CHAPITRE III
L’initiation et les métiers(*)

Nous avons dit souvent que la conception « profane » des sciences et des arts, telle qu’elle a cours actuellement en Occident, est chose très moderne et implique une dégénérescence par rapport à un état antérieur où les uns et les autres présentaient un caractère tout différent. La même chose peut être dite aussi des métiers ; et, d’ailleurs, la distinction entre les arts et les métiers, ou entre « artiste » et « artisan », est, elle aussi, spécifiquement moderne, comme si elle était née de cette déviation profane et n’avait de sens que par elle. L’artifex, pour les anciens, c’est, indifféremment, l’homme qui exerce un art ou un métier ; mais ce n’est, à vrai dire, ni l’artiste ni l’artisan au sens que ces mots ont aujourd’hui ; c’est quelque chose de plus que l’un et que l’autre, parce que, originairement tout au moins, son activité est rattachée à des principes d’un ordre beaucoup plus profond.

Dans toute civilisation traditionnelle, en effet, toute activité de l’homme, quelle qu’elle soit, est toujours considérée comme dérivant essentiellement des principes ; par là, elle est comme « transformée », pourrait-on dire, et, au lieu d’être réduite à ce qu’elle est en tant que simple manifestation extérieure (ce qui est en somme le point de vue profane), elle est intégrée à la tradition et constitue, pour celui qui l’accomplit, un moyen de participer effectivement à celle-ci. Il en est ainsi même au simple point de vue exotérique : si l’on envisage, par exemple, une civilisation telle que la civilisation islamique, ou la civilisation chrétienne du moyen âge, rien n’est plus facile que de se rendre compte du caractère « religieux » qu’y revêtent les actes les plus ordinaires de l’existence. C’est que, là, la religion n’est point quelque chose qui occupe une place à part, sans aucun rapport avec tout le reste, comme elle l’est pour les Occidentaux modernes (pour ceux du moins qui consentent encore à admettre une religion) ; au contraire, elle pénètre toute l’existence de l’être humain, ou, pour mieux dire, tout ce qui constitue cette existence, et en particulier la vie sociale, se trouve comme englobé dans son domaine, si bien que, dans de telles conditions, il ne peut y avoir en réalité rien de « profane », sauf pour ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont en dehors de la tradition, et dont le cas représente alors une simple anomalie. Ailleurs, où il n’y a rien à quoi s’applique proprement le nom de « religion », il n’y en a pas moins une législation traditionnelle et « sacrée » qui, tout en ayant des caractères différents, remplit exactement le même rôle ; ces considérations peuvent donc s’appliquer à toute civilisation traditionnelle sans exception. Mais il y a encore quelque chose de plus : si nous passons de l’exotérisme à l’ésotérisme (nous employons ici ces mots pour plus de commodité, bien qu’ils ne conviennent pas avec une égale rigueur à tous les cas), nous constatons, très généralement, l’existence d’une initiation liée aux métiers et prenant ceux-ci pour base ; c’est donc que ces métiers sont encore susceptibles d’une signification supérieure et plus profonde ; et nous voudrions indiquer comment ils peuvent effectivement fournir une voie d’accès au domaine initiatique.

Ce qui permet le mieux de le comprendre, c’est la notion de ce que la doctrine hindoue appelle swadharma, c’est-à-dire l’accomplissement par chaque être d’une activité conforme à sa nature propre ; et c’est aussi par cette notion, ou plutôt par son absence, que se marque le plus nettement le défaut de la conception profane. Dans celle-ci, en effet, un homme peut adopter une profession quelconque, et il peut même en changer à son gré, comme si cette profession était quelque chose de purement extérieur à lui, sans aucun lien réel avec ce qu’il est vraiment, avec ce qui fait qu’il est lui-même et non pas un autre. Dans la conception traditionnelle, au contraire, chacun doit normalement remplir la fonction à laquelle il est destiné par sa nature même ; et il ne peut en remplir une autre sans qu’il y ait là un grave désordre, qui aura sa répercussion sur toute l’organisation sociale dont il fait partie ; bien plus, si un tel désordre vient à se généraliser, il en arrivera à avoir des effets sur le milieu cosmique lui-même, toutes choses étant liées entre elles selon de rigoureuses correspondances. Sans insister davantage sur ce dernier point, qui pourrait cependant trouver assez facilement son application aux conditions de l’époque actuelle, nous ferons remarquer que l’opposition des deux conceptions peut, tout au moins sous un certain rapport, être ramenée à celle d’un point de vue « qualitatif » et d’un point de vue « quantitatif » : dans la conception traditionnelle, ce sont les qualités essentielles des êtres qui déterminent leur activité ; dans la conception profane, les individus ne sont plus considérés que comme des « unités » interchangeables, comme s’ils étaient, en eux-mêmes, dépourvus de toute qualité propre. Cette dernière conception, qui tient manifestement de près aux idées modernes d’« égalité » et d’« uniformité » (celle-ci étant littéralement au rebours de l’unité véritable, car elle implique la multiplicité pure et « inorganique » d’une sorte d’« atomisme » social), ne peut logiquement aboutir qu’à l’exercice d’une activité purement « mécanique », dans laquelle il ne subsiste plus rien de proprement humain ; et c’est bien là, en effet, ce que nous pouvons constater de nos jours. Il doit donc être bien entendu que les métiers « mécaniques » des modernes, n’étant qu’un produit de la déviation profane, ne sauraient aucunement offrir les possibilités dont nous entendons parler ici ; à vrai dire, ils ne peuvent même pas être considérés comme des métiers, si l’on veut garder à ce mot son sens traditionnel, le seul qui nous intéresse présentement.

