CHAPITRE XXI
L’emblème du Sacré-Cœur
dans une société secrète américaine(*)

On sait que l’Amérique du Nord est la terre de prédilection des sociétés secrètes et demi-secrètes, qui y pullulent tout autant que les sectes religieuses ou pseudo-religieuses de tout genre, lesquelles, d’ailleurs, y prennent elles-mêmes assez volontiers cette forme. Dans ce besoin de mystère, dont les manifestations sont souvent bien étranges, faut-il voir comme une sorte de contrepoids au développement excessif de l’esprit pratique, qui, d’autre part, est regardé généralement, et à juste titre, comme une des principales caractéristiques de la mentalité américaine ? Nous le pensons pour notre part, et nous voyons effectivement dans ces deux extrêmes, si singulièrement associés, deux produits d’un seul et même déséquilibre, qui a atteint son plus haut point dans ce pays, mais qui, il faut bien le dire, menace actuellement de s’étendre à tout le monde occidental.

Cette remarque générale étant faite, on doit reconnaître que, parmi les multiples sociétés secrètes américaines, il y aurait bien des distinctions à faire ; ce serait une grave erreur que de s’imaginer que toutes ont le même caractère et tendent à un même but. Il en est quelques-unes qui se déclarent spécifiquement catholiques, comme les « Chevaliers de Colomb » ; il en est aussi de juives, mais surtout de protestantes ; et, même dans celles qui sont neutres au point de vue religieux, l’influence du protestantisme est souvent prépondérante. C’est là une raison de se méfier : la propagande protestante est fort insinuante et prend toutes les formes pour s’adapter aux divers milieux où elle veut pénétrer ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elle s’exerce, d’une façon plus ou moins dissimulée, sous le couvert d’associations comme celles dont il s’agit.

Il convient de dire aussi que certaines de ces organisations ont un caractère peu sérieux, voire même assez puéril ; leurs prétendus secrets sont parfaitement inexistants, et n’ont d’autre raison d’être que d’exciter la curiosité et d’attirer des adhérents ; le seul danger que présentent celles-là, en somme, c’est qu’elles exploitent et développent ce déséquilibre mental auquel nous faisions allusion tout à l’heure. C’est ainsi qu’on voit de simples sociétés de secours mutuels faire usage d’un rituel soi-disant symbolique, plus ou moins imité des formes maçonniques, mais éminemment fantaisiste, et trahissant l’ignorance complète où étaient ses auteurs des données les plus élémentaires du véritable symbolisme.

À côté de ces associations simplement « fraternelles », comme disent les Américains, et qui semblent être les plus largement répandues, il en est d’autres qui ont des prétentions initiatiques ou ésotériques, mais qui, pour la plupart, ne méritent pas davantage d’être prises au sérieux, tout en étant peut-être plus dangereuses en raison de ces prétentions mêmes, propres à tromper et à égarer les esprits naïfs ou mal informés. Le titre de « Rose-Croix », par exemple, paraît exercer une séduction toute particulière et a été pris par bon nombre d’organisations dont les chefs n’ont même pas la moindre notion de ce que furent autrefois les véritables Rose-Croix ; et que dire des groupements à étiquettes orientales, ou de ceux qui prétendent se rattacher à d’antiques traditions, et où l’on ne trouve exposées, en réalité, que les idées les plus occidentales et les plus modernes ?

