CHAPITRE XX
À propos du Poisson(*)

En lisant l’importante étude que M. Charbonneau-Lassay a consacrée dernièrement au symbolisme du poisson (décembre 1926), il nous est venu à la pensée diverses réflexions que nous ne croyons pas inutile de formuler ici, à titre de complément à la première partie de cette étude. Et, tout d’abord, pour ce qui est des origines préhistoriques de ce symbole, nous inclinons pour notre part à lui reconnaître une provenance nordique, voire même hyperboréenne ; M. Charbonneau signale sa présence en Allemagne du Nord et en Scandinavie, et nous pensons que, dans ces régions, il est vraisemblablement plus près de son point de départ que dans l’Asie centrale, où il fut sans doute apporté par le grand courant qui, issu directement de la Tradition primordiale, devait ensuite donner naissance aux doctrines de l’Inde et de la Perse. Il y a en effet, dans le Vêda et dans l’Avesta, divers textes qui affirment très explicitement l’origine hyperboréenne de la Tradition, et qui indiquent même les principales étapes de sa descente vers le Sud ; il semble que des souvenirs analogues, du côté occidental, aient été conservés dans les traditions celtiques, qu’il est malheureusement difficile de reconstituer sûrement avec les données fragmentaires qui sont seules parvenues jusqu’à nous. D’autre part, il est à noter que, d’une façon générale, certains animaux aquatiques jouent surtout un rôle dans le symbolisme des peuples du Nord : nous en citerons seulement comme exemple le poulpe, particulièrement répandu chez les Scandinaves et chez les Celtes, et qui se retrouve aussi dans la Grèce archaïque, comme un des principaux motifs de l’ornementation mycénienne(1).

Un autre fait qui, pour nous, vient à l’appui de ces considérations, c’est que, dans l’Inde, la manifestation sous la forme du poisson (Matsya-avatâra) est regardée comme la première de toutes les manifestations de Vishnu(2), celle qui se place au début même du cycle actuel, et qu’elle est ainsi en relation immédiate avec le point de départ de la Tradition primordiale. Il ne faut pas oublier que Vishnu est un aspect du Verbe, envisagé spécialement comme conservateur du monde ; ce rôle est bien proche de celui de « Sauveur », ou plutôt ce dernier en est comme un cas particulier ; et c’est véritablement comme « Sauveur » que Vishnu apparaît dans certaines de ses manifestations, correspondant à des phases critiques de l’histoire de notre monde, de sorte qu’on peut voir là comme des « préfigurations » du Christ, sans compter que la dernière manifestation, le Kalkin-avatâra, « Celui qui est monté sur le cheval blanc », et qui doit venir à la fin de ce cycle, est décrite dans les Purânas en des termes rigoureusement identiques à ceux qui se trouvent dans l’Apocalypse. Ce n’est pas le lieu d’insister sur ce rapprochement assez extraordinaire dans sa précision ; mais, pour en revenir au poisson, nous ferons remarquer que l’idée du « Sauveur » est également attachée de façon explicite à son symbolisme chrétien, puisque la dernière lettre de l’Ichthus grec s’interprète comme l’initiale de Sôter ; cela n’a rien d’étonnant, sans doute, dès lors qu’il s’agit du Christ, mais il est pourtant des emblèmes qui font plus directement allusion à quelque autre de ses attributs, et qui n’expriment pas formellement son rôle de Sauveur.

Sous la figure du poisson, Vishnu, à la fin du Manvantara (ère d’un Manu) qui précède le nôtre, apparaît à Satyavrata(3), qui va devenir, sous le nom de Vaivaswata(4), le Manu ou le Législateur du cycle actuel. Il lui annonce que le monde va être détruit par les eaux, et il lui ordonne de construire l’Arche dans laquelle devront être renfermés les germes du monde futur ; puis, toujours sous cette même forme, il guide lui-même l’Arche sur les eaux pendant le cataclysme. Cette représentation de l’Arche conduite par le poisson divin est des plus remarquables : M. Charbonneau-Lassay cite dans son étude « l’ornement pontifical décoré de figures brodées qui enveloppait les restes d’un évêque lombard du viiie ou ixe siècle, et sur lequel on voit une barque portée par le poisson, image du Christ soutenant son Église » ; or on sait que l’Arche a souvent été regardée comme une figure de l’Église ; c’est donc bien la même idée que nous trouvons ainsi exprimée à la fois dans le symbolisme hindou et dans le symbolisme chrétien.

