CHAPITRE II
Sur la « glorification du travail »(*)

Il est de mode, à notre époque, d’exalter le travail, quel qu’il soit et de quelque façon qu’il soit accompli, comme s’il avait une valeur éminente par lui-même et indépendamment de toute considération d’un autre ordre ; c’est là le sujet d’innombrables déclamations aussi vides que pompeuses, et cela non seulement dans le monde profane, mais même, ce qui est plus grave, dans les organisations initiatiques qui subsistent en Occident(1). Il est facile de comprendre que cette façon d’envisager les choses se rattache directement au besoin exagéré d’action qui est caractéristique des Occidentaux modernes ; en effet, le travail, du moins quand il est considéré ainsi, n’est évidemment pas autre chose qu’une forme de l’action, et une forme à laquelle, d’autre part, le préjugé « moraliste » engage à attribuer encore plus d’importance qu’à toute autre, parce que c’est celle qui se prête le mieux à être présentée comme constituant un « devoir » pour l’homme et comme contribuant à assurer sa « dignité »(2). Il s’y ajoute même le plus souvent une intention nettement antitraditionnelle, celle de déprécier la contemplation, qu’on affecte d’assimiler à l’« oisiveté », alors que, tout au contraire, elle est en réalité la plus haute activité concevable, et que d’ailleurs l’action séparée de la contemplation ne peut être qu’aveugle et désordonnée(3). Tout cela ne s’explique que trop facilement de la part d’hommes qui déclarent, et sans doute sincèrement, que « leur bonheur consiste dans l’action même »(4), nous dirions volontiers dans l’agitation, car, lorsque l’action est prise ainsi pour une fin en elle-même, et quels que soient les prétextes « moralistes » qu’on invoquera pour la justifier, elle n’est véritablement rien de plus que cela.

Contrairement à ce que pensent les modernes, n’importe quel travail, accompli indistinctement par n’importe qui, et uniquement pour le plaisir d’agir ou par nécessité de « gagner sa vie », ne mérite aucunement d’être exalté, et il ne peut même être regardé que comme une chose anormale, opposée à l’ordre qui devrait régir les institutions humaines, à tel point que, dans les conditions de notre époque, il en arrive trop souvent à prendre un caractère qu’on pourrait, sans nulle exagération, qualifier d’« infra-humain ». Ce que nos contemporains paraissent ignorer complètement, c’est qu’un travail n’est réellement valable que s’il est conforme à la nature même de l’être qui l’accomplit, s’il en résulte d’une façon en quelque sorte spontanée et nécessaire, si bien qu’il n’est pour cette nature que le moyen de se réaliser aussi parfaitement qu’il est possible. C’est là, en somme, la notion même du swadharma, qui est le véritable fondement de l’institution des castes, et sur laquelle nous avons suffisamment insisté en bien d’autres occasions pour pouvoir nous contenter de la rappeler ici sans nous y étendre davantage. On peut penser aussi, à ce propos, à ce que dit Aristote de l’accomplissement par chaque être de son « acte propre », par quoi il faut entendre à la fois l’exercice d’une activité conforme à sa nature et, comme conséquence immédiate de cette activité, le passage de la « puissance » à l’« acte » des possibilités qui sont comprises dans cette nature. En d’autres termes, pour qu’un travail, de quelque genre qu’il puisse être d’ailleurs, soit ce qu’il doit être, il faut avant tout qu’il corresponde chez l’homme à une « vocation », au sens le plus propre de ce mot(5) ; et, quand il en est ainsi, le profit matériel qui peut légitimement en être retiré n’apparaît que comme une fin tout à fait secondaire et contingente, pour ne pas dire même négligeable vis-à-vis d’une autre fin supérieure, qui est le développement et comme l’achèvement « en acte » de la nature même de l’être humain.

Il va de soi que ce que nous venons de dire constitue une des bases essentielles de toute initiation de métier, la « vocation » correspondante étant une des qualifications requises pour une telle initiation, et même, pourrait-on dire, la première et la plus indispensable de toutes(6). Cependant, il y a encore autre chose sur quoi il convient d’insister, surtout au point de vue initiatique, car c’est là ce qui donne au travail, envisagé suivant sa notion traditionnelle, sa signification la plus profonde et sa portée la plus haute, dépassant la considération de la seule nature humaine pour le rattacher à l’ordre cosmique lui-même, et par là, de la façon la plus directe, aux principes universels. Pour le comprendre, on peut partir de la définition de l’art comme « l’imitation de la nature dans son mode d’opération »(7), c’est-à-dire de la nature comme cause (Natura naturans), et non pas comme effet (Natura naturata) ; au point de vue traditionnel, en effet, il n’y a aucune distinction à faire entre art et métier, non plus qu’entre artiste et artisan, et c’est là encore un point sur lequel nous avons déjà eu souvent l’occasion de nous expliquer ; tout ce qui est produit « conformément à l’ordre » mérite par là également, et au même titre, d’être regardé comme une œuvre d’art(8). Toutes les traditions insistent sur l’analogie qui existe entre les artisans humains et l’Artisan divin, les uns comme l’autre opérant « par un verbe conçu dans l’intellect », ce qui, notons-le en passant, marque aussi nettement que possible le rôle de la contemplation comme condition préalable et nécessaire de la production de toute œuvre d’art ; et c’est là encore une différence essentielle avec la conception profane du travail, qui le réduit à n’être qu’action pure et simple, comme nous le disions plus haut, et qui prétend même l’opposer à la contemplation. Suivant l’expression des Livres hindous, « nous devons construire comme les Dêvas le firent au commencement » ; ceci, qui s’étend naturellement à l’exercice de tous les métiers dignes de ce nom, implique que le travail a un caractère proprement rituel, comme toutes choses doivent d’ailleurs l’avoir dans une civilisation intégralement traditionnelle ; et non seulement c’est ce caractère rituel qui assure cette « conformité à l’ordre » dont nous parlions tout à l’heure, mais on peut même dire qu’il ne fait véritablement qu’un avec cette conformité même(9).

Dès lors que l’artisan humain imite ainsi dans son domaine particulier l’opération de l’Artisan divin, il participe à l’œuvre même de celui-ci dans une mesure correspondante, et d’une façon d’autant plus effective qu’il est plus conscient de cette coopération ; et plus il réalise par son travail les virtualités de sa propre nature, plus il accroît en même temps sa ressemblance avec l’Artisan divin, et plus ses œuvres s’intègrent parfaitement dans l’harmonie du Cosmos. On voit combien cela est loin des banalités que nos contemporains ont l’habitude d’énoncer en croyant par là faire l’éloge du travail ; celui-ci, quand il est ce qu’il doit être traditionnellement, mais seulement dans ce cas, est en réalité bien au-dessus de tout ce qu’ils sont capables de concevoir. Aussi pouvons-nous conclure ces quelques indications, qu’il serait facile de développer presque indéfiniment, en disant ceci : la « glorification du travail » répond bien à une vérité, et même à une vérité d’ordre profond ; mais la façon dont les modernes l’entendent d’ordinaire n’est qu’une déformation caricaturale de la notion traditionnelle, allant jusqu’à l’invertir en quelque sorte. En effet, on ne « glorifie » pas le travail par de vains discours, ce qui n’a même aucun sens plausible ; mais le travail lui-même est « glorifié », c’est-à-dire « transformé », quand, au lieu de n’être qu’une simple activité profane, il constitue une collaboration consciente et effective à la réalisation du plan du « Grand Architecte de l’Univers ».