Parmi d’anciennes notes concernant quelques-unes de ces organisations, nous en avons retrouvé une qui a retenu notre attention, et qui, à cause d’une des phrases qu’elle contient, nous a paru mériter d’être reproduite ici, bien que les termes en soient fort peu clairs et laissent subsister un doute sur le sens précis qu’il convient d’attribuer à ce dont il s’agit. Voici, exactement reproduite, la note en question, qui se rapporte à une société intitulée Order of Chylena, sur laquelle nous n’avons d’ailleurs pas d’autres renseignements(1) : « Cet Ordre fut fondé par Albert Staley, à Philadelphie (Pennsylvanie), en 1879. Son manuel a pour titre The Standard United States Guide. L’Ordre a cinq Points de Compagnonnage, dérivés du vrai Point E Pluribus Unum (devise des États-Unis). Son étendard porte les mots Evangel et Evangeline, inscrits dans des étoiles à six pointes. La “Philosophie de la Vie Universelle” paraît être son étude fondamentale, et la parole perdue du Temple en est un élément. Ethiopia, Elle, est la Fiancée ; Chylena, Lui, est le Rédempteur. Le “Je Suis” semble être le (ici un signe formé de deux cercles concentriques). “Vous voyez ce Sacré-Cœur ; le contour vous montre ce Moi (ou plus exactement ce ‘Je’)”(2), dit Chylena ».

À première vue, il semble difficile de découvrir là-dedans rien de net ni même d’intelligible : on y trouve bien quelques expressions empruntées au langage maçonnique, comme les « cinq points de compagnonnage » et la « parole perdue du Temple » ; on y trouve aussi un symbole bien connu et d’usage très général, celui de l’étoile à six pointes ou « sceau de Salomon », dont nous avons déjà eu l’occasion de parler ici(3) ; on y reconnaît encore l’intention de donner à l’organisation un caractère proprement américain ; mais que peut bien signifier tout le reste ? Surtout, que signifie la dernière phrase, et faut-il y voir l’indice de quelque contrefaçon du Sacré-Cœur, à joindre à celles dont M. Charbonneau-Lassay a entretenu précédemment les lecteurs de Regnabit(4) ?

Nous devons avouer que nous n’avons pu découvrir jusqu’ici ce que signifie le nom de Chylena, ni comment il peut être employé pour désigner le « Rédempteur », ni même en quel sens, religieux ou non, ce dernier mot doit être entendu. Il semble pourtant qu’il y ait, dans la phrase où il est question de la « Fiancée » et du « Rédempteur », une allusion biblique, probablement inspirée du Cantique des Cantiques ; et il est assez étrange que ce même « Rédempteur » nous montre le Sacré-Cœur (est-ce son propre cœur ?), comme s’il était véritablement le Christ lui-même ; mais, encore une fois, pourquoi ce nom de Chylena ? D’autre part, on peut se demander aussi ce que vient faire là le nom d’Evangeline, l’héroïne du célèbre poème de Longfellow ; mais il paraît être pris comme une forme féminine de celui d’Evangel en face duquel il est placé ; est-ce l’affirmation d’un esprit « évangélique », au sens quelque peu spécial où l’entendent les sectes protestantes qui se parent si volontiers de cette dénomination ? Enfin, si le nom d’Ethiopia s’applique à la race noire, ce qui en est l’interprétation la plus naturelle(5), peut-être faudrait-il en conclure que la « rédemption » plus ou moins « évangélique » (c’est-à-dire protestante) de celle-ci est un des buts que se proposent les membres de l’association. S’il en était ainsi, la devise E Pluribus Unum pourrait logiquement s’interpréter dans le sens d’une tentative de rapprochement, sinon de fusion, entre les races diverses qui constituent la population des États-Unis, et que leur antagonisme naturel a toujours si profondément séparées ; ce n’est là qu’une hypothèse, mais elle n’a du moins rien d’invraisemblable.