Il y a encore, dans le Matsya-avatâra, un autre aspect qui doit retenir notre attention : après le cataclysme, c’est-à-dire au début du présent Manvantara, il apporte aux hommes le Vêda, qu’il faut entendre comme la Connaissance sacrée dans son intégralité, suivant la signification étymologique de ce mot (dérivé de la racine vid, « savoir » : c’est donc la Science par excellence) ; c’est là une allusion des plus nettes à la Révélation primitive. Il est dit que le Vêda subsiste perpétuellement, étant en soi-même antérieur à tous les mondes ; mais il est en quelque sorte caché ou enveloppé pendant les cataclysmes cosmiques qui séparent les différents cycles, et il doit ensuite être manifesté de nouveau. L’affirmation de la perpétuité du Vêda est d’ailleurs en relation directe avec la théorie cosmologique de la primordialité du son parmi les qualités sensibles (comme qualité propre de l’Éther, Âkâsha, qui est le premier des éléments) ; et cette théorie elle-même n’est pas autre chose, au fond, que celle de la création par le Verbe : le son primordial, c’est cette Parole divine par laquelle, suivant le récit du premier chapitre de la Genèse, toutes choses ont été faites. C’est pourquoi il est dit que les Sages des premiers âges ont « entendu » le Vêda : la Révélation, étant faite par le Verbe comme la création elle-même(5), est proprement une « audition » pour celui qui la reçoit, et le terme qui la désigne est celui de Shruti, qui signifie littéralement « ce qui est entendu »(6).

Pendant le cataclysme qui sépare ce Manvantara du précédent, le Vêda était renfermé à l’état d’enveloppement dans la conque (shankha), qui est un des principaux attributs de Vishnu. C’est que la conque est regardée comme contenant le son primordial et impérissable (akshara), c’est-à-dire le monosyllabe Om, qui est par excellence le nom du Verbe, en même temps qu’il est, par ses trois éléments (A U M), l’essence du triple Vêda(7). D’ailleurs, ces trois éléments (mâtrâs), disposés graphiquement d’une certaine façon, forment le schéma même de la conque ; et, par une concordance assez singulière, il se trouve que ce schéma est également celui de l’oreille humaine, l’organe de l’audition, qui doit effectivement, pour être apte à la perception du son, avoir une disposition conforme à la nature de celui-ci. Tout ceci touche à quelques-uns des plus profonds mystères de la cosmologie ; mais qui donc, dans l’état d’esprit qui constitue la mentalité moderne, peut encore comprendre les vérités qui relèvent de cette science traditionnelle ?