Si le métier est quelque chose de l’homme même, et comme une manifestation ou une expansion de sa propre nature, il est facile de comprendre qu’il puisse, comme nous le disions tout à l’heure, servir de base à une initiation, et même qu’il soit, dans la généralité des cas, ce qu’il y a de mieux adapté à cette fin. En effet, si l’initiation a essentiellement pour but de dépasser les possibilités de l’individu humain, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne peut prendre pour point de départ que cet individu tel qu’il est ; de là la diversité des voies initiatiques, c’est-à-dire en somme des moyens mis en œuvre à titre de « supports », en conformité avec la différence des natures individuelles, cette différence intervenant d’ailleurs d’autant moins, par la suite, que l’être avancera davantage dans sa voie. Les moyens ainsi employés ne peuvent avoir d’efficacité que s’ils correspondent à la nature même des êtres auxquels ils s’appliquent ; et, comme il faut nécessairement procéder du plus accessible au moins accessible, de l’extérieur à l’intérieur, il est normal de les prendre dans l’activité par laquelle cette nature se manifeste au-dehors. Mais il va de soi que cette activité ne peut jouer un tel rôle qu’en tant qu’elle traduit réellement la nature intérieure ; il y a donc là une véritable question de « qualification », au sens initiatique de ce terme ; et, dans des conditions normales, cette « qualification » devrait être requise pour l’exercice même du métier. Ceci touche en même temps à la différence fondamentale qui sépare l’enseignement initiatique de l’enseignement profane : ce qui est simplement « appris » de l’extérieur est ici sans aucune valeur ; ce dont il s’agit, c’est d’« éveiller » les possibilités latentes que l’être porte en lui-même (et c’est là, au fond, la véritable signification de la « réminiscence » platonicienne).

On peut encore comprendre, par ces dernières considérations, comment l’initiation, prenant le métier pour « support », aura en même temps, et inversement en quelque sorte, une répercussion sur l’exercice de ce métier. L’être, en effet, ayant pleinement réalisé les possibilités dont son activité professionnelle n’est qu’une expression extérieure, et possédant ainsi la connaissance effective de ce qui est le principe même de cette activité, accomplira dès lors consciemment ce qui n’était d’abord qu’une conséquence tout « instinctive » de sa nature ; et ainsi, si la connaissance initiatique est, pour lui, née du métier, celui-ci, à son tour, deviendra le champ d’application de cette connaissance, dont il ne pourra plus être séparé. Il y aura alors correspondance parfaite entre l’intérieur et l’extérieur, et l’œuvre produite pourra être, non plus seulement l’expression à un degré quelconque et d’une façon plus ou moins superficielle, mais l’expression réellement adéquate de celui qui l’aura conçue et exécutée, ce qui constituera le « chef-d’œuvre » au vrai sens de ce mot.