S’il s’agit d’une organisation d’inspiration protestante, ce n’est pas une raison suffisante pour penser que l’emblème du Sacré-Cœur y soit nécessairement détourné de sa véritable signification ; certains protestants, en effet, ont eu pour le Sacré-Cœur une dévotion réelle et sincère(6). Cependant, dans le cas actuel, le mélange d’idées hétéroclites dont témoignent les quelques lignes que nous avons reproduites nous incite à la méfiance ; nous nous demandons ce que peut être cette « Philosophie de la Vie Universelle » qui semble avoir pour centre le principe du « Je Suis » (I Am). Tout cela, assurément, pourrait s’entendre en un sens très légitime, et même se rattacher d’une certaine façon à la conception du cœur comme centre de l’être ; mais, étant données les tendances de l’esprit moderne, dont la mentalité américaine est l’expression la plus complète, il est fort à craindre que cela ne soit pris que dans un sens tout individuel (ou « individualiste » si l’on préfère) et purement humain. C’est là ce sur quoi nous voulons appeler l’attention en terminant l’examen de cette sorte d’énigme, sur laquelle nous serions heureux d’avoir des éclaircissements complémentaires s’il se trouvait quelqu’un de nos lecteurs qui puisse nous en fournir, particulièrement parmi nos amis du Canada, mieux placés pour avoir des informations à ce sujet, et qui ont souvent à se préoccuper des inconvénients de la pénétration des organisations du pays voisin dans leur propre contrée.

La tendance moderne, telle que nous la voyons s’affirmer dans le protestantisme, est tout d’abord la tendance à l’individualisme, qui se manifeste clairement par le « libre examen », négation de toute autorité spirituelle légitime et traditionnelle. Ce même individualisme, au point de vue philosophique, s’affirme également dans le rationalisme, qui est la négation de toute faculté de connaissance supérieure à la raison, c’est-à-dire au mode individuel et purement humain de l’intelligence ; et ce rationalisme, sous toutes ses formes, est plus ou moins directement issu du cartésianisme, auquel le « Je Suis » nous fait songer tout naturellement, et qui prend le sujet pensant, et rien de plus, comme unique point de départ de toute réalité. L’individualisme, ainsi entendu dans l’ordre intellectuel, a pour conséquence presque inévitable ce qu’on pourrait appeler une « humanisation » de la religion, qui finit par dégénérer en « religiosité », c’est-à-dire par n’être plus qu’une simple affaire de sentiment, un ensemble d’aspirations vagues et sans objet défini ; le sentimentalisme, du reste, est pour ainsi dire complémentaire du rationalisme(7). Sans même parler de conceptions telles que celle de l’« expérience religieuse » de William James, on trouverait facilement des exemples de cette déviation, plus ou moins accentuée, dans la plupart des multiples variétés du protestantisme, et notamment du protestantisme anglo-saxon, où le dogme se dissout en quelque sorte et s’évanouit pour ne laisser subsister que ce « moralisme » humanitaire dont les manifestations plus ou moins bruyantes sont un des traits caractéristiques de notre époque. De ce « moralisme » qui est l’aboutissement logique du protestantisme au « moralisme » purement laïque et « areligieux » (pour ne pas dire antireligieux), il n’y a qu’un pas, et certains le franchissent assez aisément ; ce ne sont là, en somme, que des degrés différents dans le développement d’une même tendance.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner qu’il soit parfois fait usage d’une phraséologie et d’un symbolisme dont l’origine est proprement religieuse, mais qui se trouvent dépouillés de ce caractère et détournés de leur première signification, et qui peuvent tromper facilement ceux qui ne sont pas avertis de cette déformation ; que cette tromperie soit intentionnelle ou non, le résultat est le même. C’est ainsi qu’on a contrefait la figure du Sacré-Cœur pour représenter le « Cœur de l’Humanité » (entendue d’ailleurs au sens exclusivement collectif et social), comme l’a signalé M. Charbonneau-Lassay dans l’article auquel nous faisions allusion plus haut, et dans lequel il citait à ce propos un texte où il est parlé « du Cœur de Marie symbolisant le cœur maternel de la Patrie humaine, cœur féminin, et du Cœur de Jésus symbolisant le cœur paternel de l’Humanité, cœur masculin ; cœur de l’homme, cœur de la femme, tous deux divins dans leur principe spirituel et naturel »(8). Nous ne savons trop pourquoi ce texte nous est revenu invinciblement à la mémoire en présence du document relatif à la société secrète américaine dont il vient d’être question ; sans pouvoir être absolument affirmatif là-dessus, nous avons l’impression de nous trouver là devant quelque chose du même genre. Quoi qu’il en soit, ce travestissement du Sacré-Cœur en « Cœur de l’Humanité » constitue, à proprement parler, du « naturalisme », et qui risque de dégénérer bien vite en une grossière idolâtrie ; la « religion de l’Humanité » n’est pas, à l’époque contemporaine, le monopole exclusif d’Auguste Comte et de quelques-uns de ses disciples positivistes, à qui il faut reconnaître tout au moins le mérite d’avoir exprimé franchement ce que d’autres enveloppent dans des formules perfidement équivoques. Nous avons déjà noté les déviations que certains, de nos jours, font subir couramment au mot même de « religion », en l’appliquant à des choses purement humaines(9) ; cet abus, souvent inconscient, ne serait-il pas le résultat d’une action qui, elle, est parfaitement consciente et voulue, action exercée par ceux, quels qu’ils soient, qui semblent avoir pris à tâche de déformer systématiquement la mentalité occidentale depuis le début des temps modernes ? On est parfois tenté de le croire, surtout quand on voit, comme cela a lieu depuis la dernière guerre, s’instaurer un peu partout une sorte de culte laïque et « civique », une pseudo-religion dont toute idée du Divin est absente ; nous ne voulons pas y insister davantage pour le moment, mais nous savons que nous ne sommes pas seul à estimer qu’il y a là un symptôme inquiétant. Ce que nous dirons pour conclure cette fois, c’est que tout cela se rattache à une même idée centrale, qui est la divinisation de l’humanité, non pas au sens où le Christianisme permet de l’envisager d’une certaine manière, mais au sens d’une substitution de l’humanité à Dieu ; cela étant, il est facile de comprendre que les propagateurs d’une telle idée cherchent à s’emparer de l’emblème du Sacré-Cœur, de façon à faire de cette divinisation de l’humanité une parodie de l’union des deux natures divine et humaine dans la personne du Christ.