Comme Vishnu dans l’Inde, et aussi sous la forme du poisson, l’Oannès chaldéen, en qui certains n’ont pas hésité à reconnaître déjà une figure du Christ(8), enseigne également aux hommes la doctrine primordiale : frappant exemple de l’unité qui existe entre les traditions en apparence les plus différentes, et qui demeurerait inexplicable si l’on n’admettait leur rattachement à une source commune. Il nous semble d’ailleurs que le symbolisme d’Oannès ou de Dagon n’est pas seulement celui du poisson en général, mais doit être rapproché plus spécialement de celui du dauphin ; celui-ci, chez les Grecs, était lié au culte d’Apollon(9) et avait donné son nom à Delphes ; et, ce qui est bien significatif, on disait que ce culte venait des Hyperboréens. Ce qui nous donne à penser qu’il convient d’envisager un tel rapprochement (que nous ne trouvons pas nettement indiqué, par contre, dans le cas de la manifestation de Vishnu), c’est surtout l’étroite connexion qui existe entre le symbole du dauphin et celui de la « Femme de mer » (l’Aphrodite Anadyomène des Grecs)(10) ; précisément, celle-ci se présente, sous des noms divers, comme la parèdre d’Oannès ou de ses équivalents, c’est-à-dire comme figurant un aspect complémentaire du même principe(11). C’est la « Dame du Lotus » (Istar, comme Esther en hébreu, signifie « lotus », et aussi quelquefois « lis », deux fleurs qui, dans le symbolisme, se remplacent souvent l’une l’autre)(12), comme la Kouan-Yn extrême-orientale, qui est également, sous une de ses formes, la « Déesse du fond des mers » ; il y aurait beaucoup à dire sur tout cela, mais ce n’est pas là ce que, pour cette fois, nous nous sommes proposé(13). Ce que nous avons voulu montrer, c’est que le symbole du poisson était tout particulièrement prédestiné à figurer le Christ, comme représentant deux fonctions qui lui appartiennent essentiellement (et cela sans préjudice de son rapport avec l’idée de la fécondité et du « principe de vie », qui fournit encore une raison supplémentaire de cette figuration), puisque, sous ce symbole, le Verbe apparaît à la fois, dans les traditions antiques, comme Révélateur et comme Sauveur.

P. S. — Certains s’étonneront peut-être, soit à propos des considérations que nous venons d’exposer, soit à propos de celles que nous avons déjà données dans d’autres articles ou que nous donnerons encore par la suite, de la place prépondérante (quoique nullement exclusive, bien entendu) que nous faisons, parmi les différentes traditions antiques, à celle de l’Inde ; et cet étonnement, en somme, serait assez compréhensible, étant donnée l’ignorance complète où l’on est généralement, dans le monde occidental, de la véritable signification des doctrines dont il s’agit. Nous pourrions nous borner à faire remarquer que, ayant eu l’occasion d’étudier plus particulièrement les doctrines hindoues, nous pouvons légitimement les prendre comme terme de comparaison ; mais nous croyons préférable de déclarer nettement qu’il y a à cela d’autres raisons plus profondes et d’une portée tout à fait générale. À ceux qui seraient tentés d’en douter, nous conseillerons vivement de lire le très intéressant livre du R. P. William Wallace, S. J., intitulé De l’Évangélisme au Catholicisme par la route des Indes(14), qui constitue à cet égard un témoignage de grande valeur. C’est une autobiographie de l’auteur, qui, étant allé dans l’Inde comme missionnaire anglican, fut converti au Catholicisme par l’étude directe qu’il fit des doctrines hindoues ; et, dans les aperçus qu’il en donne, il fait preuve d’une compréhension de ces doctrines qui, sans être absolument complète sur tous les points, va incomparablement plus loin que tout ce que nous avons trouvé dans d’autres ouvrages occidentaux, y compris ceux des « spécialistes ». Or le R. P. Wallace déclare formellement, entre autres choses, que « le Sanâtana Dharma des sages hindous (ce qu’on pourrait rendre assez exactement par Lex perennis : c’est le fond immuable de la doctrine) procède exactement du même principe que la religion chrétienne », que « l’un et l’autre visent le même but et offrent les mêmes moyens essentiels de l’atteindre » (p. 218 de la traduction française), que « Jésus-Christ apparaît aussi évidemment le Consommateur du Sanâtana Dharma des Hindous, ce sacrifice aux pieds du Suprême, que le Consommateur de la religion typique et prophétique des Juifs et de la Loi de Moïse » (p. 217), et que la doctrine hindoue est « le naturel pédagogue menant au Christ » (p. 142). Cela ne justifie-t-il pas amplement l’importance que nous attribuons ici à cette tradition, dont l’harmonie profonde avec le Christianisme ne saurait échapper à quiconque l’étudie, comme l’a fait le R. P. Wallace, sans idées préconçues ? Nous nous estimerons heureux si nous parvenons à faire sentir quelque peu cette harmonie sur les points que nous avons l’occasion de traiter, et à faire comprendre en même temps que la raison doit en être cherchée dans le lien très direct qui unit la doctrine hindoue à la grande Tradition primordiale.