de se servir de mots, et ces mots, en eux-mêmes, ne sont rien d’autre que des symboles ; c’est donc bien, d’une certaine façon, la philosophie qui rentre dans le domaine du symbolisme, qui est par conséquent subordonnée à celui-ci, et non pas l’inverse.
Cependant, il y a, sous un certain rapport, une opposition entre philosophie et symbolisme, si l’on entend ce dernier dans une acception un peu plus restreinte, celle qu’on lui donne le plus habituellement. Cette opposition, nous l’avons indiquée aussi dans le même article : la philosophie (que nous n’avons pas alors désignée spécialement) est, comme tout ce qui s’exprime dans les formes ordinaires du langage, essentiellement analytique, tandis que le symbolisme proprement dit est essentiellement synthétique. La philosophie représente le type même de la pensée discursive, et c’est ce qui lui impose des limitations dont elle ne saurait s’affranchir ; au contraire, le symbolisme est, pourrait-on dire, le support de la pensée intuitive, et, par là, il ouvre des possibilités véritablement illimitées. Que l’on comprenne bien, d’ailleurs, que, quand nous parlons ici de pensée intuitive, ce dont il s’agit n’a rien de commun avec l’intuition purement sensible qui est la seule que connaissent la plupart de nos contemporains ; ce que nous avons en vue, c’est l’intuition intellectuelle, qui est au-dessus de la raison, tandis que l’intuition sensible est au-dessous de celle-ci.
La philosophie, par son caractère discursif, est chose exclusivement rationnelle, car ce caractère est celui qui appartient en propre à la raison elle-même ; le domaine de la philosophie et ses possibilités ne peuvent donc s’étendre au delà de ce que la raison est capable d’atteindre ; et encore ne représente-t-elle qu’un certain usage de cette faculté, car il y a, dans l’ordre de la connaissance rationnelle, bien des choses qui ne sont pas du ressort de la philosophie. Nous ne contestons d’ailleurs nullement la valeur de la raison dans son domaine ; mais cette valeur ne peut être que relative, comme ce domaine l’est également ; et, du reste, le mot ratio lui-même n’a-t-il pas primitivement le sens de « rapport » ? Nous ne contestons pas davantage la légitimité de la dialectique, encore que les philosophes en abusent trop souvent ; mais cette dialectique ne doit être qu’un moyen, non une fin en elle-même, et, en outre, il se peut que ce moyen ne soit pas applicable à tout indistinctement ; pour se rendre compte de cela, il faut sortir des bornes de la dialectique, et c’est ce que ne peut faire le philosophe comme tel.
En admettant même que la philosophie aille aussi loin que cela lui est théoriquement possible, nous voulons dire jusqu’aux extrêmes limites du domaine de la raison, ce sera encore bien peu en vérité, car, suivant l’expression évangélique, « une seule chose est nécessaire », et c’est précisément cette chose qui lui demeurera toujours interdite, parce qu’elle est au-dessus de toute connaissance rationnelle. Que peuvent les méthodes discursives du philosophe en face de l’inexprimable, qui est, comme nous l’expliquions dans notre dernier article, le « mystère » au sens le plus vrai et le plus profond de ce mot ? Le symbolisme, au contraire, a pour fonction essentielle de faire « assentir » cet inexprimable, de fournir le support qui permettra à l’intuition intellectuelle de l’atteindre effectivement ; qui donc, ayant compris cela, oserait encore nier l’immense supériorité du symbolisme et contester que sa portée dépasse incomparablement celle de toute philosophie ? Si excellente et si parfaite en son genre que puisse être une philosophie (et ce n’est certes pas aux philosophies modernes que nous pensons en disant cela), ce n’est pourtant « que de la paille » ; c’est saint Thomas d’Aquin lui-même qui l’a dit, et nous pouvons l’en croire.
Il y a encore autre chose : en considérant le symbolisme comme « forme de pensée », nous ne l’envisageons que sous le rapport humain, le seul sous lequel une comparaison avec la philosophie soit possible ; nous devons sans doute l’envisager ainsi, mais cela est loin d’être suffisant. Ici, nous sommes obligé, pour ne pas trop nous répéter, de renvoyer de nouveau à notre article sur Le Verbe et le Symbole : nous y avons expliqué, en effet, comment il y a dans le symbolisme ce qu’on pourrait appeler un côté divin, par là même que non seulement il est en parfaite conformité avec les lois de la nature, expression de la Volonté divine, mais que surtout il se fonde essentiellement sur la correspondance de l’ordre naturel avec l’ordre surnaturel, correspondance en vertu de laquelle la nature tout entière ne reçoit sa vraie signification que si on la regarde comme un support pour nous élever à la connaissance des vérités divines, ce qui est précisément la fonction propre du symbolisme. Cette convenance profonde avec le plan divin fait du symbolisme quelque chose de « non-humain », suivant le terme hindou que nous citions alors, quelque chose dont l’origine remonte plus haut et plus loin que l’humanité, puisque cette origine est dans l’œuvre même du Verbe : elle est tout d’abord dans la création elle-même, et elle est ensuite dans la Révélation primordiale, dans la grande Tradition dont toutes les autres ne sont que des formes dérivées, et qui fut toujours en réalité, comme nous l’avons déjà dit aussi (juin 1926, p. 46), l’unique vraie Religion de l’humanité tout entière(3).
