CHAPITRE PREMIER
Point de vue rituel et point de vue moral(*)

Comme nous l’avons fait remarquer en diverses occasions, des phénomènes semblables peuvent procéder de causes entièrement différentes ; c’est pourquoi les phénomènes en eux-mêmes, qui ne sont que de simples apparences extérieures, ne peuvent jamais être considérés comme constituant réellement la preuve de la vérité d’une doctrine ou d’une théorie quelconque, contrairement aux illusions que se fait à cet égard l’« expérimentalisme » moderne. Il en est de même en ce qui concerne les actions humaines, qui d’ailleurs sont aussi des phénomènes d’un certain genre : les mêmes actions, ou, pour parler plus exactement, des actions indiscernables extérieurement les unes des autres, peuvent répondre à des intentions très diverses chez ceux qui les accomplissent ; et même, plus généralement, deux individus peuvent agir d’une façon similaire dans presque toutes les circonstances de leur vie, tout en se plaçant, pour régler leur conduite, à des points de vue qui en réalité n’ont à peu près rien de commun. Naturellement, un observateur superficiel, qui s’en tient à ce qu’il voit et ne va pas plus loin que les apparences, ne pourra pas manquer de s’y laisser tromper, et il interprétera uniformément les actions de tous les hommes en les rapportant à son propre point de vue ; il est facile de comprendre qu’il peut y avoir là une cause de multiples erreurs, par exemple quand il s’agit d’hommes appartenant à des civilisations différentes, ou encore de faits historiques remontant à des époques éloignées. Un exemple très frappant, et en quelque sorte extrême, est celui que nous donnent ceux de nos contemporains qui prétendent expliquer toute l’histoire de l’humanité en faisant exclusivement appel à des considérations d’ordre « économique », parce que, en fait, celles-ci jouent chez eux un rôle prépondérant, et sans même songer à se demander si vraiment il en a été de même dans tous les temps et dans tous les pays. C’est là un effet de la tendance, que nous avons aussi signalée par ailleurs chez les psychologues, à croire que les hommes sont toujours et partout les mêmes ; cette tendance est peut-être naturelle en un certain sens, mais elle n’en est pas moins injustifiée, et nous pensons qu’on ne saurait trop s’en méfier.

Il est une autre erreur du même genre qui risque d’échapper plus facilement que celle que nous venons de citer à beaucoup de gens et même à la grande majorité d’entre eux, parce qu’ils sont trop habitués à envisager les choses de cette façon, et aussi parce qu’elle n’apparaît pas, comme l’illusion « économique », comme liée plus ou moins directement à certaines théories particulières : cette erreur est celle qui consiste à attribuer le point de vue spécifiquement moral à tous les hommes indistinctement, c’est-à-dire, parce que c’est de ce point de vue que les Occidentaux modernes tirent leur propre règle d’action, à traduire en termes de « morale », avec les intentions spéciales qui y sont impliquées, toute règle d’action quelle qu’elle soit, alors même qu’elle appartient aux civilisations les plus différentes de la leur à tous les égards. Ceux qui pensent ainsi semblent incapables de comprendre qu’il y a bien d’autres points de vue que celui-là qui peuvent également fournir de telles règles, et que même, suivant ce que nous disions tout à l’heure, les similitudes extérieures qui peuvent exister dans la conduite des hommes ne prouvent aucunement qu’elle soit toujours régie par le même point de vue : ainsi, le précepte de faire ou de ne pas faire telle chose, auquel certains obéissent pour des raisons d’ordre moral, peut être observé pareillement par d’autres pour des raisons toutes différentes. Il ne faudrait d’ailleurs pas conclure de là que, en eux-mêmes et indépendamment de leurs conséquences pratiques, les points de vue dont il s’agit soient tous équivalents, bien loin de là car ce qu’on pourrait appeler la « qualité » des intentions correspondantes varie à un tel point qu’il n’y a pour ainsi dire aucune commune mesure entre elles ; et il en est plus particulièrement ainsi quand, au point de vue moral, on compare le point de vue rituel qui est celui des civilisations présentant un caractère intégralement traditionnel.

