CHAPITRE XXII
Une contrefaçon du Catholicisme(*)

Nous faisions allusion, dans notre dernier article(**), aux sectes pseudo-religieuses qui, de nos jours, se multiplient d’une étrange façon, et dont la plupart ont pris naissance dans le monde anglo-saxon ; nous avons, il y a quelques années, consacré un ouvrage à l’étude historique de l’une des plus répandues d’entre elles, le théosophisme(1). Nous croyons utile de revenir aujourd’hui sur ce sujet, car les singulières machinations que nous signalions alors ont continué à se développer dans le sens que nous prévoyions, et la dernière entreprise théosophiste présente ce caractère particulier d’être une véritable contrefaçon du Catholicisme, combinée assez habilement pour induire en erreur des esprits sincères, mais mal informés.

Nous n’avons pas l’intention de refaire ici l’histoire, fort compliquée d’ailleurs, de l’organisation qui porte le nom de « Société Théosophique » ; nous dirons seulement que, dans sa première phase, elle présentait, sous une étiquette orientale, un mélange confus d’idées très modernes et très occidentales avec des fragments empruntés à des doctrines des provenances les plus diverses ; et cet ensemble hétéroclite était, disait-on, la doctrine originelle dont toutes les religions étaient issues. Le théosophisme était alors assez violemment antichrétien ; mais, à un certain moment, il se produisit un changement d’orientation, au moins apparent, et le résultat en fut l’élaboration d’un « Christianisme ésotérique » de la plus extraordinaire fantaisie. On ne devait pas s’en tenir là : bientôt, on annonça la venue imminente d’un nouveau Messie, d’une autre incarnation du Christ ou, comme disent les théosophistes, de l’« Instructeur du Monde » ; mais, pour faire comprendre la façon dont on prépare cette venue, il est nécessaire de donner quelques explications sur la conception très particulière qu’on se fait du Christ dans le milieu dont il s’agit.

Nous devons donc résumer le singulier récit que Mme Besant, présidente de la Société Théosophique, a fait dans son ouvrage intitulé Esoteric Christianity, d’après des informations soi-disant obtenues par « clairvoyance », car les chefs du théosophisme ont la prétention de posséder une faculté leur permettant de faire des recherches directes dans ce qu’ils appellent les « archives occultes de la terre ». Voici l’essentiel de ce récit : l’enfant juif dont le nom fut traduit par celui de Jésus naquit en Palestine l’an 105 avant notre ère ; ses parents l’instruisirent dans les lettres hébraïques ; à douze ans, il visita Jérusalem, puis fut confié à une communauté essénienne de la Judée méridionale. À dix-neuf ans, Jésus entra au monastère du mont Serbal, où se trouvait une bibliothèque occultiste considérable, dont beaucoup de livres « provenaient de l’Inde transhimâlayenne » ; il parcourut ensuite l’Égypte, où il devint « un initié de la Loge ésotérique de laquelle toutes les grandes religions reçoivent leur fondateur ». Parvenu à l’âge de vingt-neuf ans, il devint « apte à servir de tabernacle et d’organe à un puissant Fils de Dieu, Seigneur de compassion et de sagesse » ; celui-ci, que les Orientaux appellent le Bodhisattwa Maitreya et que les Occidentaux nomment le Christ, descendit donc en Jésus, et, pendant les trois années de sa vie publique, « c’est lui qui vivait et se mouvait dans la forme de l’homme Jésus, prêchant, guérissant les maladies, et groupant autour de lui quelques âmes plus avancées ». Au bout de trois ans, « le corps humain de Jésus porta la peine d’avoir abrité la présence glorieuse d’un Maître plus qu’humain » ; mais les disciples qu’il avait formés restèrent sous son influence, et, pendant plus de cinquante ans, il continua à les visiter au moyen de son « corps spirituel » et à les initier aux mystères ésotériques. Par la suite, autour des récits de la vie historique de Jésus, se cristallisèrent les « mythes » qui caractérisent un « dieu solaire », et qui, après qu’on eut cessé de comprendre leur signification symbolique, donnèrent naissance aux dogmes du Christianisme.

