CHAPITRE XXIV
Le grain de sénevé(*)(1)

Nous avons déjà eu précédemment l’occasion de signaler le symbolisme de la lettre hébraïque iod figurée à l’intérieur du cœur(2) : dans le cœur rayonnant du marbre astronomique de Saint-Denis d’Orques, la blessure a la forme d’un iod, et cette ressemblance est trop frappante et trop significative pour n’être pas intentionnelle ; d’autre part, dans une estampe dessinée et gravée par Callot pour une thèse soutenue en 1625(**), on voit le cœur du Christ contenant trois iod. Que cette lettre, la première du Nom tétragrammatique et celle à partir de laquelle sont formées toutes les autres lettres de l’alphabet hébraïque, soit seule pour représenter l’Unité divine(3), ou qu’elle soit répétée trois fois avec une signification « trinitaire »(4), elle est toujours essentiellement l’image du Principe. Le iod dans le cœur, c’est donc le Principe résidant au centre, soit, au point de vue macrocosmique, au « Centre du Monde », qui est le « Saint Palais » de la Kabbale(5), soit aussi, au point de vue microcosmique, et virtuellement tout au moins, au centre de tout être, qui est toujours symbolisé par le cœur dans les différentes doctrines traditionnelles(6), et qui est le point le plus intérieur, le point de contact avec le Divin. Suivant la Kabbale, la Shekinah ou la « Présence divine », qui est identifiée à la « Lumière du Messie »(7), habite (shakan) à la fois dans le Tabernacle, appelé pour cette raison mishkan, et dans le cœur des fidèles(8) ; et il existe un rapport très étroit entre cette doctrine et la signification du nom d’Emmanuel, appliqué au Messie et interprété comme « Dieu en nous ». Mais il y a encore, à cet égard, bien d’autres considérations à développer, surtout en partant de ce fait que le iod, en même temps que le sens de « principe », a aussi celui de « germe » : le iod dans le cœur, c’est donc en quelque sorte le germe enveloppé dans le fruit ; il y a là l’indication d’une identité, au moins sous un certain rapport, entre le symbolisme du cœur et celui de l’« Œuf du Monde », et l’on peut aussi comprendre par là pourquoi le nom de « germe » est appliqué au Messie en divers passages de la Bible(9). C’est surtout l’idée du germe dans le cœur qui doit ici retenir notre attention ; elle le mérite d’ailleurs d’autant plus qu’elle est en relation directe avec la signification profonde d’une des plus célèbres paraboles évangéliques, celle du grain de sénevé.

Pour bien comprendre cette relation, il faut se reporter tout d’abord à la doctrine hindoue, qui donne au cœur, en tant que centre de l’être, le nom de « Cité divine » (Brahma-pura), et qui, chose très remarquable, applique à cette « Cité divine » des expressions identiques à quelques-unes de celles qui sont employées dans l’Apocalypse pour décrire la « Jérusalem Céleste »(10). Le Principe divin, en tant qu’il réside au centre de l’être, est souvent désigné symboliquement comme « l’Éther dans le cœur », l’élément primordial, dont procèdent tous les autres, étant pris naturellement pour représenter le Principe ; et cet « Éther » (Âkâsha) est la même chose que l’Avir hébraïque, du mystère duquel jaillit la Lumière (Aor), qui réalise l’étendue par son rayonnement à l’extérieur(11), « faisant du vide (thohû) quelque chose et de ce qui n’était pas ce qui est »(12), tandis que, par une concentration corrélative à cette expansion lumineuse, il reste à l’intérieur du cœur le iod, c’est-à-dire « le point caché devenu manifesté », un en trois et trois en un(13). Mais nous laisserons maintenant de côté ce point de vue cosmogonique, pour nous attacher de préférence au point de vue qui concerne un être particulier, tel que l’être humain, tout en ayant d’ailleurs bien soin de remarquer qu’il y a entre ces deux points de vue macrocosmique et microcosmique une correspondance analogique en vertu de laquelle une transposition de l’un à l’autre est toujours possible.

Dans les textes sacrés de l’Inde, nous trouvons ceci : « Cet Âtmâ (l’Esprit divin), qui réside dans le cœur, est plus petit qu’un grain de riz, plus petit qu’un grain d’orge, plus petit qu’un grain de moutarde, plus petit qu’un grain de millet, plus petit que le germe qui est dans un grain de millet ; cet Âtmâ, qui réside dans le cœur, est aussi plus grand que la terre, plus grand que l’atmosphère, plus grand que le ciel, plus grand que tous ces mondes ensemble »(14). Il est impossible de ne pas être frappé de la similitude des termes de ce passage avec ceux de la parabole évangélique à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure : « Le Royaume des Cieux est semblable à un grain de sénevé, qu’un homme prend et sème dans son champ ; ce grain est la plus petite de toutes les semences, mais, lorsqu’il est crû, il est plus grand que tous les autres légumes, et il devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches »(15).