Ceci, on le voit, est bien loin de la prétendue « inspiration » inconsciente, ou subconsciente si l’on veut, où les modernes veulent voir la marque du véritable artiste, tout en regardant celui-ci comme supérieur à l’artisan, suivant la distinction plus que contestable dont ils ont pris l’habitude. Artiste ou artisan, celui qui agit sous une telle « inspiration » n’est en tout cas qu’un profane ; il montre sans doute par là qu’il porte en lui certaines possibilités, mais, tant qu’il n’en aura pas pris effectivement conscience, même s’il atteint à ce qu’on est convenu d’appeler le « génie », cela n’y changera rien ; et, faute de pouvoir exercer un contrôle sur ces possibilités, ses réussites ne seront en quelque sorte qu’accidentelles, ce qu’on reconnaît d’ailleurs communément en disant que l’« inspiration » fait parfois défaut. Tout ce qu’on peut accorder, pour rapprocher le cas dont il s’agit de celui où intervient une véritable connaissance, c’est que l’œuvre qui, consciemment, ou inconsciemment, découle vraiment de la nature de celui qui l’exécute, ne donnera jamais l’impression d’un effort plus ou moins pénible, qui entraîne toujours quelque imperfection, parce qu’il est chose anormale ; au contraire, elle tirera sa perfection même de sa conformité à la nature, qui impliquera d’ailleurs, d’une façon immédiate et pour ainsi dire nécessaire, son exacte adaptation à la fin à laquelle elle est destinée.

Si maintenant nous voulons définir plus rigoureusement le domaine de ce qu’on peut appeler les initiations de métier, nous dirons qu’elles appartiennent à l’ordre des « petits mystères », se rapportant au développement des possibilités qui relèvent proprement de l’état humain, ce qui n’est pas le but dernier de l’initiation, mais en constitue du moins obligatoirement la première phase. Il faut, en effet, que ce développement soit tout d’abord accompli dans son intégralité, pour permettre ensuite de dépasser cet état humain ; mais, au delà de celui-ci, il est évident que les différences individuelles, sur lesquelles s’appuient ces initiations de métier, disparaissent entièrement et ne sauraient plus jouer aucun rôle. Comme nous l’avons expliqué en d’autres occasions, les « petits mystères » conduisent à la restauration de ce que les doctrines traditionnelles désignent comme l’« état primordial » ; mais, dès que l’être est parvenu à cet état, qui appartient encore au domaine de l’individualité humaine (et qui est le point de communication de celle-ci avec les états supérieurs), les différenciations qui donnent naissance aux diverses fonctions « spécialisées » ont disparu, bien que toutes ces fonctions y aient également leur source, ou plutôt par cela même ; et c’est bien à cette source commune qu’il s’agit en effet de remonter pour posséder dans sa plénitude tout ce qui est impliqué par l’exercice d’une fonction quelconque.

Si nous envisageons l’histoire de l’humanité telle que l’enseignent les doctrines traditionnelles, en conformité avec les lois cycliques, nous devons dire que, à l’origine, l’homme, ayant la pleine possession de son état d’existence, avait naturellement les possibilités correspondant à toutes les fonctions, antérieurement à toute distinction de celles-ci. La division de ces fonctions se produisit dans un stade ultérieur, représentant un état déjà inférieur à l’« état primordial », mais dans lequel chaque être humain, tout en n’ayant plus que certaines possibilités déterminées, avait encore spontanément la conscience effective de ces possibilités. C’est seulement dans une période de plus grande obscuration que cette conscience vint à se perdre ; et, dès lors, l’initiation devint nécessaire pour permettre à l’homme de retrouver, avec cette conscience, l’état antérieur auquel elle est inhérente ; tel est en effet le premier de ses buts, celui qu’elle se propose le plus immédiatement. Cela, pour être possible, implique une transmission remontant, par une « chaîne » ininterrompue, jusqu’à l’état qu’il s’agit de restaurer, et ainsi, de proche en proche, jusqu’à l’« état primordial » lui-même ; et encore, l’initiation ne s’arrêtant pas là, et les « petits mystères » n’étant que la préparation aux « grands mystères » c’est-à-dire à la prise de possession des états supérieurs de l’être, il faut remonter au delà même des origines de l’humanité. En effet, il n’y a pas de véritable initiation, même au degré le plus inférieur et le plus élémentaire, sans intervention d’un élément « non-humain », qui est, suivant ce que nous avons exposé précédemment en d’autres articles, l’« influence spirituelle » communiquée régulièrement par le rite initiatique. S’il en est ainsi, il n’y a évidemment pas lieu de rechercher « historiquement » l’origine de l’initiation, question qui apparaît dès lors comme dépourvue de sens, ni d’ailleurs l’origine des métiers, des arts et des sciences, envisagés dans leur conception traditionnelle et « légitime », car tous, à travers des différenciations et des adaptations multiples, mais secondaires, dérivent pareillement de l’« état primordial », qui les contient tous en principe, et, par là, ils se relient aux autres ordres d’existence, au delà de l’humanité même, ce qui est d’ailleurs nécessaire pour qu’ils puissent, chacun à son rang et selon sa mesure, concourir effectivement à la réalisation du plan du Grand Architecte de l’Univers.