En face de ces titres du symbolisme, qui en font la valeur transcendante, quels sont ceux que la philosophie peut bien avoir à revendiquer ? L’origine du symbolisme se confond avec l’origine des temps, si elle n’est même, en un sens, au delà des temps ; et, qu’on le remarque bien, il n’est aucun symbole véritablement traditionnel auquel on puisse assigner un inventeur humain, dont on puisse dire qu’il a été imaginé par tel ou tel individu ; cela ne devrait-il pas donner à réfléchir ? Toute philosophie, au contraire, ne remonte qu’à une époque déterminée et, en somme, toujours récente, même s’il s’agit de l’antiquité classique qui n’est qu’une antiquité fort relative (ce qui prouve d’ailleurs que, même humainement, ce mode de pensée n’a rien d’essentiel)(4) ; elle est l’œuvre d’un homme dont le nom nous est connu aussi bien que la date à laquelle il a vécu, et c’est ce nom même qui sert d’ordinaire à la désigner, ce qui montre bien qu’il n’y a là rien que d’humain et d’individuel. C’est pourquoi nous disions tout à l’heure qu’on ne peut songer à établir une comparaison entre la philosophie et le symbolisme qu’à la condition d’envisager celui-ci exclusivement du côté humain, puisque, pour tout le reste, on ne saurait trouver dans l’ordre philosophique ni équivalence ni correspondance quelconque.
La philosophie est donc, si l’on veut, la « sagesse humaine », mais elle n’est que cela, et c’est pourquoi nous disons qu’elle est bien peu de chose ; et elle n’est que cela parce qu’elle est une spéculation toute rationnelle, et que la raison est une faculté purement humaine, celle même par laquelle se définit essentiellement la nature humaine comme telle. « Sagesse humaine », autant dire « sagesse mondaine », au sens où le « monde » est entendu dans l’Évangile(5) ; nous pourrions encore, dans le même sens, dire tout aussi bien « sagesse profane » ; toutes ces expressions sont synonymes au fond, et elles indiquent clairement que ce dont il s’agit n’est point la véritable sagesse, que ce n’en est tout au plus qu’une ombre. D’ailleurs, insistons-y encore, c’est une philosophie aussi parfaite que possible qui est cette ombre et ne peut prétendre à rien de plus ; mais, en fait, la plupart des philosophies ne sont pas même cela, elles ne sont que des hypothèses plus ou moins fantaisistes, de simples opinions individuelles sans autorité et sans portée réelle.
Nous pouvons, pour conclure, résumer en quelques mots le fond de notre pensée : la philosophie n’est que du « savoir profane », tandis que le symbolisme, entendu dans son vrai sens, fait essentiellement partie de la « science sacrée ». Il en est malheureusement, surtout à notre époque, qui sont incapables de faire comme il convient la distinction entre ces deux ordres de connaissance ; mais ce n’est pas à ceux-là que nous nous adressons, car, déclarons-le très nettement à cette occasion, c’est uniquement de « science sacrée » que nous entendons nous occuper ici.
P. S. — Un ami de Regnabit nous a communiqué deux notes parues l’une dans l’Illustration du 20 mars, l’autre dans la Nature du 26 juin 1926, et concernant un mystérieux symbole gravé sur la paroi d’une falaise abrupte qui borde le massif des Andes péruviennes. Ce signe, dont on sait seulement qu’il existait à l’arrivée des conquérants espagnols, est appelé par les indigènes el candelario de las tres cruces, c’est-à-dire « le candélabre aux trois croix », dénomination qui donne une idée assez exacte de sa forme générale. Ses lignes sont constituées par des tranchées profondément creusées dans la paroi ; sa hauteur paraît être de 200 à 250 mètres, et, par temps clair, il est visible à l’œil nu d’une distance de 21 kilomètres. L’auteur des deux notes en question, M. V. Forbin, ne propose aucune interprétation de ce symbole ; d’après les photographies, malheureusement peu nettes, qui accompagnent son texte, nous pensons qu’il doit s’agir d’une représentation de l’« Arbre de Vie », et c’est à ce titre que nous croyons intéressant de le signaler ici, comme complément à notre article sur Les Arbres du Paradis (mars 1926). Dans cet article, en effet, nous avons parlé de l’arbre triple dont la tige centrale figure proprement l’« Arbre de Vie », tandis que les deux autres représentent la double nature de l’« Arbre de la Science du bien et du mal » ; nous en avons ici un exemple iconographique d’autant plus remarquable que la forme donnée aux trois tiges évoque l’ensemble, symboliquement équivalent comme nous l’expliquions alors, qui est constitué par la croix du Christ et celles des deux larrons. On sait d’ailleurs que, dans les sculptures des anciens temples de l’Amérique centrale, l’« Arbre de Vie » est souvent représenté sous la forme d’une croix, ce qui confirme assez fortement notre interprétation.