À ce rapprochement qui semble s’imposer, une seule objection pourrait être faite : est-il vraiment possible d’assimiler à « l’Âtmâ qui réside dans le cœur » ce que l’Évangile désigne comme le « Royaume des Cieux » ou le « Royaume de Dieu » ? C’est l’Évangile lui-même qui fournit la réponse à cette question, et cette réponse est nettement affirmative ; en effet, aux Pharisiens qui demandaient quand viendrait le « Royaume de Dieu », l’entendant dans un sens extérieur et temporel, le Christ dit ces paroles : « Le Royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards ; on ne dira point : Il est ici, ou : Il est là ; car le Royaume de Dieu est au-dedans de vous, Regnum Dei intra vos est »(16). L’action divine s’exerce toujours de l’intérieur(17), et c’est pourquoi elle ne frappe point les regards, qui sont nécessairement tournés vers les choses extérieures ; c’est aussi pourquoi la doctrine hindoue donne au Principe l’épithète d’« ordonnateur interne » (antar-yâmî)(18), son opération s’accomplissant du dedans au dehors, du centre à la circonférence, du non-manifesté à la manifestation, de telle sorte que son point de départ échappe à toutes les facultés qui appartiennent à l’ordre sensible ou qui en procèdent plus ou moins directement(19). Le « Royaume de Dieu », de même que la « maison de Dieu » (Beith-El)(20), s’identifie naturellement au centre, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus intérieur, soit par rapport à l’ensemble de tous les êtres, soit par rapport à chacun d’eux pris en particulier.

Cela étant dit, on voit clairement que l’antithèse contenue dans le texte évangélique, la figure du grain de sénevé qui est « la plus petite de toutes les semences », mais qui devient « le plus grand de tous les légumes », correspond exactement à la double gradation descendante et ascendante qui, dans le texte hindou, exprime l’idée de l’extrême petitesse et celle de l’extrême grandeur. Il y a du reste, dans l’Évangile, d’autres passages où le grain de sénevé est pris aussi pour représenter ce qu’il y a de plus petit : « Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé… »(21) ; et ceci encore n’est pas sans se rattacher à ce qui précède, car la foi, par laquelle sont saisies d’une certaine manière les choses de l’ordre suprasensible, est habituellement rapportée au cœur(22). Mais que signifie cette opposition suivant laquelle le « Royaume des Cieux », ou « l’Âtmâ qui réside dans le cœur », est à la fois ce qu’il y a de plus petit et ce qu’il y a de plus grand ? Il est évident que cela doit s’entendre sous deux rapports différents ; mais encore quels sont ces deux rapports ? Pour le comprendre, il suffit en somme de savoir que, lorsqu’on passe analogiquement de l’inférieur au supérieur, de l’extérieur à l’intérieur, du matériel au spirituel, une telle analogie, pour être correctement appliquée, doit être prise en sens inverse : ainsi, de même que l’image d’un objet dans un miroir est inversée par rapport à l’objet, ce qui est le premier ou le plus grand dans l’ordre principiel est, du moins en apparence, le dernier ou le plus petit dans l’ordre de la manifestation(23). Cette application du sens inverse, d’une façon générale, est aussi indiquée par d’autres paroles évangéliques, tout au moins dans une de leurs significations : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers »(24) ; « Quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaisse sera élevé »(25) ; « Celui qui se fera humble comme un petit enfant est le premier dans le Royaume des Cieux »(26) ; « Si quelqu’un veut être le premier, il se fera le dernier de tous, et le serviteur de tous »(27) ; « Celui d’entre vous qui est le plus petit, c’est celui-là qui est grand »(28).