L’action rituelle, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, est, suivant le sens originel du mot lui-même, celle qui est accomplie « conformément à l’ordre », et qui par conséquent implique, au moins à quelque degré, la conscience effective de cette conformité ; et, là où la tradition n’a subi aucun amoindrissement, toute action, quelle qu’elle soit, a un caractère proprement rituel. Il importe de remarquer que ceci suppose essentiellement la connaissance de la solidarité et de la correspondance qui existent entre l’ordre cosmique lui-même et l’ordre humain ; cette connaissance, avec les applications multiples qui en dérivent, existe en effet dans toutes les traditions, tandis qu’elle est devenue complètement étrangère à la mentalité moderne, qui ne veut voir tout au plus que des « spéculations » fantaisistes dans tout ce qui ne rentre pas dans la conception grossière et étroitement bornée qu’elle se fait de ce qu’elle appelle la « réalité ». Pour quiconque n’est pas aveuglé par certains préjugés, il est facile de voir quelle distance sépare la conscience de la conformité à l’ordre universel, et de la participation de l’individu à cet ordre en vertu de cette conformité même, de la simple « conscience morale », qui ne requiert aucune compréhension intellectuelle et n’est plus guidée que par des aspirations et des tendances purement sentimentales, et quelle profonde dégénérescence implique, dans la mentalité humaine en général, le passage de l’une à l’autre. Il va sans dire, d’ailleurs, que ce passage ne s’opère pas d’un seul coup, et qu’il peut y avoir bien des degrés intermédiaires, où les deux points de vue correspondants se mélangent dans des proportions diverses ; en fait, dans toute forme traditionnelle, le point de vue rituel subsiste toujours nécessairement, mais il en est, comme c’est le cas des formes proprement religieuses, qui, à côté de lui, font une part plus ou moins grande au point de vue moral, et nous en verrons tout à l’heure la raison. Quoi qu’il en soit, dès qu’on se trouve en présence de ce point de vue moral dans une civilisation, on peut, quelles que soient les apparences sous d’autres rapports, dire que celle-ci n’est déjà plus intégralement traditionnelle ; en d’autres termes, l’apparition de ce point de vue peut être considérée comme liée en quelque façon à celle du point de vue profane lui-même.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les étapes de cette déchéance, aboutissant finalement, dans le monde moderne, à la disparition complète de l’esprit traditionnel, donc à l’envahissement du point de vue profane dans tous les domaines sans exception ; nous ferons seulement remarquer que c’est ce dernier stade que représentent, dans l’ordre de choses qui nous occupe présentement, les morales dites « indépendantes », qui, qu’elles se proclament d’ailleurs « philosophiques » ou « scientifiques », ne sont en réalité que le produit d’une dégénérescence de la morale religieuse, c’est-à-dire à peu près, vis-à-vis de celle-ci, ce que sont les sciences profanes par rapport aux sciences traditionnelles. Il y a naturellement aussi des degrés correspondants dans l’incompréhension des réalités traditionnelles et dans les erreurs d’interprétation auxquelles elles donnent lieu ; à cet égard, le plus bas degré est celui des conceptions modernes qui, ne se contentant même plus de ne voir dans les prescriptions rituelles que de simples règles morales, ce qui était déjà méconnaître entièrement leur raison profonde, vont jusqu’à les attribuer à de vulgaires préoccupations d’hygiène ou de propreté ; il est bien évident en effet que, après cela, l’incompréhension ne saurait guère être poussée plus loin !

Il est une autre question qui, pour nous, est plus importante à envisager actuellement : comment se fait-il que des formes traditionnelles authentiques aient pu, au lieu de s’en tenir au point de vue rituel pur, accorder une place au point de vue moral, comme nous le disions, et même se l’incorporer en quelque sorte comme un de leurs éléments constitutifs ? Dès lors que, par suite de la marche descendante du cycle historique, la mentalité humaine, dans son ensemble, était tombée à un niveau inférieur, il était inévitable qu’il en fût ainsi ; en effet, pour diriger efficacement les actions des hommes, il faut forcément recourir à des moyens qui soient appropriés à leur nature, et, quand cette nature est médiocre, les moyens doivent l’être aussi dans une mesure correspondante, car c’est seulement par là que sera sauvé ce qui pourra l’être encore dans de telles conditions. Lorsque la plupart des hommes ne sont plus capables de comprendre les raisons de l’action rituelle comme telle, il faut, pour qu’ils continuent cependant à agir d’une façon qui demeure encore normale et « régulière », faire appel à des motifs secondaires, moraux ou autres, mais en tout cas d’un ordre beaucoup plus relatif et contingent, et nous pourrions dire plus bas par là même, que ceux qui étaient inhérents au point de vue rituel. Il n’y a là en réalité aucune déviation, mais seulement une adaptation nécessaire ; les formes traditionnelles particulières doivent être adaptées aux circonstances de temps et de lieu qui déterminent la mentalité de ceux à qui elles s’adressent, puisque c’est là ce qui fait la raison même de leur diversité, et cela surtout dans leur partie la plus extérieure, celle qui doit être commune à tous sans exception, et à laquelle se rapporte naturellement tout ce qui est règle d’action. Quant à ceux qui sont encore capables d’une compréhension d’un autre ordre, il ne tient évidemment qu’à eux d’en effectuer la transposition en se plaçant à un point de vue supérieur et plus profond, ce qui demeure toujours possible tant que tout lien avec les principes n’est pas rompu, c’est-à-dire tant que subsiste le point de vue traditionnel lui-même ; et ainsi ils pourront ne considérer la morale que comme un simple mode extérieur d’expression n’affectant pas l’essence même des choses qui en sont revêtues. C’est ainsi que, par exemple, entre celui qui accomplit certaines actions pour des raisons morales et celui qui les accomplit en vue d’un développement spirituel effectif auquel elles peuvent servir de préparation, la différence est assurément aussi grande que possible ; leur façon d’agir est pourtant la même, mais leurs intentions sont tout autres et ne correspondent aucunement à un même degré de compréhension. Mais c’est seulement quand la morale a perdu tout caractère traditionnel qu’on peut vraiment parler de déviation ; vidée de toute signification réelle, et n’ayant plus en elle rien qui puisse légitimer son existence, cette morale profane n’est à proprement parler qu’un « résidu » sans valeur et une pure et simple superstition.