Ce qu’il y a surtout à retenir de tout cela, c’est la façon dont se produit, d’après les théosophistes, la manifestation d’un « Grand Instructeur », ou même parfois celle d’un « Maître » de moindre importance : pour épargner à un être aussi « évolué » la peine de se préparer lui-même un « véhicule » en passant par toutes les phases du développement physique ordinaire, il faut qu’un « initié » ou un « disciple » lui prête son corps, lorsque, après y avoir été spécialement préparé par certaines épreuves, il s’est rendu digne de cet honneur. Ce sera donc, à partir de ce moment, le « Maître » qui, se servant de ce corps comme s’il était le sien propre, parlera par sa bouche pour enseigner la « religion de la sagesse ». Il résulte de là une séparation complète entre la personne du Christ, qui est l’« Instructeur du Monde », et celle de Jésus, qui était seulement le « disciple » qui lui céda son corps, et qui, assure-t-on, est parvenu lui-même au rang des « Maîtres » à une époque plus récente ; il n’est pas nécessaire d’insister sur tout ce qu’il y a de manifestement hérétique dans une semblable conception.

Dans ces conditions, le retour prochain du « Grand Instructeur » étant annoncé, le rôle que devait s’attribuer la Société Théosophique était de trouver et de préparer, comme l’auraient fait jadis les Esséniens, le « disciple » de choix en qui s’incarnera, quand le moment sera arrivé, « Celui qui doit venir ». L’accomplissement de cette mission n’alla pas sans quelques tâtonnements ; après diverses tentatives qui échouèrent, les dirigeants théosophistes jetèrent leur dévolu sur un jeune Hindou, Krishnamurti, qu’ils éduquèrent spécialement en vue de la fonction qu’ils lui destinaient. Nous ne redirons pas en détail tout ce qui s’ensuivit : procès scandaleux, démissions retentissantes, schismes à l’intérieur de la Société Théosophique ; ces incidents fâcheux ne firent d’ailleurs que retarder quelque peu la réalisation des projets de Mme Besant et de ses collaborateurs. Enfin, en décembre 1925 eut lieu la proclamation solennelle du nouveau Messie ; mais, bien que plusieurs de ses « Apôtres » soient déjà désignés, on laissa subsister une telle ambiguïté qu’il est encore impossible de savoir si Krishnamurti, qu’on appelle maintenant Krishnaji, doit être lui-même le « véhicule » du Christ, ou s’il ne sera qu’un simple « précurseur ». Les mésaventures passées incitent à quelque prudence, et on se réfugie dans le vague, à tel point que, d’après certaines publications récentes, il se pourrait que le Christ « choisisse, dans chaque pays, une individualité qu’il guiderait et inspirerait d’une manière spéciale », de façon à pouvoir, « sans avoir l’obligation de parcourir corporellement le monde, parler quand il le voudrait, dans tel pays de son choix convenant le mieux à son action »(2). Nous devons donc nous attendre à voir de prétendus Messies ou prophètes apparaître un peu partout, d’autant plus qu’il semble, et c’est peut-être là ce qu’il y a de plus inquiétant, que la Société Théosophique ne soit pas la seule organisation qui travaille actuellement à susciter des mouvements de ce genre. Bien entendu, en disant cela, nous n’entendons pas parler des organisations qui, sous des apparences plus ou moins indépendantes, ne sont en réalité que des filiales ou des auxiliaires de la Société Théosophique, et dont certaines, comme l’« Ordre de l’Étoile d’Orient », ont été fondées spécialement pour préparer la venue du futur Messie ; mais, parmi celles-ci, il en est une sur laquelle nous tenons à attirer l’attention, car c’est là que se trouve cette contrefaçon du Catholicisme à laquelle nous faisions allusion au début.

Il existait en Angleterre, depuis quelques années, une Église vieille-catholique fondée par un prêtre excommunié, A. H. Mathew, qui s’était fait consacrer évêque par le Dr Gérard Gul, chef de l’Église vieille-catholique de Hollande, formée elle-même des débris du Jansénisme unis à quelques dissidents qui, en 1870, avaient refusé d’accepter le dogme de l’infaillibilité pontificale. En 1913, le clergé de cette Église s’augmenta de plusieurs membres, tous anciens ministres anglicans et théosophistes plus ou moins en vue ; mais, deux ans plus tard, l’évêque Mathew, qui ignorait tout du théosophisme, fut épouvanté en s’apercevant que ses nouveaux adhérents attendaient la venue d’un futur Messie, et il se retira purement et simplement, leur abandonnant son Église. Les théosophistes comptaient bien en effet s’emparer entièrement de celle-ci, mais ce résultat avait été obtenu trop vite, et cela ne faisait pas leur affaire, car, pour pouvoir se présenter comme « catholiques », ils voulaient tout d’abord s’assurer le bénéfice de la « succession apostolique » en obtenant la consécration épiscopale pour quelques-uns des leurs. Le secrétaire général de la section anglaise de la Société Théosophique, J. I. Wedgwood, ayant échoué auprès de Mathew, parvint, après diverses péripéties, à se faire consacrer par F. S. Willoughby, évêque expulsé précédemment de l’Église vieille-catholique ; il se mit à la tête de celle-ci, dont le titre fut changé, en 1918, en celui d’« Église Catholique Libérale » ; il consacra à son tour d’autres évêques et fonda des branches « régionales » en divers pays : il en existe notamment une à Paris.