Pour nous borner au cas qui nous occupe spécialement ici, et pour rendre la chose plus facilement compréhensible, nous pouvons prendre des termes de comparaison dans l’ordre mathématique, en nous servant des deux symbolismes géométrique et arithmétique, entre lesquels il y a à cet égard une parfaite concordance. C’est ainsi que le point géométrique est nul quantitativement(29) et n’occupe aucun espace, bien qu’il soit le principe par lequel est produit l’espace tout entier, qui n’est que le développement de ses propres virtualités, étant « effectué » par son irradiation suivant les « six directions »(30). C’est ainsi également que l’unité arithmétique est le plus petit des nombres si on l’envisage comme située dans leur multiplicité, mais qu’elle est le plus grand en principe, car elle les contient tous virtuellement et produit toute leur série par la seule répétition indéfinie d’elle-même. C’est ainsi encore, pour revenir au symbolisme dont il a été question au début, que le iod est la plus petite de toutes les lettres de l’alphabet hébraïque, et que pourtant c’est de lui que sont dérivées les formes de toutes les autres lettres(31). À ce double rapport se rattache d’ailleurs le double sens hiéroglyphique du iod, comme « principe » et comme « germe » : dans le monde supérieur, c’est le principe, qui contient toutes choses ; dans le monde inférieur, c’est le germe, qui est contenu dans toutes choses ; c’est le point de vue de la transcendance et celui de l’immanence, conciliés dans l’unique synthèse de l’harmonie totale(32). Le point est à la fois principe et germe des étendues ; l’unité est à la fois principe et germe des nombres ; de même, le Verbe divin, suivant qu’on l’envisage comme subsistant éternellement en soi-même ou comme se faisant le « Centre du Monde »(33), est à la fois principe et germe de tous les êtres(34).

Le Principe divin qui réside au centre de l’Être est représenté par la doctrine hindoue comme une graine ou une semence (dhâtu), comme un germe (bhija)(35), parce qu’il n’est en quelque sorte que virtuellement dans cet être, tant que l’« Union » n’est pas effectivement réalisée(36). D’autre part, ce même être, et la manifestation tout entière à laquelle il appartient, ne sont que par le Principe, n’ont de réalité positive que par participation à son essence et dans la mesure même de cette participation. L’Esprit divin (Âtmâ), étant le Principe unique de toutes choses, dépasse immensément toute existence(37) ; c’est pourquoi il est dit plus grand que chacun des « trois mondes », terrestre, intermédiaire et céleste (les trois termes du Tribhuvana), qui sont les différents modes de la manifestation universelle, et aussi plus grand que l’ensemble de ces « trois mondes », puisqu’il est au delà de toute manifestation, étant le Principe immuable, éternel, absolu et inconditionné(38).

Il y a encore, dans la parabole du grain de sénevé, un point qui demande une explication en rapport avec ce qui précède(39) : il est dit que la graine, en se développant, devient un arbre ; or on sait que l’arbre est, dans toutes les traditions, un des principaux symboles de l’« Axe du Monde »(40). Cette signification convient parfaitement ici : la graine est le centre ; l’arbre qui en sort est l’axe, directement issu de ce centre, et il étend à travers tous les mondes ses branches, sur lesquelles viennent se reposer les « oiseaux du ciel », qui, comme dans certains textes hindous, représentent les états supérieurs de l’être. Cet axe invariable, en effet, est le « support divin » de toute existence ; il est, comme l’enseignement des doctrines extrême-orientales, la direction selon laquelle s’exerce l’« Activité du Ciel », le lieu de manifestation de la « Volonté du Ciel »(41). N’est-ce pas là une des raisons pour lesquelles, dans le Pater, aussitôt après cette demande : « Que votre règne arrive » (c’est bien du « Royaume de Dieu » qu’il s’agit ici), vient celle-ci : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel », expression de l’union « axiale » de tous les mondes entre eux et au Principe divin, de la pleine réalisation de cette harmonie totale à laquelle nous avons fait allusion, et qui ne peut s’accomplir que si tous les êtres font concorder leurs aspirations suivant une direction unique, celle de l’axe lui-même(42) ? « Que tous ils soient un, dit le Christ, comme vous, mon Père, vous êtes en moi, et moi en vous, qu’eux aussi ils soient un en nous… Qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux, et vous en moi, qu’ils soient consommés en un »(43). C’est cette union parfaite qui est le véritable avènement du « Royaume des Cieux », venu du dedans et s’épanouissant au-dehors, dans la plénitude de l’ordre universel, achèvement de toute manifestation et restauration de l’intégrité de l’« état primordial ». C’est la venue de la « Jérusalem Céleste à la fin des temps »(44) : « Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes : il habitera avec eux, et ils seront son peuple, et Dieu même sera avec eux comme leur Dieu(45). Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus… »(46). « Il n’y aura plus d’anathème. Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la ville ; ses serviteurs le serviront ; ils verront sa face, et son nom sera sur leurs fronts(47). Il n’y aura plus de nuit(48), et ils n’auront besoin ni de lampe ni de lumière, parce que le Seigneur Dieu les illuminera ; et ils régneront aux siècles des siècles »(49).