P.-S. — Depuis que nous avons écrit notre article de novembre 1926, nous avons eu connaissance d’une intéressante étude de M. Étienne Gilson sur La Mystique de la Grâce dans la « Queste del Saint Graal », parue dans la revue Romania (juillet 1925), et dans laquelle nous avons trouvé une remarque qui est à rapprocher de ce que nous disions, à la fin de cet article, sur le sens primitif du mot « mystique » comme synonyme d’« inexprimable ». Dans le texte de la Queste del Saint Graal, il est une formule qui revient à maintes reprises, qui a un caractère en quelque sorte rituel, et qui est celle-ci : « ce que cuers mortex ne porroit penser ne langue d’ome terrien deviser » (c’est-à-dire « ce que cœur mortel ne pourrait penser ni langue d’homme terrestre exprimer »)(10). À propos d’un des passages qui contiennent cette formule, M. Gilson note qu’« elle rappelle deux textes de saint Paul si constamment cités, et d’un emploi si déterminé au moyen âge, que la signification du passage tout entier s’en trouve immédiatement éclaircie. Le premier (Ire Épître aux Corinthiens, II, 9-10) est emprunté par saint Paul à Isaïe (LXIV, 4), mais accompagné par lui d’une glose importante : l’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, le cœur n’a pas connu ce que Dieu prépare à ceux qui l’aiment(11) ; mais Dieu nous l’a révélé par son Esprit, car l’Esprit scrute tout, même les profondeurs de Dieu… Le second texte (IIe Épître aux Corinthiens, XII, 1-4) s’apparente si étroitement au premier qu’il venait se combiner avec lui spontanément par un procédé de concordance fréquemment employé au moyen âge » ; et ce second texte n’est autre que celui que nous avons cité nous-même à propos des états mystiques. Tout cela montre, une fois de plus, combien les hommes du moyen âge avaient nettement conscience de ce qui caractérise essentiellement la connaissance des choses spirituelles et des vérités de l’ordre surnaturel et divin.