Le but des théosophistes, en prenant la direction d’une Église « catholique » de dénomination et de rite, sinon effectivement, est assez clair : il s’agit d’attirer ceux qui, sans avoir peut-être de principes religieux bien définis, tiennent cependant à se dire chrétiens et à en conserver au moins toutes les apparences extérieures. Dans le Theosophist d’octobre 1916, Mme Besant, parlant de certains mouvements qui sont destinés, suivant elle, à acquérir une importance mondiale, mentionnait parmi eux « le mouvement peu connu appelé vieux-catholique : c’est une Église chrétienne vivante, qui croîtra et multipliera avec les années, et qui a un grand avenir devant elle ; elle est vraisemblablement appelée à devenir la future Église de la Chrétienté quand Il viendra ». C’était la première fois qu’il était officiellement question de l’Église vieille-catholique dans un organe théosophiste, et les espoirs que l’on fonde sur cette organisation se trouvaient ainsi nettement définis.

Naturellement, il n’est nullement nécessaire d’adhérer à la Société Théosophique pour faire partie de l’Église Catholique Libérale ; dans celle-ci, on n’enseigne pas ouvertement les doctrines théosophistes, mais on prépare les esprits à les accepter. La liturgie elle-même a été assez adroitement modifiée dans ce sens : on y a glissé une foule d’allusions peu compréhensibles pour le grand public, mais très claires pour ceux qui connaissent les théories en question. Chose qui mérite particulièrement d’être signalée ici, le culte du Sacré-Cœur est utilisé de la même façon, comme étant en étroite relation avec la venue du nouveau Messie : on prétend que « le Règne du Sacré-Cœur sera celui de l’Esprit du Seigneur Maitreya, et, en l’annonçant, on ne fait pas autre chose que dire sous une forme voilée que son avènement parmi les hommes est proche ». Ce renseignement, qui nous est venu d’Espagne, nous montre une déviation qui est à rapprocher des contrefaçons du Sacré-Cœur dont il a déjà été question précédemment ; les amis de Regnabit ne se doutaient certainement pas qu’ils travaillaient directement, quoique d’une façon dissimulée, à préparer l’avènement du Messie théosophiste !

Il y a mieux encore : ce n’est plus seulement la liturgie, c’est maintenant l’Évangile lui-même qui est altéré, et cela sous prétexte de retour au « Christianisme primitif ». On met en circulation, à cet effet, un prétendu Évangile des Douze Saints ; ce titre nous avait fait supposer tout d’abord qu’il s’agissait de quelque Évangile apocryphe, comme il en existe un assez grand nombre ; mais nous n’avons pas été longtemps à nous rendre compte que ce n’était qu’une simple mystification. Ce prétendu Évangile, écrit en araméen, aurait été conservé dans un monastère bouddhique du Thibet, et la traduction anglaise en aurait été transmise « mentalement » à un prêtre anglican, M. Ouseley, qui la publia ensuite. On nous dit d’ailleurs que le pauvre homme était alors « âgé, sourd, physiquement affaibli ; sa vue était des pires et sa mentalité fort ralentie ; il était plus ou moins cassé par l’âge »(3) ; n’est-ce pas avouer que son état le disposait à jouer dans cette affaire un rôle de dupe ? Nous passons sur l’histoire fantastique qui est racontée pour expliquer l’origine de cette traduction, qui serait l’œuvre d’un « Maître » qui fut autrefois le célèbre philosophe François Bacon, puis fut connu au xviiie siècle comme l’énigmatique comte de Saint-Germain. Ce qui est plus intéressant, c’est de savoir quels sont les enseignements spéciaux contenus dans l’Évangile en question, et qu’on dit être « une partie essentielle du Christianisme originel, dont l’absence a tristement appauvri et appauvrit encore cette religion »(4). Or ces enseignements se ramènent à deux : la doctrine théosophiste de la réincarnation, et la prescription du régime végétarien et antialcoolique cher à certain « moralisme » anglo-saxon ; voilà ce qu’on veut introduire dans le Christianisme, tout en prétendant que ces mêmes enseignements se trouvaient aussi jadis dans les Évangiles canoniques, qu’ils en ont été supprimés vers le ive siècle, et que l’Évangile des Douze Saints a seul « échappé à la corruption générale ». À vrai dire, la supercherie est assez grossière, mais il en est malheureusement encore trop qui s’y laisseront prendre ; il faudrait bien mal connaître la mentalité de notre époque pour se persuader qu’une chose de ce genre n’aura aucun succès.

On nous fait d’ailleurs prévoir une entreprise de plus grande envergure : « L’auteur, est-il dit dans le petit livre destiné à présenter l’Évangile soi-disant “retrouvé”, a lieu de croire qu’une Bible nouvelle et meilleure sera, sous peu, mise à notre disposition, et que l’Église Catholique Libérale l’adoptera probablement ; mais il est seul responsable de cette opinion, n’ayant pas été autorisé par l’Église à l’affirmer. Pour que la question puisse se poser, il faut naturellement que la Bible meilleure ait paru »(5). Ce n’est encore là qu’une simple suggestion, mais il est facile de comprendre ce que cela veut dire ; la falsification va être étendue à l’ensemble des Livres saints ; nous voilà donc prévenus, et, chaque fois qu’on annoncera la découverte de quelque manuscrit contenant des textes bibliques ou évangéliques jusqu’ici inconnus, nous saurons qu’il convient de se méfier plus que jamais.

Il semble que nous entrions dans une période où il deviendra particulièrement difficile de « distinguer l’ivraie du bon grain » ; comment parviendra-t-on à faire ce discernement, si ce n’est en examinant toutes choses à la lumière du Sacré-Cœur, « en qui sont tous les trésors de la sagesse et de la science » ? Dans le livre que nous avons rappelé, nous évoquions, à propos des entreprises messianiques des théosophistes, cette parole de l’Évangile : « Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes »(6). Nous n’en sommes pas encore là, mais ce que nous avons vu jusqu’ici n’est sans doute qu’un commencement et comme un acheminement vers des événements plus graves ; sans vouloir risquer aucune prédiction, on peut bien dire que, d’après toutes sortes d’indices, ce qui se prépare présentement est fort peu rassurant, et cela dans tous les domaines. Dans le désordre actuel, les théosophistes ne font sans doute que jouer leur rôle, comme beaucoup d’autres, d’une façon plus ou moins inconsciente ; mais, derrière tous ces mouvements qui jettent le trouble dans les esprits, il peut y avoir quelque chose d’autrement redoutable, que leurs chefs mêmes ne connaissent pas, et dont ils ne sont pourtant en réalité que de simples instruments, comme d’autres à leur tour le sont entre leurs mains. En tout cas, il y a là, même pour le présent, un danger très réel et qu’on aurait tort de se refuser à voir ; nous avons cru bon de le dénoncer une fois de plus, et ce ne sera peut-être pas la dernière, car il est à prévoir que la propagande insinuante et multiforme à laquelle nous avons affaire aura encore d’autres manifestations.

P. S. — Dans un article intitulé Sem et Japhet, paru dans la revue Europe (15 novembre 1926), M. François Bonjean a écrit ceci : « Fait significatif, c’est du cœur, et non pas du cerveau, que la doctrine cosmologique des plus anciens textes âryens fait le siège, ou plutôt l’emblème de l’intelligence pure, de celle qui comprend les vérités transcendantales comme l’oreille entend, et c’est à cette intuition immédiate… qu’elle donne le premier rang parmi les qualités sensibles. » Il semble qu’il y ait à la fin de ce passage un lapsus, peut-être dû à une simple omission typographique, et qu’il faille lire : « C’est à cette intuition immédiate qu’elle donne le premier rang parmi les facultés, comme elle le donne au son parmi les qualités sensibles. » Nous avons précisément parlé de cette doctrine hindoue de la primordialité du son dans notre article À propos du Poisson (février 1927) ; et, quant à la relation du cœur avec l’intelligence intuitive, nous l’avons déjà exposée ici à maintes reprises. Il semble que certaines vérités oubliées commencent à revenir au jour, et c’est toujours avec plaisir que nous en signalerons les indices, partout où nous les rencontrerons ; il y a là, fort heureusement, une contrepartie à l’envahissement de ce désordre mental dont nous venons d’avoir à signaler quelques symptômes inquiétants.